3. La mort de l’espoir

Il est vrai que la plupart des films bergmaniens, surtout dans la première période finissent toujours par prendre une tournure positive, allégeant en quelque sorte le poids du contexte qui résulte des multiples questions posées. Les questions demeurent sans réponse, mais les personnages entrent dans une nouvelle orientation de leur vie et le film se termine par une conclusion plus ou moins résolue. Néanmoins, cela n’empêche pas que dans certains films, la perte de l’espoir soit largement dominante. Quelle que soit sa nature, c’est à un autre aspect de la mort auquel les personnages bergmaniens doivent se soumettre et dont les pertes sont quasi fatales.

Nous trouvons également le sentiment d’une espérance perdue dans La Nuit des Forains. Cette perte n’est pourtant pas, à notre avis, nécessairement lié à la mort, mais principalement à l’humiliation subie chez les personnages. Il nous semble que cet aspect n’a que peu de rapport avec le sujet de cette partie. Aussi, ne nous y attarderons-nous pas.

Cet espoir perdu est bien amer chez le jeune Harry dans L’Été avec Monika. Dès la première rencontre, Monika se présente comme espoir pour Harry dans L’Été avec Monika. Harry est un homme effacé, maladroit, oppressé, inadapté à la société qui l’entoure, mais surtout il est passif, sans rêve, voire indifférent à tout. Il bâille en regardant le film qui fait pleurer Monika, réagit sans intérêt à l’admiration de la jeune fille pour les articles dans la vitrine. À leur première sortie, c’est Monika qui prend l’initiative. Pourtant cette initiative nous laisse voir qu’il ne s’agit que d’une imitation de ce qu’elle vient de voir dans le film. Monika cherche à attraper un rêve en copiant les images puisées dans des magazines ou dans des films. Mais Harry ne s’en aperçoit pas, et la suit. Il nous paraît déjà évident que l’espoir de Harry est précaire, voire illusoire.

Dès le lendemain, Harry commence doucement à changer. Dans la séquence de leur départ en voyage, ce changement s’observe plus nettement. Dans un plan taille, Harry se trouve entre l’étagère des verreries, qui ferme complètement le premier plan, et ses supérieurs qui le réprimandent, situés à l’arrière plan. Les hommes regagnent leurs places de travail, le libèrent en quelque sorte. Le jeune homme prend soudainement un vase, est sur le point de le lancer contre la fenêtre-guillotine située derrière lui. Il parvient à se calmer, repose le vase à sa place, mais le pousse doucement jusqu’à ce qu’il tombe de l’autre côté de l’étagère. Nous avons défini le caractère de Harry comme oppressé et passif. Sa réaction vis-à-vis de la société dans laquelle il se trouve, montrée dans ce plan, nous laisse apercevoir le changement profond chez lui. Et nous pouvons aisément discerner que ce changement a un rapport avec la présence de Monika dans sa vie. Il se révolte contre ce qui l’enfermait et il part.

Un autre plan nous laisse voir ce que représente Monika pour Harry, le sens de leur voyage. Juste après son départ, Monika et Harry montent sur une colline où l’on peut voir la ville au loin. Triomphant, Harry dira à la fille. ‘« Dire que chez Florsberg ils travaillent. ... Ils trimbalent des cageots parmi les détritus et la poussière’. » Plan demi-ensemble du jeune couple, de dos qui voit la ville au loin depuis la colline. C’est l’image des vainqueurs. Pour lui, Monika incarne la force. Elle donne envie de vivre ainsi que le courage de se révolter. Elle est l’espoir. Pourtant à Harry émerveillé par ce triomphe de l’amour qui dit « ‘Nous nous sommes révoltés contre eux tous, Monika.’ », Monika répond « Tu te rappelles le livre: Les amoureux libres? » Il ne s’agit que de la poursuite d’un rêve pour Monika. Cela montre une fois de plus combien l’espoir bâti sur l’amour de Monika est trompeur. Néanmoins l’espoir de Harry va s’exprimer concrètement plus tard.

Le soir, devant un feu de camp, ils s’assoient côte à côte contre un rocher. Plan serré représentant Harry et Monika. Harry parle de lui-même, et conçoit le projet suivant. « On peut devenir ingénieur en étudiant sérieusement. » Monika répondra « ‘Si tu devenais ingénieur, on pourrait se marier? ... Je crois que j’attends un bébé’. » On pourrait croire que l’espoir de Harry se concrétise.

« ‘Nous allons faire des choses formidables, si vraiment on s’aime... Je travaillerai pour gagner notre vie à tous deux ... On se mariera et on vivra dans une belle maison’ » Même s’ils se sont révoltés contre le monde, l’espoir de Harry est finalement de vivre dans le monde, mais à deux. Monika toute heureuse répond: « ‘quand tu rentreras du travail, le dîner sera prêt. ...’ » Pourtant nous apercevons encore qu’il ne s’agit que d’un rêve pour elle, comme celui qu’elle faisait en lisant un magazine ou en regardant un film mélodramatique. Elle ne cherche pas vraiment à vivre sa propre vie mais vit dans le rêve, les chimères. Leurs projets finiront en phrases heureuses « ‘Nous ne nous quitterons jamais ... Rien que toi et moi! ’» Harry avait foi en l’amour. Pourtant, il ne s’agit que de l’illusion reposant sur le rêve d’une jeune fille. Pour cette raison, son espoir était non moins chimérique que ce que Monika recherchait depuis toujours.

L’espoir de Harry est dessiné sur un modèle universel, sur sa propre foi en la Vérité établie et l’Amour. En travaillant sérieusement, en étudiant le soir, il fait réellement des efforts pour réaliser son espoir. Et il croit que Monika sera toujours pour lui sa force et son courage. Cet espoir prendra fin au moment où Harry découvrira Monika avec un autre homme dans le lit. Ici, on aperçoit qu’il ne s’agit pas seulement du problème de l’adultère mais de la découverte que son espoir était bâti sur l’illusion: illusion d’amour.

À la fin du film, Harry portant son bébé dans les bras se regarde dans le miroir par lequel Monika est entrée dans le récit au début du film. La caméra s’avance, cadre en gros plan Harry qui sourit à son bébé. Le plan devient le très gros plan du jeune père sans sourire, de face, et ensuite, en fondu enchaîné les images de leur escapade et de leur bonheur éteint se déroulent. L’enchaînement de ces plans, ne signifie-t-il pas concrètement combien l’espoir de Harry était une illusion? Les images de ses souvenirs finissent, la réalité revient. Harry quitte le miroir, qui continue à refléter la réalité. Un vieil homme emporte les affaires du ménage de Harry et Monika et un autre vieux le suit, chantant l’air que l’on a entendu quand Monika et Harry sont entrés dans le récit, ramassant ce qui est tombé du chariot.

Le cas de Fredrik dans le Sourires d’une Nuit d’Été est plus complexe. Son espérance naît d’une attente tandis que l’espoir de Harry provient d’une illusion. Attente de l’amour proprement dit. Et le réalisateur décrit combien cette attente est également trompeuse. Pourtant, contrairement à Harry qui n’a connu que Monika comme femme, Fredrik fréquentait beaucoup de femmes, ainsi que le lui reproche son ancienne maîtresse. C’est un homme qui croit connaître la réalité de l’amour et son illusion. Il avertit son fils « ‘Toi aussi tu riras, un jour. Quand tu auras découvert ta propre folie et la fragilité de tes illusions.’ » Malgré tout, il met son espoir en l’amour pur, et son échec va causer sa propre humiliation.

Après avoir amené sa jeune femme victime d’un malaise au cours du spectacle dans lequel son ancienne maîtresse joue, Fredrik sort discrètement de chez lui, se rend au théâtre pour voir l’actrice Désirée, son ancienne maîtresse. Après le spectacle, dans la loge, il avoue à l’actrice, son unique amie à qui il peut tout confesser, que sa femme est toujours vierge après deux ans de mariage. Il attend que sa jeune femme vienne vers lui de son propre gré et non pas par devoir. Mais ‘« je suis un homme. Le vieux bouc montre trop souvent sa figure et je me dégoûte.’ »

L’ancien libertin, Fredrik ressent un dégoût pour son propre désir devant la virginité de sa femme. Cette attitude est démonstrative de l’héritage moral du réalisateur marqué par l’éducation puritaine qui méprise tout ce qui concerne la sexualité, qui donne toute la valeur à la Pureté.

Pour Fredrik, il ne s’agit pas seulement de la question du rapport conjugal mais de l’amour proprement dit. Il avoue qu’il aime sa jeune femme et parle d’égards, de tendresse et d’amour. C’est l’amour de la part de sa jeune femme qu’il attend. Toutefois, ces personnages bergmaniens ne sortiront pas de la norme. C’est l’impuissance pitoyable de l’homme devant ce qui est établi. La jeune femme bien aimée de Fredrik s’enfuira, à la fin du film, avec son beau-fils qui a le même âge qu’elle, et le mari malheureux qui assistera accidentellement à leur départ, ramassera seulement le voile blanc que portait sa jeune femme partie.

Au moment où Fredrik ramasse le voile blanc tombé par terre derrière les jeunes amoureux qui s’éloignent, le carillon de l’horloge sonne. Ensuite, on voit une figurine de la mort qui sort avec sa faux. C’est la mort de l’espoir.