4. La froideur de l’objectivité

Le fait que la Vérité soit objective et ne tienne pas compte de la difficulté de l’existence, dégage inévitablement l’impression ostensible d’indifférence, d’insensibilité. Cette empreinte de froideur est justement perceptible à l’intérieur de quelques films datant de cette époque.

Tout d’abord, la question est abordée à travers les traits du personnage du docteur Isak Borg dans Les Fraises Sauvages. Le réalisateur dit avoir choisi ce prénom pour le mot « isig », qui signifie glacial en suédois. La Vérité établie évoquée jusqu’ici à travers la société ou Dieu se matérialise ainsi plus concrètement dans Les Fraises Sauvages qui est un film à la première personne, « ‘auto-analyse du héros’ 89 ».

La qualification de vieil égoïste, généralement attribuée au personnage Borg, nous semble insuffisante. Il ne s’agit pas seulement de son propre intérêt mais surtout de la question de principe: donner du poids aux principes au détriment des émotions. C’est précisément de cette indifférence à l’égard des sentiments qu’il s’agit.

Dans la première partie du film, à l’intérieur de la voiture se rendant à Lund, Borg discute avec Marianne, sa belle-fille. La remarque de celle-ci, est, à l’égard de notre sujet, assez révélatrice: « ‘En réalité tu es égoïste, dur comme la pierre, et on a beau te célébrer partout, en discours et par écrit, comme le grand ami des hommes! Mais nous qui t’avons vu de près, nous savons qui tu es.’ » Elle rappelle que le docteur lui a dit qu’il n’avait aucun respect pour les souffrances de l’âme en lui défendant de venir se plaindre à lui. « Tu as des jugements assez catégoriques, père. Ce serait terrible de dépendre de toi, d’une façon ou d’une autre. » ajoute Marianne. Pendant ce voyage, Borg va donc découvrir sa propre personnalité froide à travers les opinions de sa belle-fille et son propre examen de conscience représenté par les séquences oniriques.

Dans la première séquence du retour vers la jeunesse d’Isak, notre vieux protagoniste écoute le jugement de la jeune Sara, son amour de jeunesse: « ‘Isak est tellement bien, si moral et si délicat. Il veut que nous lisions ensemble des vers, et que nous parlions sur la vie et la mort, que nous jouions à quatre mains. Il est si digne.’ » ‘« Préoccupé par des questions métaphysiques et morales, Isak ne peut atteindre à la simplicité de son frère, insolent et séduisant’ 90. » Mais ces attitudes ne montrent-elles pas justement sa dévotion à la Vérité, au détriment des sentiments? Ces traits évoquent clairement la rationalité de la Vérité universelle, éloignée de la réalité de l’existence. Celui qui parlait sur la vie et la mort sans se préoccuper des émotions, parlait en réalité des sujets fondamentaux concernant l’homme sans avoir souci de ceux qui sont plus concrets. Ce que Sara soulignera en ces termes dans la séquence suivante: « ‘toi qui sais tant de choses, en fait, tu ne sais rien.»’

Dans le rêve qui suit, le vieux docteur est mis en examen, le jugement sera formulé nettement: froideur, égoïsme, dureté. Cette formule est de sa femme, disait l’examinateur. Elle sera décrite encore plus sensiblement dans la scène d’adultère commis par sa femme à laquelle Isak est obligé d’assister. Avec le regard absent ou vide, la femme dit: « ‘je raconterai tout à Isak. Il va me dire " Ma pauvre petite! je te plains! comme s’il était le bon Dieu. ... Ce n’est pas à toi de me demander pardon. Je n’ai rien à pardonner." mais il ne pense pas un mot de ce qu’il dit. C’est un homme froid.’ » Ces répliques montrent l’indifférence du docteur à l’égard des autres, combien il est enfermé dans son propre monde, où il n’écoute que lui-même, ainsi que le lui reprochait la belle-fille.

La froideur de l’objectivité devient plus subjective dans Le Septième Sceau et La Source. Cela est montré précisément par la distance créée par la position de la caméra. Examinons d’abord Le Septième Sceau. Dans ce film, le plan en plongée de l’homme se trouvant dans le malheur semble établir une sorte d’éloignement entre l’homme et la Vérité censée être salvatrice. Car une telle position de la caméra donne la sensation qu’il s’agit du regard de Dieu même, dont la présence est fondamentalement suscitée.

Dans la séquence où le Chevalier se trouve au confessionnal, quelques plans du début, suivant le plan en contre-plongée du Christ en croix, sont filmés selon l’angle de vue suscitant la caméra subjective de Dieu. Ainsi, pendant que le Chevalier se confesse, les plans de lui en plongée nous laissent imaginer la caméra subjective du Christ sur la croix. Il est vrai qu’ici cette caméra suggérerait plutôt l’impuissance du Christ agonisant qui ne peut pas intervenir dans le malheur de l’homme. Néanmoins, ce plan crée une distance ou une indifférence à l’égard de l’homme parce que la souffrance du Chevalier n’est pas provoquée par la mort mais par l’ignorance de la Vérité.

Plan d’ensemble en plongée, des pénitents qui poursuivent leur procession sur un chemin de terre, dans une diagonale du bas de cadre gauche vers le haut du cadre droit. En fondu enchaîné suit le plan d’ensemble en plongée dans la fumée de la fin du cortège. La prière s’arrête à la fin du plan. Après, suit le plan rapproché en plongée du chemin de terre vide, encore en fondu enchaîné. Ces trois plans nous suggèrent une grande indifférence de Dieu, ainsi que sa froideur parce que cet angle de caméra évoque pratiquement la présence de Dieu mais qui ne répond pas à la lamentation de l’homme, la rend vaine.

Quant à La Source, il s’agit de la scène de viol suivi par le meurtre. Au milieu de la clairière, la scène est décrite avec un réalisme saisissant. La violence de la scène s’accroît par la splendeur de lumière. Tout est clairement exposé en plein jour. Si nous considérons que la lumière est liée à l’idée de Dieu, cette atrocité mise en évidence par la lumière renvoie à Sa froideur.

De plus, le plan dans lequel les bergers dépouillent Karin tuée est un plan d’ensemble en plongée où les branches d’arbre se trouvent au premier plan. Inspiré par celui de Mizoguchi comme disait le réalisateur, ce plan d’ensemble nous rappelle nettement le plan demi-ensemble du Septième Sceau où on voit mourir l’ancien séminariste pestiféré. L’horreur de la mort remplissait totalement le champ. Ici, l’effet est le même et, en outre, l’angle de la caméra en plongée qui suggère encore une fois celle subjective de Dieu amplifie l’impression de cette horreur. Et la composition du plan dans laquelle des branches d’arbre se trouvent au premier plan en cachant la vue, évoque un certain voyeurisme: Dieu voyeur qui assiste à la mort innocente sans intervenir. C’est justement cette interrogation que le père de la victime posera dans sa prière.

Les bergers s’enfuient en laissant le bétail au petit garçon. Après le plan d’ensemble, en contre-plongée, du ciel couvert de nuages, où s’envolent quelques flocons de neige, suit le plan d’ensemble, en plongée, du petit garçon assis au milieu du champ. Un air de flûte remplit le champ. Caméra en plongée suscitant encore le regard de Dieu. Pourtant ce plan avec le petit garçon crée presque une souffrance à cause de l’abandon et de la froideur de Dieu, accentués par la neige et la musique douce. Cela serait aussi dû à l’impression de vide provoquée par le contraste avec les plans violents précédents. Le Dieu fondamentalement évoqué dans ce plan affiche plus sensiblement son impassibilité.

Notes
89.

ibid. p.82

90.

ibid.