1. La société qui représente le dogme

Comme nous l’avions déjà noté, le rapport malaisé entre la société et les personnages est typique de cette phase du cheminement bergmanien. Il nous semble assez évident que ce rapport reflète la caractéristique relationnelle de l’homme vis-à-vis de la vérité établie. On pourrait aussi éventuellement interpréter la convention sociale comme la vérité dogmatique opprimant les personnages même s’ils s’y sont largement adaptés. C’est le cas de Sourires d’une Nuit d’Été: ce film n’exclut pas la réflexion bien que l’action, constituée par les jeux des amours bourgeois, prenne une tournure comique. La vérité établie dans le film correspond à la convention. Le climat de malaise au début du film tient au fait que les personnages, pour une raison ou une autre, se trompent sur leur situation par rapport à la convention. Bergman fait vivre aux personnages des situations qui feront apparaître leur vérité et leur permettront de prendre finalement leur juste place au sein des conventions. Leur monde restera prisonnier de celles-ci: le comte reviendra à la comtesse, l’avocat à son ancienne maîtresse et Henrik, jeune étudiant de théologie partira avec sa belle-mère qui a son âge.

Pourtant ce qui est particulièrement intéressant pour nous est le rapport entre la société et les protagonistes dans L’Été avec Monika et Le Visage. C’est dans le cas du couple de Harry et Monika dans L’Été avec Monika et le couple de Vogler dans Visage que se pose explicitement notre question. Essayons examiner attentivement comment la société est représentée dans ces deux films.

Avant le générique de L’Été avec Monika, on voit les sept plans généraux du port dans lesquels on voit des bateaux, des mouettes et on entend leurs bruits un peu lointains. Puis, le générique apparaît sur les plans demi-ensemble et les plans moyens de Harry, de face, qui conduit le véhicule de livraison au milieu des voitures. Le bruit de la ville est assourdissant. Ce contraste entre les plans du pré-générique et du générique est déjà visiblement indicatif concernant le thème du film. Le début du film contraste effectivement avec la partie suivante en donnant les indices concernant la société que nos protagonistes quitteront ensuite.

Après le générique, la première image que voit le spectateur, c’est le reflet de Monika dans le miroir, dans une rue sur un air mélancolique d’accordéon. Harry entre dans le champ par le plan demi-ensemble suivant, par la porte à gauche en arrière plan. Il traverse le champ en regardant par terre, restant en arrière plan près du bâtiment. Par le travelling latéral, la caméra le suit. La composition du plan est très intéressante. Au premier plan, il y a les barreaux, au second, deux hommes qui discutent et, en arrière plan, c’est Harry qui marche timidement. Au moment où il dépasse les hommes, un des deux se met à marcher aussi vers la droite. Harry s’arrête un moment en cherchant quelque chose dans sa poche et ainsi l’homme le dépasse en le saluant machinalement d’un coup de chapeau. Notre jeune homme lui répond aussi mécaniquement. Tous les deux arrivent devant la même porte, mais Harry est derrière l’homme. Ils sortent du champ par la porte. La musique s’arrête.

Il nous semble clair que nos deux personnages vivent dans un milieu socialement inférieur et ces plans nous livrent également les indices concernant leurs rapports avec la société qui les entoure. Contrairement à Monika qui entre dans la scène par devant dans le reflet du miroir, Harry entre par le coin gauche, regardant par terre, et demeure en arrière-plan. C’est un personnage effacé faisant partie du paysage, tout comme le bâtiment.

Après le plan du rencontre entre Monika et Harry au café, les autres plans, pris sur leurs lieux de travail, montrent le mécanisme social qui ne tient aucunement compte de l’individu. Au magasin où Harry travaille, l’homme ouvre la fenêtre-guillotine en bois en criant après Harry avec une certaine régularité. Ce bruit de la fenêtre-guillotine qui retentit chaque fois, nous renvoie au sens de la rupture, à sa dureté et à son mécanisme. « Donne-lui plus de travail. Ça le dressera. » dira un des supérieurs de la boutique. C’est une société où l’individu n’est pas pris en compte mais uniquement sa fonction. Mais ‘« l’individu est irréductible, selon Kierkegaard, et il ne peut pas être exprimé par des oeuvres. C’est seulement pour Hegel, que l’individu est l’ensemble de ses actes et de ses oeuvres’ 67. »

La situation est similaire dans le lieu de travail de Monika, mais contrairement à Harry chez qui la dureté passe par la parole, chez elle c’est plutôt par l’agression physique constante de son collègue, malgré la révolte énergique de Monika.

Mais le lieu de travail seul ne représente pas la société. Il en va de même pour le monde familial, surtout pour Monika. Dans une maison sale qui manque cruellement de place pour sa famille nombreuse avec les soeurs et frères, un père ivrogne, une mère débordée par le travail domestique. Malgré tout, ce n’est pas l’affection qui manque chez elle: le père est ivrogne, mais il n’oublie pas son vingt-cinquième anniversaire de mariage, apporte un gâteau et une bouteille à sa femme et ils dansent en riant. C’est surtout ce monde étouffant, oppressant qui représente la société de laquelle Monika veut s’échapper.

Les plans précédant le départ de Monika et Harry décrivent le monde dont nos personnages désirent s’évader. Ces plans sont toujours très bruyants. Les plans sont serrés, sans perspective et la composition est fortement théâtrale. À l’intérieur du plan taille où le jeune garçon se fait gronder par ses supérieurs dans le magasin, Harry se trouve entre l’étagère des verreries qui bloque complètement le premier plan et les supérieurs barricadent l’arrière plan. Les supérieurs sont face à la caméra ainsi que Harry mais ce dernier ne les regarde pas. C’est un espace clos. « ‘"Système" et "clos" sont-ils choses identiques, aussi éloignées que possible de l’existence et de la vie. Car l’existence est par excellence l’ouvert’ 68. »

Cette fermeture de l’espace n’est pas seulement liée à leur basse condition sociale mais c’est la société même qui est close pour le réalisateur et cette caractéristique réapparaît lors de l’évasion de notre jeune couple. Quand la nourriture manque, Monika pénètre dans la cave d’une maison, se fait attraper et est emmenée à l’intérieur. Cet intérieur ‘« de la famille bourgeoise est décrit comme un univers fermé, étouffant’ 69. » La famille bourgeoise fait partie de la société par excellence70, pour nos deux personnages.

Quand Monika est conduite à l’intérieur de la maison, la femme apporte des couverts, une assiette, prépare une petite table et ensuite met une feuille de journal sur une chaise, invite la voleuse à manger. La jeune fille de la famille s’assied à côté d’elle, essaie d’engager une conversation en croquant une pomme. C’est surtout à travers la distance témoignée à l’égard de Monika que l’on peut percevoir à quel point ce monde est fermé. Monika, manifestant de l’agressivité, fait la grimace à la jeune fille au lieu de répondre à la question. Notre protagoniste est une rebelle71, elle attrape le rôti qu’elle a voulu voler et s’enfuit.

Tandis que le contraste des caractéristiques est bien cerné dans L’Été avec Monika, entre la société établie et les personnages, une ambiguïté apparaît dans Le Visage malgré l’affrontement de ces deux mondes qui oblige nos protagonistes à cacher leur vrai visage. Tout d’abord, les échelles des plans de ces deux mondes sont quasi identiques. Cela est bien montré dans la séquence montée successivement en plans champ - contre champ où la troupe de Vogler est reçue par les gouverneurs.

Et puis, la société établie qui représentait la Vérité dogmatique n’est plus, ici, si solide en dépit des apparences. Et « l’arrivée de la troupe de Vogler dans la maison bourgeoise va apporter confusion et chaos. Comme l’écrivait Georges Sadoul: "‘Tout se détraque, chaque notable se trouve ridiculisé et humilié, une danse macabre bouleverse l’ordre établi’"72. » Le préfet Starbeck arrogant au début sera ridiculisé par les révélations; Egerman, le consul découvrira que sa femme le méprise et Vergérus qui est la figure du rationaliste se révélera implicitement être ‘« le prisonnier de l’angoisse’ 73 ».

Non moins grande est la détresse de l’homme qui affronte cette société. Dans la chambre, Vogler, démaquillé, sans fausse barbe dit ce qu’il gardait en lui: combien il hait ces gens, combien il voudrait leur crier des insultes, les battre. Pourtant il est sans force et ne trouve que le vide et le silence. C’est un cri d’impuissance poussé par l’homme devant la Vérité dogmatique, incarnée par la société.

A la fin du film, la troupe de Vogler pourra s’évader à la suite du message en provenance de la cour royale. De toute manière, les gens ne lutteront plus contre la société ou le Dieu dogmatique. La question deviendra plus intérieure et le combat deviendra plus individuel. Tel est l’objet de notre deuxième période.

Il y a également les gens du cirque de La Nuit des Forains, dans lequel la société est comme le sujet qui humilie constamment les personnages. Ceci sera examiné postérieurement dans la partie du présent travail consacrée à l’humiliation.

Notes
67.

Jean WAHL, Les Philosophies de l’Existence, op.cit. p. 114.

68.

Régis JOLIVET, Aux sources de l’existentialisme chrétien, op.cit. p. 127

69.

Jorn DONNER, Ingmar Bergman, op.cit. p.46

70.

Nous nous rappelons que le réalisateur est issu d’une famille bourgeoise.

71.

Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p. 116

72.

repris par Jorn DONNER, Ingmar Bergman, op.cit. p. 91

73.

texte de Guido ARISTARCO, repris par Jorn DONNER, op.cit. p. 92.