2. La mort en tant que réalité

011Contrairement à ce qui était vrai jusqu’ici, la mort que nous allons analyser à présent est due aux circonstances. Il s’agit de Jeux d’Été dans lequel le personnage se trouve confronté à des situations qui évoquent la mort. Il est vrai que l’on trouve également la mort dans le film comme dans Le Septième Sceau que nous avons précédemment analysé: la mort physique du bien-aimé. Et par la suite, le personnage prend conscience de la mort. Pourtant, ce qui nous intéresse pour notre analyse est la présence de la mort évoquée dans le monde qui entoure le personnage, déjà avant l’accident qui a provoqué la mort de son être cher. C’était seulement l’amour du personnage porté à son ami qui empêchait de la voir. Et, des années plus tard, le personnage la retrouve, en revenant sur les lieux.

Au début du film, Marie reçoit le journal intime de Henrik, son amour de jeunesse, mort dans un accident. Ensuite, elle décide de se rendre dans l’île où elle a vécu avec Henrik un été de bonheur. À bord du bateau, elle y rencontre le pasteur qui accompagnait jadis la tante de Henrik atteinte d’un cancer. Il disait, à l’époque, avoir le sentiment de tenir compagnie à la mort elle-même. La première rencontre faite en chemin, est ainsi celle de l’accompagnateur de la mort. Le pasteur dit que cela faisait longtemps qu’ils ne s’étaient pas vus. Marie répond qu’ils ne s’étaient pas revus depuis sa première communion, tout en sachant pertinemment que leur rencontre avait été lié à la présence de Henrik. Elle refuse de le reconnaître. Le pasteur le rappelle mais se tait aussitôt en apercevant qu’il ne s’agissait pas d’un oubli mais d’un refus. Le voyage commence ainsi par la rencontre de « l’accompagnateur de la mort » selon l’expression du pasteur même. Il s’agirait effectivement d’un voyage vers la mort.

Dès le débarquement sur l’île, elle croise une dame fantomatique ayant le regard vide et vêtue de noir. C’est la tante de Henrik, toujours vivante. Le réalisateur affirme95 qu’elle est la Mort. Elle nous rappelle le personnage allégorique de la mort dans Le Septième Sceau dont les tenues ont déjà une analogie frappante.

Marie, accablée, la suit d’abord du regard. La dame en noir s’arrête, tourne la tête vers Marie. Son regard est toujours vide, puis elle continue son chemin. La jeune femme marche derrière elle. Travelling latéral du plan d’ensemble d’un paysage dans lequel le chemin est au milieu du champ. La tante marche devant, Marie la suit à distance. À cause du contre-jour quasi complet, il n’y a aucune profondeur dans le champ, tous les éléments de l’image sont comme les ombres sur le ciel gris clair. « ‘Le paysage et les sons qui avaient servi de cadre à son idylle ayant disparu, la mort et ses emblèmes sont les seuls « survivants » des années de grisaille’ 96. »

Une série de souvenirs s’enchaîne. La rencontre avec Henrik et leur idylle dans un pays éclatant et gai pendant les vacances d’été. Pourtant la tante, qui était la tutrice de Henrik, disait se sentir comme un cadavre, joue aux échecs avec le pasteur comme le Chevalier et la Mort dans Le Septième Sceau. « ‘La tante apparaît à l’instant même où le ciel s’assombri’ t 97 », commente le réalisateur. C’était la mort qui était la tutrice de Henrik, et celle-ci a déjà gagné en quelque sorte le jeune homme. « J’ai peur, de passer tout à coup par-dessus le bord de quelque chose de noir, quelque chose qu’on ne connaît pas. Je le sens très distinctement. » a dit le jeune homme à Marie qui croyait ne jamais mourir. Cela ajoute un instant un brin gris à la clarté de l’ambiance, mais la gaieté les regagne tout de suite. Marie est insouciante, vit dans la joie jusqu’à la veille de l’accident où elle sent soudainement une douleur affecter son âme. Elle voudrait pleurer toute la nuit.

Elle n’arrivait pas à percevoir la mort qui guettait. Pourtant la veille, elle sent sa venue comme la muette dans Le Septième Sceau. Comme si elle a été subitement saisie par une angoisse insupportable, elle tremble: « ‘Nous resterons éveillés toute la nuit, jusqu’à l’aube, quand s’évanouissent les fantômes nocturnes. Je tremble tant que mon coeur se rompt’. »

Les paysages de mort suggérés par la présence de nuages noirs, d’oiseaux nocturnes, d’arbres revêtus de leur parure d’automne, par le bruit du vent, etc., alternent en permanence avec les paysages de vie qui forment la scène de leur idylle. En dehors de ces éléments qui soulignent l’omniprésence de la mort, le personnage de l’oncle Erland est particulièrement marquant. Il nous semble évident que ce personnage est le réprouvé, l’homme marqué par la vie selon Donner, mais il est moins évident qu’il soit le viveur désenchanté qui convoite Marie, et va s’acharner à détruire en elle l’idée d’espoir comme disait Siclier98. Néanmoins l’interprétation de Peter Cowie est particulièrement intéressante: l’oncle Erland incarne la réalité depuis la mort de Henrik, mort que Marie refuse d’admettre.

D’après notre interprétation, le personnage de l’oncle Erland incarne la réalité même depuis le début de son entrée dans le récit, c’est-à-dire bien avant la mort de Henrik. Son entrée dans le récit se produit par le gros plan de la boîte contenant un bracelet. Ensuite, toujours en gros plan, on voit les mains d’Erland qui le met autour du poignet de la jeune femme, avant de lui donner un baiser sur la main. Il poursuit son entretien en disant que « ‘jouir de chaque instant, c’est l’essentiel de la vie.’ » Puis suit le gros plan de Marie innocente, riant et disant « un jour, tu m’épouseras. ... Naturellement, un jour tu me prendras. » Les plans de bracelet suivis par la parole de Marie évoquent largement les métaphores de ces personnages. Marie représenterait l’innocence et l’oncle Erland la réalité.

Plus tard, le réalisateur livre cette réalité comme faisant partie des images de la mort. Le soir, Marie et Henrik rentrent à la villa. Dans le vaste salon sombre, Erland joue du piano, la tante l’écoute silencieusement. L’oncle se met aussitôt à parler au jeune couple du souvenir de la mère de Marie dont il était amoureux. « ‘Maintenant, toutes les pendules de la maison sont arrêtées, toutes les plantes aux fenêtres sont fanées.’ » dira l’oncle Erland sur le plan poitrine de sa femme Elizabeth, amère. Plus tard, Marie revisitera la villa déserte, vide, que l’oncle Erland gardera en tant que fantôme. Le souffle du vent seul remplit désormais la villa.

La réalité ou la mort étaient toujours proches de Marie à travers l’oncle Erland, mais elle ne parviendra pas à l’atteindre avant la mort de Henrik. C’est seulement après la mort de celui-ci, que l’oncle Erland pourra enfin régner sur elle. L’innocence, l’amour de jeunesse sont finis, c’est la réalité de la mort qui prend la place. ‘« La vie est ainsi faite’. » dira Erland à Marie qui tremble de chagrin « ‘Moi, je suis ici, mange, bois. ... et là-bas, Henrik est en train de se décomposer. ’»

« ‘Tu vois, Marie, il faut se bâtir un rempart à l’abri du mal, je t’y aiderai’. » lui conseille l’oncle. Enfermement du soi à l’intérieur de la muraille. C’est l’opposition à la vie, c’est la solitude, la mort. Marie suivra le conseil de l’oncle, vivra comme la prisonnière de la muraille ou plutôt comme une marionnette sans vie maniée par l’oncle. C’est d’ailleurs ce que Marie remarque à propos de sa vie après être revenue à la vie courante. «‘ Nous sommes comme des poupées de carton, manoeuvrées par des ficelles. ’» C’est seulement par le baiser du maître de ballet déguisé en Corppélius qui est un autre symbole de la mort que Marie pourra mettre un terme à la mort. C’est ‘« un baiser d’un signe de renaissance’ 99 ».

Notes
95.

Cinéma selon Bergman, op.cit., p. 87

96.

Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p.102

97.

Cinéma selon Bergman, op.cit. p. 87

98.

Jacques SICLIER, Ingmar Bergman, op.cit. p.52

99.

Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p.100