2. Une nécessaire prise de conscience

Ressentir la valeur de sa propre existence qui ne peut être cédée à aucun prix, telle est la forme de résistance de certains personnages bergmaniens dans les films de cette période. C’est également à cause de cette caractéristique que la fin des films de cette période est plus ou moins heureuse. Tel n’est pas toujours le cas dans les deux autres périodes. Les personnages lutteront pour trouver un sens à leur vie, un bonheur, et parfois ils savent pertinemment qu’ils ne pourront pas gagner le combat. Mais la volonté de vivre qui les anime donne tout son sens au fait même de combattre. C’est la prise de conscience de sa propre vie devant la présence massive de la Vérité universelle.

Dès qu’on apporte le journal de Henrik au théâtre, tout l’univers de Marie subit une perturbation. Après la réception du journal, on entend le bruit d’une sirène retentir pendant dix secondes sur le plan serré de son visage. C’est la sirène qui annonce le rassemblement, mais cet élément extérieur s’accorde parfaitement avec l’intérieur du personnage. Le personnel de théâtre est subitement saisis d’un sentiment d’angoisse inexplicable. Pourtant, la répétition commence.

Il est évident que l’univers de ballet dans lequel évolue Marie est un univers mécaniquement parfait. Du moins, nécessite-t-il une telle organisation. Une vingtaine de ballerines effectuent le numéro parfaitement organisé pendant soixante-treize secondes. Au moment de l’entrée solennelle de Marie, l’électricité est court-circuitée. Cela illustre métaphoriquement, à notre avis, une démarche de l’individu se dressant face à cette organisation totale. Dans le noir complet, un cri parvient: ‘« Qu’est-ce qu’il y a? Qu’est-ce qu’il y a?’ » Marie part ensuite chercher « ‘une lumière nouvelle jaillie de ce court-circuit’ 115 » en se rendant dans l’île où elle a vécu l’amour avec Henrik.

C’est à travers l’attitude de Marie vis-à-vis de l’oncle Erland que nous est directement révélée sa prise de conscience. Elle se conduit très froidement lorsqu’elle retrouve Erland qui était son amant après la mort de Henrik, dans la cuisine de la villa à présent inhabitée. Elle dit « Je pars pour ne pas courir le risque de passer la nuit avec toi.» Pour nous, le personnage d’Erland est la réalité même de la vie. En affrontant froidement cette réalité, qui avait englouti sa vie, Marie reprend sa vie en main. Marie avait en effet cessé de vivre à cause de sa souffrance. Elle ressaisit la valeur de sa propre vie, en disant à son oncle dont elle était prisonnière après la mort de Henrik: « ‘Je regarde tes mains. Elles sont belles et laides en même temps. Je pense aux mains de Henrik. Comment ai-je pu me laisser toucher par toi?’ » La main porte en général une valeur symbolique chez le cinéaste. Elle est le contact, l’exécuteur. Les mains de Henrik auraient représenté l’Amour qu’elle avait reçu, et celles d’Erland la réalité. Marie refuse maintenant catégoriquement d’être touchée par les mains d’Erland. C’est un refus de laisser assombrir ses pensées par la réalité.

À travers ce voyage, elle se rendra compte de la réalité de sa vie négligée depuis la mort de Henrik. Erreur devant son ami David, mais qui fait apparaître la transformation: ‘« Henrik va-t-en! ’» « ‘Elle dit définitivement adieu à l’image de Henrik qui paralysait son coeur’ 116. » Plan moyen de Marie, en train de se démaquiller devant le miroir « ‘Je voudrais pleurer toute la semaine et celle qui viendra pour me laver de ces années interminables et sales. ... Étrange, les larmes ne me viennent pas. Veux-je réellement pleurer? Au fond, je me sens heureuse. ’» ‘« Finie la répétition d’une existence morne à cause de l’image d’un mort prise pour la vie’ 117 », commente Joseph Marty.

Cette question du soi concerne plus directement le principe de la condition humaine dans Le Septième Sceau. Elle a un rapport plus concret avec le sujet de notre examen. Éprouvant leur propre force de résistance « ‘qui n’abandonne pas la vie sans lutter’ », le Chevalier et son écuyer « ‘n’acceptent pas non plus inconditionnellement la volonté de Dieu’ 118 ». Tous les deux garderont la conscience d’être eux-mêmes bien que leurs options philosophiques soient opposées: l’un matérialiste, l’autre quasi obsédé par les grandes questions spirituelles.

L’écuyer « ‘ne croit pas à la nécessité des grandes questions, à l’utilité des doutes qui agitent le Chevalier’ 119 ». Ce qui est important pour lui, c’est de vivre dans le temps avec lucidité. Il vient en aide aux autres lorsqu’il le peut: sauver une jeune fille que l’ex-séminariste devenu voleur allait violer, défendre l’acteur humilié à la taverne, apporter de l’eau à la fille condamnée au bûcher. Il se plonge dans le matérialisme total pour « ‘éprouver tout de même jusqu’à la dernière minute le triomphe inouï de rouler des yeux et de remuer les doigts de pied.’ » Et, à la femme du Chevalier qui le prie de se taire au moment ultime, il répond « ‘je me tairai mais en protestant.’ » ‘« Il s’agit pour lui de fonder le développement de ses pensées sur quelque chose qui lui est propre, qui est lié à la plus profonde racine de son existence. "Ciel et enfer, je puis faire abstraction de tout, mais non de moi-même. Même quand je dors, je ne puis m’oublier’"120 »

Chez le Chevalier, la prise de conscience de l’individu n’est pas moins importante, mais elle s’oriente dans une autre direction. Elle est loin d’être matérialiste. Au début du film, devant la mer toujours tumultueuse, le Chevalier, en plan moyen, prie, les mains serrées. Et, plus tard, le Chevalier rencontre la Mort pour la première fois. Plan moyen du Chevalier, de profil gauche, à genoux, qui fouille dans son sac. Absorbé par ses affaires, il tourne tout à coup la tête vers nous, donc sur sa gauche, et regarde le hors-champ. Puis, arrêt sur image. « ‘Qui es-tu?’ » demande le Chevalier. Le contre-champ: « ‘Je suis la Mort’ ». La Mort demande « ‘Es-tu prêt?’ ». Au moment où le Chevalier montre son intention de lutter en répondant « ‘Mon corps a peur, pas moi’. », un cheval fait irruption dans le champ en se dirigeant de gauche à droite en arrière plan. Dans un espace où tout est inerte, le cheval crée soudainement un mouvement. La conscience du Chevalier se dresse devant la mort. Le cheval, à travers son mouvement, dessine cette insoumission douce mais primordiale

Ensuite, vient le noir total sur l’écran en raison du manteau noir de la Mort. Puis le bras de la Mort déployant le manteau se baisse. Il nous laisse voir la tête du Chevalier qui regarde la Mort. La moitié inférieure du champ reste noire. Ce plan décrit, nous semble-t-il, l’état du Chevalier. Le physique pris par la mort contrairement à l’esprit. Puis le Chevalier lance un défi à la Mort en l’invitant à jouer aux échecs. Pourtant, gagner ou perdre n’est pas la première préoccupation du Chevalier mais seul le fait de jouer aux échecs avec la Mort est important. « ‘Ceci est ma main, déclare-t-il avec ardeur. Je peux la remuer, sentir le sang courir dans mes veines. Le soleil est encore haut dans le ciel, et moi, Antonius Block, je joue aux échecs avec la Mort.’ » L’action montre manifestement la force qui vient de la conscience de sa propre personne.

Au moment où le bûcher est préparé pour la jeune fille, le Chevalier noyé dans la nuit, interroge le moine. La Vérité spéculative à l’origine d’une telle horreur éveille chez le Chevalier une révolte. Pourtant en sachant que la révolte est impuissante, il la transforme en question. « ‘Qu’as-tu fait à cet enfant?’ » Après le contre champ de la mort en habit de moine, on revient au plan du Chevalier qui attend la réponse. Mais la réponse passe par la formulation d’une autre question de la Mort. « ‘Tu ne cesses jamais de questionner?’ » La réponse du Chevalier confirme la détermination de sa force ‘« Je ne cesserai jamais de questionner.’ » La force en révolte ne se décourage pas. Elle accroît l’acharnement de la conscience individuelle.

Le discernement du moi chez les individus confrontés à la Vérité universelle est différemment décrit dans Les Fraises Sauvages. Les personnages éprouvaient jusqu’ici, la force ou la valeur de leur propre vie, de leur individualité en raison du fait qu’ils se percevaient eux-mêmes comme victimes des circonstances. Mais, dans Les Fraises Sauvages, le personnage n’est pas une victime. C’est son bon gré qui conduit le personnage à l’éveil.

Nous avons relevé les caractéristiques de la Vérité dogmatique à travers notre analyse du personnage du docteur Borg dans la partie précédente. C’était surtout son entourage qui souffrait à cause de sa froideur, de son indifférence à l’égard d’autrui. À la suite d’un rêve évoquant l’idée de la mort, il ressent un besoin d’examiner sa conscience, part en voiture, suit les traces de son passé. Ce qui nous importe dans cette partie, est le fait que cet éveil ne provienne plus de l’extérieur mais de la propre conscience du docteur Borg. Le fait de prendre conscience du moi devient maintenant beaucoup plus naturel, voire essentiel.

Et parfois, la prise de conscience passe par une reconnaissance de la réalité de son être. Traversant les événements qui changeront fondamentalement leurs êtres, les personnages font leur introspection. Ils parviennent de cette façon à prendre conscience de leur solitude. Henrik l’avouera à Marie ainsi que Harry à Monika. Quant au docteur Borg, c’est à travers l’examen de sa propre intériorité qu’il s’en apercevra. Nous reviendrons ultérieurement sur ce point dans le chapitre consacré à la solitude. Dans l’immédiat, il nous paraît important de souligner que prise de connaissance de sa solitude par le sujet est fondamentalement liée à une prise de conscience, à un éveil. Tel est le commencement du cheminement que l’homme prend dans l’oeuvre de Bergman pour ne pas se perdre dans la Vérité établie.

Notes
115.

Joseph Marty, op.cit. p. 83

116.

Joseph Marty, op.cit. p. 83.

117.

ibid.

118.

Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p. 167

119.

Jorn DONNER, Ingmar Bergman, op.cit. p. 73

120.

Søren KIERKEGAARD, Pap. I, 93A, 160, 1836 repris par Jean WAHL dans Études kierkegaardiennes, op.cit. p. 88