2. Le silence de Dieu

L’homme n’aura que le silence en retour même s’il pousse un cri à cause de la misère et de l’incertitude de sa condition du fait que Dieu ne se préoccupe pas de ses difficultés. «‘ Parce qu’elle (la pensée abstraite) fait abstraction du concret, du temporel, du devenir de l’existence, de la détresse de l’homme, posé dans l’existence par un assemblage d’éternel et de temporel’ 74. » En fait, cette question est posée plus ou moins ouvertement tout au long du cheminement du cinéaste, mais c’est pendant la première période qu’elle s’affirme le plus rigoureusement. Tel est le cas dans Le Septième Sceau.

Dans le film, des hommes sont saisi par le silence de Dieu et chacun l’accueille à sa manière: certains seront convaincus par l’absence même de Son existence, les autres seront renforcés dans leur foi. Et le Chevalier s’interroge. Malgré les événements qui tourmentent des hommes, y compris le Chevalier, l’interrogation de celui-ci ne semble pas être née de ces événements. Plus essentiellement, cette interrogation constitue un effort de l’homme en quête de la Vérité. Il s’agit donc d’un rapport entre un existant et la Vérité abstraite qui s’attribue la pensée pure. Pourtant, ‘« quand quelqu’un demande ainsi quels sont les rapports de la pensée pure avec un homme existant, comment il se comporte pour entrer en elle, la pensée pure ne répond rien’ 75. »

Il nous semble que l’état d’esprit du Chevalier est clairement exposé dans la séquence du confessionnal. Plan poitrine du Chevalier de dos qui finit de se mettre à genoux devant le mur de la petite enclave du confessionnal, où s’inscrit l’ombre de la grille. « ‘Est-ce vraiment si cruellement impensable de comprendre Dieu avec ses sens? Pourquoi se cache-t-il derrière de vagues promesses à demi-articulées et derrière des miracles invisibles?’ » Le confès fait se succéder les questions sans reprendre haleine.

Et l’image désigne plutôt l’homme enfermé derrière la grille (la grille réelle à gauche, l’ombre de la grille et le Chevalier à droite sur le mur.) Tissage de lumière et ténèbres. Il cherche Dieu dans la réalité de la vie et de la mort. Pendant qu’il pose ses questions, la caméra panoramique s’oriente vers le haut et fait découvrir la Mort debout derrière la grille; puis, c’est un travelling avant sur elle, jusqu’au gros plan. Seule, la mort écoute derrière la grille, avec son visage lugubre. « Du fond des ténèbres je crie vers Lui, mais c’est comme si personne n’était là. » Souffrance du doute à cause du silence de Dieu. La seule certitude de la Divinité, c’est la mort qui écoute.

« ‘Je veux savoir. Pas croire. Pas des suppositions mais du savoir.» « Tout ce qui est dit de la réalité dans le langage de l’abstraction et à l’intérieur de l’abstraction est dit à l’intérieur de la possibilité’ 76. » Le Chevalier poursuit sa confession. « ‘Je veux que Dieu me tende la main, me montre son visage.’ » Son attente témoigne qu’il cherche la Vérité concrète. Dans l’univers où l’idée du Dieu dogmatiquement conçue domine, le Chevalier désire connaître le concret. Sa souffrance est due à cette quête. Ce désir ne révèle-t-il pas la souffrance de l’homme qui ne peut pas approuver la Vérité universelle et abstraite?

Au milieu du film, dans une séquence qui offre une atmosphère paisible, le Chevalier exprimera encore sa souffrance due au silence de Dieu. Il s’agit de la séquence du repas entre le Chevalier et la famille de Jof. Notre interrogateur avoue: ‘« La croyance est une souffrance. C’est comme si on aimait quelqu’un qui est dans les ténèbres et qui ne se montre jamais même si tu l’appelles en criant. ’»

Dans La Source, le silence de Dieu est plus étroitement lié à une circonstance. L’interrogation de Töra sera plus brève que celle du Chevalier parce que Töra ne cherche pas vraiment à avoir une réponse. Sa foi en Dieu ne lui permet pas de douter de quoi ce soit, il n’a qu’à accepter la réalité comme telle. C’est seulement un cri poussé par la douleur.

Après avoir tué les trois voleurs qui avaient violé et tué sa fille unique, Töra et la famille vont chercher le cadavre de la fille. Devant le cadavre, « ‘Töra semble littéralement frappé par une force invisible. Il tombe à genoux, tourne un regard suppliant vers le ciel, et prononce des paroles pleines de désarroi et d’incompréhension’ 77. » ‘« Dieu, tu vois la mort innocente et ma vengeance. Tu laisses faire. Je ne te comprends pas! ’» Il nous semble difficile d’interpréter cette parole comme maudite ou blasphématoire comme disaient certains critiques78. C’est plutôt un cri de souffrance. Une interrogation devant le silence de Dieu qui n’est pas intervenu. Il ne comprend pas pourtant il demande pardon, parce qu’il n’y a pas d’autre moyen. La foi de Töra constitue son seul moyen de vivre. Jorn Donner définit, non sans raison, la conviction religieuse et la conversion de Töra comme « mécaniques ».

Ce n’est pas la question de la foi que soulèvent les personnages dans les deux films. Pour l’un comme pour l’autre79, la foi est toujours présente: le Chevalier a même confessé la présence douloureuse et continuelle de sa foi malgré le silence de Dieu. Plus tard, Spegel dans Le Visage parle derrière le paravent où l’ombre est profonde, comme s’il reflétait le tréfonds de l’intériorité de Vogler: ‘« Je n’ai fait qu’une prière dans ma vie: "Mon Dieu servez-vous de moi. Utilisez-moi." Mais Dieu n’a jamais compris quel esclave fort et fidèle j’eus été.’ » La déception provoque la souffrance. 

Quelle que soit la raison, le silence de Dieu universel provoque une souffrance et un doute chez les personnages bergmaniens. Pourtant ils ne se lasseront pas de continuer leur quête. À la venue finale de la Mort, le Chevalier priera: « Ô Dieu, Toi qui es quelque part, qui dois être quelque part, aie pitié de nous! » Dans le silence de Dieu, face à la Vérité dogmatique, l’homme envoie son ultime supplication.

Notes
74.

Søren KIERKEGAARD, Post-Scriptum, op.cit., p. 201

75.

Søren KIERKEGAARD, Post-Scriptum, op.cit. p.209

76.

ibid. p 210

77.

Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p. 204

78.

Joseph MARTY indique scrupuleusement les extraits des critiques qui interprètent cette scène comme un acte blasphématoire ou maudit dans Ingmar Bergman - une poétique du désir, Paris, Éditions du Cerf, 1991, p. 120.

79.

Les deux personnages sont d’ailleurs joués par le même acteur, Max von Sydow qui donne finalement la même allure. Cela permet aux certains critiques de faire un rapprochement thématique.