3. Une humiliation constante

Le réalisateur nous précise à plusieurs reprises combien le motif de l’humiliation était réel dans son enfance, baignée dans une éducation éminemment chrétienne, où le « ‘climat de punition’ 80 » avait toute son importance. En évoquant la condition de l’homme, cette humiliation est effectivement souvent présente dans les films à travers le rapport entre les personnages et la société.

Elle est visiblement constante dans Sourires d’une Nuit d’Été. Pourtant il ne nous semble pas que l’humiliation subie par Frederik dans ce film soit vraiment celle de l’individu face à la société représentant la Vérité établie. L’avocat respectable Frederik Egerman se trouve dans la rue en chemise de nuit, chassé par l’amant de son ex-maîtresse; sa jeune femme toujours vierge après deux ans de mariage s’enfuit sous son regard avec le fils qu’il a eu de son premier mariage; en duel à la roulette russe, provoqué par Malcom, la balle à blanc noircit le visage de Frederik. Ici, c’est surtout une situation peu conventionnelle qui provoque une humiliation chez un homme tout à fait conventionnel.

En revanche, l’humiliation qui est le thème principal de La Nuit des Forains est d’une autre nature. Bien que ce soient les circonstances qui font subir aux protagonistes un tel abaissement, le film évoque fortement, à notre avis, la souffrance des hommes qui doivent affronter une Vérité dogmatique qu’ils n’approuvent pas. Cette Vérité est représentée, ici, par « ‘des représentants de l’immuable’ 81 » selon le terme de Jorn Donner: les officiers, la police, Sjuberg et sa compagnie de théâtre, la femme d’Albert qui mène une vie paisible et le jeune acteur qui abuse d’Anne. L’humiliation provoquée par la confrontation entre ces représentants et les protagonistes est quasi permanente.

Le film commence précisément par l’humiliation cauchemardesque de Frost, qu’il a subie plusieurs années auparavant. Prévenu, Frost dans son habit de clown court vers le lac où sa femme se baigne toute nue devant les soldats. Il passe devant les officiers et les soldats qui rient. Il enlève son costume. Il a peur de l’eau mais avance en trébuchant sur les pierres. Pendant que Frost rejoint sa femme, quelqu’un cache leurs vêtements. Le clown parvient à traîner sa femme jusqu’au bord et la porte en marchant sur des cailloux tranchants.

Plan général où le ciel occupe les trois quarts de la composition, dans lequel Frost porte Alma, sa femme devant une foule qui les suit. Le mari peine et la femme a honte. Ce plan évoque symboliquement le chemin de croix de Jésus Christ. Comme Jésus porte sa croix, Frost porte sa femme. Et elle s’appelle Alma. On ignore si le réalisateur a consciemment choisi ce prénom pour la définition de Jung82, toutefois, Alma porte tout son sens, c’est-à-dire, l’âme. Être humilié à cause de son âme. Le corps est le clown, son âme sa croix.

La séquence se déroule sous une lumière aveuglante, le son étant réduit à la musique assourdissante marquée par les coups de canon. C’est comme si les autres sons étaient engloutis sauf le rire de la foule qui construit le fond. Le rire du public reviendra à plusieurs reprises, accentuant l’humiliation subie par les personnages tout au long du film. Et le roulement de tambour incessant devient ensuite l’unique musique dans cette séquence. Cela rend l’atmosphère suffocante, accentuant le malheur de Frost. Et ce ‘« flash-back d’ouverture constitue la cellule germinale de tout le film’ 83 ». Arrivé dans la même ville où Frost avait subi l’humiliation, Albert, le directeur du cirque va connaître le même sort ainsi que sa compagne, Anne.

Et lorsque les roulottes entrent dans une ville pour y séjourner, sont insérés les plans serrés d’un chien agressif qui aboie violemment. En outre, la pluie tombe à verse, le vent souffle. Cela présage ce que la troupe va subir.

L’agressivité du chien montre métaphoriquement, à notre avis, celle de la société à l’égard des forains. Il ne s’agit pas seulement d’une agressivité physique, mais plus intrinsèque. C’est comme si l’affrontement même avec les protagonistes provoquait en retour l’agressivité de la société. Le directeur de théâtre dira: « ‘Nous vous méprisons parce que vous jouez votre vie et nous, notre vanité.’ » Cette justification du directeur révèle la nature du rapport entre ceux qui sont installés dans la société et ceux qui en sont exclus. Nous avons noté que la Vérité dogmatique relève de la pensée abstraite, de la pensée pure, selon le terme hégélien. La vanité ne serait-elle pas finalement le sort de ceux qui s’installent dans la Vérité objective, dans la spéculation de celle-ci? Et les forains partent constamment. Le mépris du directeur vis-à-vis d’eux révèle finalement que l’humiliation est déjà inscrite dans le nomadisme par le fait qu’ils ne peuvent accorder leur destin avec la Vérité, qu’ils sont obligés de partir?

Cela constitue précisément le climat sombre du film: être méprisé pour, selon l’expression du directeur de théâtre, jouer la vie. Cette humiliation essentielle est représentée à travers l’aspect ‘« intimement liée au sentiment d’épuisement physique, à l’odeur de sueur, d’humidité, de froid, de parfum bon marché qui flotte tout au long du film’ 84 ».

Néanmoins, cette valeur établie tente aussi Albert et Anne, nos deux protagonistes. Ils éprouvent le désir de s’évader de cette vie humiliante, misérable du cirque. ‘« Il est naturel que ceux-là mêmes qui vivent l’aventure ressentent parfois la nostalgie de la sécurité’ 85. » Albert rend visite à sa femme qu’il a quittée trois ans auparavant et Anne se jette, pour un bijou, dans les bras de Franz, le jeune acteur. Mais cette tentative provoque l’humiliation une fois de plus: la demande d’Albert de reprendre la vie familiale sera rejetée, le bijou qu’Anne a reçu de Franz sera faux. Ils retournent à leurs réalités. Plus tard, Albert videra simplement son coeur devant Frost, l’autre humilié: « ‘Je ne veux pas voyager comme un crétin le long des routes avec un cirque miteux! Je veux des amis avec lesquels je puisse jouer aux cartes le soir et que je puisse saluer le dimanche sur le parvis de l’église....’ » Moment de lassitude.

Ce monologue se termine par une exclamation ‘« Pauvre Anne! Pauvre Agda! Pauvre moi! ... pauvres de nous, tous les hommes, qui vivons sur la terre et qui avons tous si peur, si peur, si peur! ’» Ensuite, il se lève en disant qu’il va faire un acte digne d’un homme. ‘« Te suicider, tu veux dire? ’», lui demandera Frost. Un homme qui refusait d’entrer dans la Vérité établie désire à présent baisser les bras, devenir un citoyen considéré. Après le cri d’un tel désespoir, n’y aurait-il que le suicide comme acte digne d’un homme? ‘« Je n’ai pas dit cela.’ » répondra Albert.

Pourtant pour Albert, l’humiliation n’a pas cessé de se faire ressentir. Il y a l’affrontement avec le jeune acteur qui a abusé de sa compagne. Le soir de la représentation, Franz appelle grossièrement Anne sur la piste, d’une manière qui ne laisse aucun doute à Albert sur leurs relations. Albert en colère se bat contre l’acteur devant tout le public. Il tente de prendre sa revanche, non seulement à cause de sa compagne, mais vis-à-vis du monde qui l’a tant humilié. Pourtant ‘« il est le taureau, et Franz le matador. Il ne peut que charger, contrairement à son adversaire qui évolue tel un gracieux danseur et le tourmente en le frappant de coups cuisants au visage et au coeur’ 86 ». Albert est vaincu.

Conduit à la roulotte, Albert meurtri, tente son ultime acte digne d’un homme: le suicide. Mais la balle ne sortira pas du pistolet au premier coup et on entend seulement un déclic. Puis il attrape Alma par la main et l’entraîne avec lui vers la cage du vieil ours, le tuera malgré la protestation pathétique d’Alma. Ainsi ‘« il a éliminé de son être cette part entravée par l’angoisse, la mortification et le mépris’ 87 ». Albert, après avoir pleuré aux pieds de son cheval à l’écurie ordonnera aux membres de reprendre la route. Il faut continuer à vivre 88.

Notes
80.

Le cinéma selon Bergman, op.cit. p.100, entre autres

81.

Jorn DONNER, Ingmar Bergman, op.cit. p.54

82.

Carl JUNG, Le moi et l’inconscient, Collection psychologie, Paris, Gallimard, 1938, chapitre III. Le personnage s’appelant « Alma » apparaît dans les trois films en total, et chaque fois, il nous évoque cette définition de Jung, c’est-à-dire, âme ou l’image intérieure.

83.

Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p. 127

84.

Jorn DONNER, Ingmar Bergman, op.cit. p.51-52

85.

ibid., p.54

86.

Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p. 129

87.

ibid. p.130

88.

Jorn DONNER, Ingmar Bergman, op.cit. p.42