1. Châtiment de Dieu ou facteur constitutif de l’homme

Il s’agit surtout de la mort représentée dans Le Septième Sceau. Quand on relève tout ce qui évoque la mort dans ce film, on s’aperçoit combien elle joue un rôle fondamental. Elle est omniprésente, comprise comme châtiment de Dieu dans la plupart des cas. Elle est dans le paysage, dans les paroles, les pensées et la mort se présente même en personne. Le film est une fresque de la mort et des attitudes des hommes face à elle.

Pourtant, ce qui attire l’attention dans le film est le fait que la mort soit traitée comme une affaire de masse. Les individus réagissent évidemment devant la terreur qu’elle inspire, pourtant leurs souffrances ne constituent qu’une partie de la toile de fond et leurs cris un bourdonnement. Et notre quêteur, le Chevalier traverse cette toile. Néanmoins, dans l’aspect global, les attitudes des hommes évoquent manifestement la religion selon Hegel. « ‘L’union que le culte réalise doit assurer le salut, ce salut que l’homme vise à travers tout son comportement religieux et qu’il conçoit de bien des manières. (...) il attend de la bienveillance, de la grâce, de la faveur de l’Être suprême. Vis-à-vis de celui-ci, par conséquent, l’homme adopte une attitude de quémandeur, qui implique humilité, conscience de son impuissance et une certaine passivité. Il doit recevoir du Très-haut ce qu’il n’est point capable de produire par lui-même; il ne peut que remercier, s’abaisser, confesser son néant’ 91. »

En parlant du passage de l’Apocalypse cité au début du film, Jean Mambrino souligne que ce passage n’a pas de rapport avec la mort contrairement au contenu du film, mais au Jugement universel. Il précise que « ‘dans l’Écriture, le Septième Sceau en s’ouvrant ne dévoile donc pas les secrets de la vie et de la mort, mais le Jugement de Dieu sur toute la race humaine’ 92 ». Cette globalité évoquée par le passage biblique concernant le Septième Sceau est sans lien avec la souffrance de chaque homme. Ne pouvons-nous pas y trouver la trace de l’idée de la Vérité objective? Et le film démarre avec ce passage précis. Dans ce film, la mort en tant que cause principale des souffrances de l’homme est partout présente et les hommes se lamentent en implorant Dieu, qui ne répond pas. La seule certitude divine, c’est la Mort qui accomplit sa mission.

Les causes concrètes ne sont pas seules à illustrer la mort: les ténèbres dans leur contraste avec la lumière suggèrent à leur tour également la présence constante de la mort. La mort, c’est d’abord les ténèbres. Or, c’est précisément cette absence de lumière qui apparaît avant que le passage de l’Apocalypse ne soit lu dans le film. Et, pendant que le texte biblique est lu, on voit le plan d’ensemble d’une côte dont le noir couvre les trois-quarts de l’écran. Le noir restera ensuite très présent dans chaque plan.

Bientôt, nous allons savoir que la région est dévastée par la peste. La séquence commence par un panoramique orienté vers la gauche, qui fait apparaître un homme, cagoulé, de dos, assis derrière un rocher, un chien à sa gauche, à qui l’écuyer s’adresse: ‘« Tu peux m’indiquer le chemin de l’auberge?’ » Ensuite, plan poitrine de l’écuyer qui tape sur l’épaule de l’homme de dos en avant-plan. L’homme demeure sans réaction. L’écuyer s’apprête à lui tourner la tête. Raccord dans le mouvement. Gros plan en plongée de l’écuyer, de dos en amorce cadre-gauche, entre ses mains, la tête de l’homme en cagoule. Il la redresse et découvre un cadavre au visage dévoré par la peste, les yeux creux, la joue droite boursouflée de gros abcès. Une musique sombre se fait entendre.

Nous remarquons que ce cadavre nous rappelle la figure de la Mort que le Chevalier vient de quitter. Tout les deux sont dans la même tenue, mais maintenant ce n’est qu’un corps étendu par terre. De l’homme, il ne reste que son cadavre dévoré par la mort. Même lorsqu’il s’agit d’hommes vivants, cela ne change pas beaucoup. L’âme ou plutôt le contenu de l’homme sera englouti par la peur de la mort. Seule l’animalité de l’homme, quel que soit son statut social, réagira afin de se dégager de cette terreur. Le chien, avec tout son sens allégorique, garde sa place à côté du cadavre.

La peste décime massivement les populations, sème la terreur dans la région. Et des hommes cherchent la réponse dans la Vérité universelle: punition de Dieu. Alors « ‘des foules de pécheurs parcourent le pays se flagellant les uns les autres pour plaire à Dieu’ », explique le peintre de la fresque. Une absurdité atroce s’installe entre la Vérité universelle qui ‘« se vante de tout expliquer’ 93 » et les hommes qui cherchent à rester dans cette Vérité. C’est visiblement ce que Kierkegaard reproche à l’Universalité hégélienne de la Vérité. ‘« L’hégélianisme a le tort de vouloir expliquer toute chose. Les choses ne doivent pas être expliquées, mais vécues’ 94. » Malgré l’horreur et la souffrance apparentes, le concept kierkegaardien de vécu ne concerne pas les flagellants dans le film, parce qu’ils ne cherchent pas à vivre leur vie mais à se noyer dans l’Universalité. La séquence de la procession des flagellants l’évoque manifestement.

Les pénitents entrent dans la scène précédés par leurs lamentations en coupant le chant de Jof et Mia, les forains; ‘« La nuit est charbon et l’obscurité demeure. Le Malin reste, reste, reste sur le rivage.’ » Puis on voit le plan demi-ensemble de l’entrée du village d’où arrive la procession. Deux moines, munis d’encensoirs qui dégagent une épaisse fumée, ouvrent le cortège des pénitents qui hurlent, chantent et prient à haute voix. C’est le chant « Dies irae (Jour de Colère) ». Les thèmes du chant des pénitents et celui de Jof et Mia s’enchaînent; le thème « la colère de Dieu » suit celui de « la présence insistante du Malin ». Les moines portent la grande et lourde croix et les pénitents se flagellent, hurlent, gémissent, tombent à genoux dans la cour.

Supplications vers Dieu, lamentations. À force de vouloir plaire à Dieu et gémir, les flagellants font ressortir la mort, cherchent la conversion par la souffrance physique. Plus la terreur de la mort les effraie, plus la lamentation vers Dieu est élevée, plus la souffrance physique est provoquée. La séquence insiste sur le rapport entre l’homme et la Vérité inscrit tout au long du film. Devant l’incapacité de comprendre, d’assumer ce qui leur arrive, les hommes se tournent vers Dieu censé être quelque part et dénient leur réalité concrète, donc leur corps dans cette séquence. Le Christ agonisant sur la grande croix, porté par des pénitents, devient l’image de celui qui ajoute de la souffrance, celui qui fait porter sa croix aux hommes tandis qu’il est censé les sauver.

Cependant leur passage sur la terre finit par le néant malgré toutes les sollicitations qu’ils adressent à Dieu. Cela sera montré par le fondu enchaîné de la fin de la scène: du plan d’ensemble en plongée de la fumée en fin du cortège à celui également en plongée du chemin de terre vide, d’où se dégage une impression de silence. Futilité de leur tumultueuse pénitence pour être dans la Vérité universelle. Ou plutôt, c’est peut-être la spéculation sur la Vérité qui rend insignifiante cette ferveur oubliant les difficultés de l’existence. En les regardant Jöns, l’écuyer commente « Ce jargon débile de mort. ».

Malgré tout, ils vont encore loin. Ils vont s’incarner en Vérité universelle. Plus tard dans le film, exerçant le pouvoir de donner la mort à un être humain, l’Église condamne une fille au bûcher, responsable, selon elle, de leur malheur. Les actions de la mort s’enchaînent. Plus tard, ce sera par le fondu noir que le film se terminera, bien que la famille de Jof s’en aille vers les contrées de l’aube.

Nous trouvons également une explication de la mort en tant que châtiment de Dieu dans La Source. C’est ce qui sort de la bouche de Töra et sa femme dont la fille unique est violée et tuée. En allant chercher le cadavre de leur fille, Märeta avoue qu’elle aimait trop sa fille, plus que Dieu lui-même, et ensuite, Töra lui répond qu’elle n’est pas la seule à porter la faute. Il s’agit toujours de chercher l’explication à ce qui arrive. Et la faute est toujours portée par les hommes.

Soit châtiment de Dieu, soit donnée constitutive de l’homme, la mort suscite chez des hommes un besoin d’explication quelconque, les fait s’orienter vers la recherche de la Vérité universelle. Mais aucune réponse ne sera apportée et seule la mort est toujours présente.

Notes
91.

Raymond VANCOURT, La pensée religieuse de Hegel, Paris, P.U.F, 1965, p. 11

92.

Jean MAMBRINO, « Traduit du silence » in Cahiers du cinéma n° 83, 1958

93.

Søren KIERKEGAARD, Post-Scriptum, op.cit. p.201.

94.

Jean WAHL, Les Philosophies de l’Existence, op.cit. p.24