1. Une douleur incontrôlable

Une souffrance insupportable conduit les personnages à se poser la question de Dieu, à ressentir Son silence. Pour certains, cela va jusqu’à la négation de Son existence même. Toutefois, l’ensemble des films de cette période nous laisse sceptique quant à la négation totale de l’existence de Dieu. Il s’agit d’un cri poussé à la suite d’une douleur insupportable, incompréhensible, au moment de la rupture entre le Dieu dogmatique et l’homme qui prend conscience de la futilité de son propre être devant le Dieu silencieux. Par conséquent, la présente partie de notre travail est nécessairement liée avec la partie portant sur le silence de Dieu. Nous allons ainsi revenir à l’analyse du contenu du Septième Sceau et de La Source. Mais tout d’abord, il y a l’exclamation haineuse de Marie dans Jeux d’Été.

Après la mort accidentelle de Henrik, les plans successifs montrent que Marie vit dans l’ombre de l’oncle Erland. Elle a repris sa vie habituelle en se livrant à la danse mais elle agit comme un automate commandé par Erland. Son visage est lugubre, son regard est complètement absent. Marie, ‘« rieuse, insouciante et gâtée, coquette’ 111 » a maintenant l’air dépourvue de vie.

Chez l’oncle Erland, Marie demande de tuer le chien de Henrik pour ne pas le laisser vivre seul sans son maître. Par la suite, c’est le plan que nous avons précédemment étudié. Elle s’approche de la fenêtre, parle tout bas comme si elle se parlait à elle-même. « Moi, je suis ici, mange, bois. Au théâtre, nous dansons et là-bas, Henrik, est en train de se décomposer. Tout à l’heure nous riions, je l’embrassais, il était couché dans mes bras ». Erland intervient en disant que la vie est ainsi faite. Et Marie qui « ‘ne s’était jamais posé de questions’ 112 » commence à le questionner. « ‘N’y a-t-il donc rien qui ait un sens?’ » Erland répond: « ‘À la longue, il n’y a rien qui ait un sens. ’» Marie déclare: « ‘Je ne crois pas que Dieu existe. Et, s’il existe, je le hais. S’il était devant moi, je lui cracherais au visage. Je le haïrai jusqu’à ma mort’. » La douleur devient révolte.

‘« En fait, elle ne nie pas l’existence de Dieu mais le voit, à l’image de sa vie, silencieux comme un désert’ 113. » C’est une rébellion contre Dieu qui n’intervient pas dans la vie de l’homme. S’il n’y a rien qui ait un sens comme disait l’oncle Erland, la vie est alors une horreur absurde, comme le confessait le Chevalier. La situation sera ainsi plus tard défini dans la séquence du confessionnal du Septième Sceau. Le Chevalier parle péniblement: « Il faut vivre avec la mort devant les yeux en sachant que tout est néant. » À la réaction neutre de la Mort disant que la plupart des hommes ne pensent ni à la mort ni au néant, le Chevalier dira « un jour pourtant ils se trouvent sur le bord extrême de la vie et ils regardent vers la Nuit. » N’est-ce pas la situation de Marie? Elle se révolte parce qu’elle se trouve sur le bord extrême de la vie en raison de la mort soudaine de son être cher et la réponse d’Erland lui fait regarder vers la Nuit. Le Dieu qu’elle a injurié est certainement « ‘le voleur de son bonheur’ 114 », mais surtout Dieu qui laisse la vie de l’homme dépourvue de sens.

Cette rébellion sera justement plus violente chez le Chevalier devant le spectacle de la fille préparée au bûcher dans Le Septième Sceau. Plan moyen du Chevalier qui regarde en haut vers la fille. Le Chevalier, saisi par une douleur insupportable, serre les dents. Avant cette épisode, le Chevalier était un homme de doute. Il cherchait à connaître Dieu parce que, selon lui, Son existence était une nécessité pour la vie de l’homme. Devant la fille attachée au bûcher, notre quêteur se révolte mais il n’ose pas le dire ouvertement. C’est son écuyer matérialiste qui exprime: « ‘Qui va prendre soin de cette enfant? Les anges, le bon Dieu ou le diable? Ou est-ce qu’il n’y a que le néant? Le néant, maître!’ » Le Chevalier impuissant pourtant secoue la tête, refuse d’abandonner son espérance: « ‘Cela ne peut pas être.’ » Il ne peut pas accepter cette frivolité de l’être. C’est à ce moment qu’il réalise la rupture encore plus grande existant entre le Dieu dogmatique et l’homme.

Une réflexion similaire est faite par Töra devant le cadavre de sa fille. Il tombe à genoux et prie Dieu qui a permis la mort innocente et la vengeance, en avouant qu’il ne comprend pas. Quand il a su que sa fille avait été violée et assassinée par les trois bergers qu’il avait logés chez lui, il n’avait envie que de se venger. Maintenant sa souffrance provient surtout du fait qu’il n’arrive pas à comprendre le silence de Dieu. Devant le Dieu dogmatique gardant Son silence, les personnages cherchent difficilement la solution, chacun à sa manière. Töra promettra ainsi, en pénitence, de bâtir une église de ses propres mains, tandis que le Chevalier prie Dieu qui doit être quelque part au moment ultime de son existence.

Notes
111.

Jacques SICLIER, op.cit. p. 52

112.

Jacques SICLIER, op.cit. p. 52

113.

ibid.

114.

Joseph MARTY, op.cit. p.83