4. Une vie surexposée à la lumière

« ‘La lumière du soleil me donne la claustrophobie. Mes cauchemars sont toujours noyés, inondés de soleil, et je hais les régions méditerranéennes justement pour cette raison. Je suis constamment exposé à la lumière du soleil, c’est comme une menace cauchemardesque, effrayante’ 100. » Dans cette courte explication, le réalisateur nous montre déjà combien la lumière violente du soleil était exaspérante chez lui. La vie surexposée à la lumière du soleil, liée à l’idée de Dieu et de la Vérité, renvoie l’image d’une vie sans nuance, déserte, ce n’est plus la vie mais la mort. Dans certains films, nous trouvons des séquences évoquant ce rapport.

Une telle séquence apparaît au début de La Nuit des Forains pour la première fois: c’est la séquence de l’humiliation de Frost, le clown. Nous avons déjà analysé cette séquence à propos du thème de l’humiliation dans la première partie de notre travail. Toutefois, nous signalons que la séquence entière se déroule dans l’excès de lumière.

Les images sont surexposées, d’une blancheur éclatante. La scène d’humiliation est cruellement exhibée sous le soleil aveuglant. La forte luminosité dans cette séquence ne signifie pas explicitement la mort, mais l’excès de la lumière accentue brutalement l’humiliation de Frost et la cruauté des gens qui la provoquent. Cette incapacité d’y échapper ou de le cacher accroît impitoyablement la souffrance. Cela évoque presque l’inhumain, donc la mort. Le blanc et le noir sont outrageusement contrastés à cause de la lumière du soleil, créent un climat étouffant, cauchemardesque.

Dans Les Fraises Sauvages, une séquence est réalisée avec une technique semblable. Elle suggère la mort qui est le sujet de notre examen. « Je faisais ma promenade habituelle du matin. ... Les rues étaient désertes. Je remarquai aussi qu’il n’y avait aucune voiture stationnée le long des trottoirs. ... La ville me paraissait étrangement abandonnée. Le soleil était très fort. Il dessinait des ombres noires et tranchantes. » Plan d’ensemble de la rue où l’on voit le docteur au milieu devant les bâtiments tout blancs. Une branche d’arbre fait de l’ombre sur la chaussée devant lui. Il a l’air angoissé, regarde autour de lui. Silence total où l’on n’entend que les battements de son coeur provoqués par l’effroi.

N’est-il pas possible d’interpréter cette séquence comme panorama métaphorique de la vie passée du docteur, qui s’est constitué en lui, peut-être dans son subconscient? Et la mort est évoquée dans ce rêve non seulement au travers du cortège funèbre qui contenait son propre cadavre, mais surtout à cause de l’atmosphère de la séquence. L’idée de la lumière est presque toujours liée à la Vérité. Pourtant le fait d’être trop exposé à la Vérité, serait-il synonyme de mort? Le docteur Borg a été célébré partout comme le grand ami des hommes, disait Marianne, la belle-fille. Pourtant derrière cette façade d’une vie respectable, sa vie n’était qu’une vie sans aucun sentiment, lui reprochait-on. Et il était un homme froid.

À présent, dans le rêve, il se trouve confronté à sa propre vie passée. C’est un espace désert accentué par la blancheur éclatante de la lumière et des murs. Cependant « ‘des porches et des passages s’ouvrent devant lui, vastes zones de ténèbres par lesquelles Bergman suggère un néant hostile’ 101 ». Au milieu du champ, le docteur désemparé a l’air peiné, écrasé en quelque sorte par cette lumière quasi médicale de l’espace. Toute sa vie était vouée au travail, disait-il avant le générique. Il avait dit n’avoir aucun respect pour les souffrances de l’âme. N’est-ce pas le moment d’une prise de conscience que sa vie jusqu’ici était la mort? Il avouera d’ailleurs à sa belle-fille: « ‘je fais les rêves les plus bizarres. J’ai l’impression de vouloir me dire quelque chose que je ne veux pas entendre quand je suis éveillé. ... Que je suis mort. Bien que je sois vivant. ’» Et cette mort sera concrétisée par le cortège funèbre portant le cercueil qui contenait le cadavre du docteur même.

Le thème de la surexposition à la lumière est récurrent dans les films de la deuxième période: Silence et L’Heure du Loup. Nous les analyserons dans la deuxième partie de notre travail, mais le sens de la lumière excessive ne représentera plus, à notre avis, la vie surexposée. D’ailleurs, la lumière ne sera plus le barème de quoi ce soit. Mais en tant que facteur de souffrance, elle sera présente jusqu’à ce que la notion d’existence au sens kierkegaardien entre pleinement dans l’univers bergmanien.

Notes
100.

Cinéma selon Bergman, op.cit. p.95

101.

Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p.172