5. La mort en tant que contraste de la vie

Hormis les aspects de la mort, que nous avons relevés dans les films de la première période, il y a la mort, soulignée comme contraste de la vie, présentée dans plusieurs films. Ce contraste met la vie en valeur ou marque la présence de la spiritualité chez les personnages. Il nous semble important de souligner cette caractéristique de la mort qui inspire non seulement le questionnement sur les sujets essentiels de la vie mais qui donne surtout la force de vivre malgré la détresse et le découragement. Le suicide apparu comme une solution ultime dans certains films ne sera pas accompli et l’idée de la mort provoque un changement dans la vie des personnages.

Premièrement, le contraste entre la lumière et les ténèbres dépeint l’état de conscience du personnage. Pour les éléments qui renvoient à ce contraste, il y a d’abord l’image du jeu d’échecs, accentuée de façon symbolique au début du Septième Sceau: les pions blancs et noirs. La caméra panoramique vers la droite, cadre le jeu d’échecs devant le rocher noir, et l’on retrouve ce contraste de lumière sur l’échiquier: les pions blancs et les pions noirs. Les pions blancs se trouvent entre les noirs et la masse sombre du rocher. Le contraste rend le blanc éclatant. Et, plus tard, la mort dira que le noir est sa couleur en prenant les pions noirs.

Tant qu’il y a les pions blancs, doit-il avoir les pions noirs? Le plan du jeu d’échecs réapparaîtra à la fin de la séquence mais, cette fois-ci, le jeu sera submergé dans la mer par le fondu enchaîné. Mer matricielle selon Joseph Marty102. Ne pourrons-nous pas l’interpréter comme image allégorique de la naissance de la spiritualité? Et le contraste entre la lumière et les ténèbres représenté par les pions démontre la nécessité de la conscience de la mort qui fera apparaître la spiritualité. Tout au long du film, celle-ci est dépeinte par la bi-présence du noir et du blanc, représentant l’opposition de la mort et de la vie dans les compositions de plans. Prenons un exemple: quand le Chevalier entre dans le confessionnal sombre, un faisceau oblique de lumière traverse l’arrière-plan dans le plan poitrine en plongée représentant le Chevalier regardant vers le haut. Même dans un plan où les ténèbres gagnent la partie, la lumière marque sa présence.

C’est par ce contraste que le Chevalier prend conscience de la vie. Il confesse qu’avant de rencontrer la mort, sa vie était le néant. Sans avoir rencontré la mort que l’on suppose être comparable au néant, la vie-même était le néant, n’ayant aucun sens. Jouer avec la mort pour le Chevalier était ainsi « ‘accomplir un acte qui a un sens.’ » C’est la visite de la Mort qui donne le discernement sur le sens de la vie, et le Chevalier joue aux échecs avec la Mort.

Quant aux Fraises Sauvages, nous avons déjà examiné la séquence de rêve au début du film en insistant sur l’idée de la mort comme vie surexposée à la lumière dans la partie précédente. Mais ici, le sujet de notre examen ne s’applique pas à l’aspect de la mort mais au saisissement qu’elle provoque chez le personnage et qui l’amène à réfléchir sur le sens de sa propre vie. La partie qui nous intéresse principalement concernant la question traitée, est la dernière partie du rêve. En voyant sa propre mort, Isak Borg se met à réfléchir sur sa vie.

Dès que le passant sans visage s’écroule à terre, on entend une cloche qui évoque le glas. Et, au tournant de la rue, Isak Borg voit venir un cortège funèbre tiré par deux chevaux sans cocher. L’une des roues de derrière se trouve coincée contre un réverbère. Les chevaux hennissent, les essieux grincent. Le cercueil tombe par terre, les chevaux s’enfuient. Le son de cloche finit avec le galop des chevaux. On voit que le docteur a déjà été saisi ou effrayé sans même comprendre, par l’image de la mort que le rêve suggère depuis le début. Néanmoins la peur et l’angoisse de la mort l’envahissent réellement lorsqu’il se rend compte qu’il s’agit de sa propre personne qui était enfermée dans le cercueil. Avant qu’il ne le découvre, il n’était qu’un spectateur déconcerté, intrigué.

Puis le silence total revient: on n’entend plus les battements de coeur. Ensuite Isak Borg, effrayé et fasciné s’approche du cercueil. La musique qui évoque une sirène commence faiblement, devient de plus en plus forte, crée une tension dans le champ. Des gros plans de plus en plus rapprochés des deux visages se succèdent: l’un horrifié, l’autre impassible. La séquence du rêve se termine par « ‘le plan du même visage se réveillant sur son lit et se levant avec un certain entrain malgré l’oppression. C’est le « réveil » du vieux Borg comme déjà Bergman a présenté ceux du jongleur et du Chevalier du Septième Sceau ou d’Albert de La Nuit des Forains’ 103. »

Joseph Marty signale qu’il ne s’agit pas du pressentiment de sa mort prochaine comme la plupart des commentateurs le notent, mais plutôt de ‘« l’échec de son propre enterrement auquel il assiste, et c’est une force de vie en lui qui veut provoquer l’arrêt de cet ensevelissement avant l’heure’ 104 ». Et c’est avec cette force repoussant la mort, que Isak Borg va tenter d’examiner sa conscience pour sortir de « ‘son propre monde dans lequel il était jusqu’alors enfermé’ 105 ».

Contrairement aux deux films précédents dans lesquels nous avons interprété les indices plus ou moins implicites, la question de la mort dans La Source est relativement explicite. La mort d’une jeune fille fait jaillir une source de vie.

Revenons à la séquence que nous avons déjà partiellement analysée concernant la question du silence de Dieu. Devant le cadavre de sa fille violée et tuée, Töra tombe à genoux, demande pardon et il promet à Dieu comme pénitence, de bâtir de ses propres mains une église de chaux et de pierre. Une source commence à couler à l’endroit où la tête de Karin a été déposée. Comme acte absolutoire, Ingeri, la fille adoptive se lave le visage avec l’eau de cette source exorcisant ainsi le Mal qu’elle avait invoqué au nom d’un Dieu païen.

Beaucoup de critiques parlent de la religiosité du film, surtout à cause de la fin qui évoque la réconciliation avec Dieu. Joseph Marty106 parle de la Fête du don de la vie sur le lieu où la mort a été donnée. Jacques Siclier107 parle de la source qui jaillit à l’endroit du meurtre et qui représente la grâce. Cette source fait tomber les doutes de Töra. Il est vrai que c’est seulement à travers le contexte théologique chrétien que nous pouvons interpréter la source comme la source de vie: « ‘Par don qui fait vivre’ 108 », l’absolution par l’eau. Mais rappelons-nous que l’univers bergmanien fait précisément référence au monde chrétien.

Siclier dit que la Source est la preuve de l’existence de Dieu qu’attendaient les personnages bergmaniens et le cinéaste lui-même109. Il nous semble difficile d’interpréter la source comme preuve de l’existence de Dieu, certitude que le cinéaste a eue en 1960! Bergman est un homme de quête, un poseur de questions. C’est d’ailleurs l’absence de réponse qui constitue précisément le moteur principal du cheminement du cinéaste. Néanmoins, dans La Source, c’est la mort païenne de la jeune fille qui engendre la vie chrétienne de sa famille. Et c’est également la mort physique qui fait naître la vie spirituelle.

Notes
102.

Joseph MARTY, op.cit. p 101

103.

Joseph MARTY, op.cit. p 106

104.

ibid..

105.

Jorn DONNER, Ingmar Bergman, op.cit. p. 78

106.

Joseph MARTY, op.cit. p 119

107.

Jacques SICLIER, op.cit. p.186

108.

Joseph MARTY, op.cit. p 120

109.

ibid.