3. La question du masque

La conscience de l’existence d’une sorte de façade de soi, distincte de sa propre personne constitue l’un des facteurs faisant ressentir le décalage entre la Vérité établie et l’homme chez Bergman. Cette question du masque est apparue dans plusieurs films de la première période, faisant entrer le désir de sa propre valeur chez l’homme bergmanien. Elle sera présente dans des films de toutes les périodes, correspondant à des phases de cheminement distinctes de Bergman. Dans la première période, elle renvoie à l’une des réalités premières que l’on découvre après avoir soulevé des questions fondamentales sur soi.

Vers la fin de Jeux d’Été, Marie, danseuse étoile en costume de danse, assise devant le miroir, se dit « Me voici dans mon costume de clown et je n’arrive pas à l’enlever. » Plus tard, le maître danseur déguisé en Corppélius vient la voir, parle pour la danseuse. ‘« Il est comme collé sur ton corps. Tu n’oses pas te démaquiller. tu n’oses pas rester maquillée. ... Tous les remparts qu’on a construits tombent. Et l’on demeure nu et grelottant. À cet instant on n’ose ni vivre ni mourir. ’» Plan moyen dans lequel la moitié est occupée par Corppélius qui parle et l’autre moitié par Marie reflétée dans le miroir. Ensuite, par le zoom avant de la caméra qui encadre Marie, toute seule, dans le miroir.

Après le retour de Marie à la vie présente une fois son voyage terminé, sa nostalgie du passé lui fait subitement découvrir qu’après à la mort de Henrik, sa vie était devenue un processus mécanique. La vérité de cette subtile remarque concernant son propre masque deviendra plus patente dans La Nuit des Forains.

Il s’agit maintenant du vrai clown, Frost, qui ne parvient pas à se démaquiller tout au long du film. Cette mésaventure le rapproche du personnage d’Albert qui va subir plusieurs séries d’humiliations. Dans la séquence du début où Frost a subi l’humiliation cauchemardesque, son visage sur lequel la peine se déployait et le long duquel des larmes de sueur coulaient était déjà maquillé. Le seul moyen de supporter la situation est-il de dissimuler le vrai visage derrière le masque? Ici, le masque devient un besoin de se protéger contre toutes les agressions en provenant de l’extérieur.

Et finalement, c’est devant Frost qu’Albert « vomira » pour vider tout son coeur. Bien que le réalisateur nie la signification symbolique de l’ours121, c’est seulement après qu’Albert a tué le vieil ours, à la fin du film, que Frost pourra montrer son vrai visage.

Mais ce masque n’est pas toujours détectable ou conscient. Sa présence peut surgir ou se révéler au milieu de la vie. Contrairement aux personnages précédents, cette présence soudainement révélée peut provoquer une prise de conscience chez la personne jusque là peu préoccupée par la vie de son intériorité. C’est le cas du docteur Borg. Si l’idée de la mort a déclenché le voyage à l’intérieur de lui-même, la conscience de son propre masque est prise à la suite d’une intervention d’autrui.

Au début du voyage, on s’aperçoit qu’il est ignorant de la réalité de sa propre personne dans la conversation engagée avec sa belle-fille. Il demande ce qu’elle lui reproche au fond. Et c’est à travers la réponse franche de la belle-fille à sa question que le docteur commence à prendre conscience de son égocentrisme. « ‘Tu es un vieil égoïste. Tu n’as d’égards pour personne et tu n’as jamais écouté que toi-même. Mais cela tu le caches bien derrière ton masque de vieux monsieur délicat et ton charme aimable. ’» Selon notre analyse du personnage du docteur Borg précédemment effectuée, sa personnalité avant le voyage était fortement empreinte des caractéristiques de la Vérité objective. Dans la remarque de la belle-fille, nous trouvons une idée intéressante. La rupture avec le monde est masquée à cause de sa nature fermée.

Dans un autre film, nous voyons les autres personnages maquillés et déguisés, pourtant tout cela semble normal. Il s’agit du couple Vogler dans Le Visage. Le fait de se déguiser suscite surtout une sorte de fuite face au monde et nous apprendrons dans le film que cette fuite est due à la perte de la foi en la Vérité. D’où les désaccords entre la propre réalité du sujet et la Vérité établie. Et le personnage ne parle pas, c’est seulement le miroir qui reflète son intériorité.

Les personnages du film concerné sont les membres de la troupe de Vogler, magnétiseur. Il se maquille, porte une fausse barbe, fait semblant d’être muet et sa femme se déguise en homme. En traversant la forêt, ils accueillent un acteur mourant qui s’appelle Spegel qui comprend immédiatement la supercherie de Vogler: ‘« Êtes-vous un escroc obligé de cacher son vrai visage? ’» Nous soulignons que « Spegel » en suédois signifie le miroir. C’est donc lui qui va parler de l’intérieur, du vrai, le refléter en quelque sorte. Le montage montre cela plus concrètement: pendant que Spegel parle, Vogler, maquillé et le contemplant d’un regard absorbé, est inséré en gros plan.

Avant de monter dans leur voiture, il chuchote à Vogler ‘« J’ai toujours eu envie d’un couteau. Une lame qui m’ouvrirait les intestins, qui détacherait mon cerveau, mon coeur, qui me libérerait de mes entrailles, qui me couperait la langue et le sexe. Une lame tranchante qui gratterait toute impureté. Et alors, ce qu’on appelle l’âme s’échapperait de ce cadavre absurde.’ » Ces répliques paraissent ainsi concerner la réalité de l’être qui trahit l’esprit pur, la Vérité universelle. L’être dont il parle ne constitue-t-il pas une désapprobation de la Vérité spéculative que sa réalité physique s’avère incapable d’atteindre? Et le maquillage de Vogler est-il destiné à dissimuler cette vérité? Et dans la voiture, Spegel ajoute en parlant d’un livre que la femme de Vogler lisait: « ‘l’auteur suppose qu’il existe une vérité générale, quelque part dans les profondeurs. C’est une théorie illusoire.»’

La troupe de Vogler entre dans la ville, va affronter les gouverneurs qui ont parié sur le magnétisme de Vogler. Après être humiliés , ils sont obligés de passer la nuit à la demeure du consul. Dans leur chambre, Vogler démaquillé dit à sa femme ayant enlevé son déguisement: ‘« Je les hais. Je hais leur visage, leur corps, leurs mouvements, leur voix. Mais j’ai peur aussi. Je suis sans force. ... Je voudrais leur crier des insultes, les battre ou les supplier. Mais rien n’y fait. Je ne trouve que le vide et le silence. ’» Le masque est, ici, un moyen de dissimuler son impuissance et sa peur. Cette attitude viendrait elle-même de la perte de sa propre foi. Elle ne peut ainsi être remplacée que par le vide et le silence.

Et, au moment où Vogler enlève son déguisement, il perd tous ses moyens. « J’aimais mieux son visage que le vôtre. Allez chercher votre fausse barbe et vos sourcils. Remettez votre masque pour que je vous reconnaisse », dit le Docteur Vergérus. Pour le monde extérieur, le masque fait partie de l’existence. Mais nos héros souffrent d’être dépossédés de leurs propres visages. Dans l’univers bergmanien, l’homme cherche à enlever le masque qui a remplacé son visage. Ici, réside la souffrance immanente de l’existence bergmanienne. Et c’est l’éveil vers la Subjectivité. Même si l’invitation du roi destinée à Vogler renverse la situation, qu’une esquisse de sourire se lit sur son visage nu, l’emprise du masque n’en est pas pour autant diminuée.

Notes
121.

Cinéma selon Bergman, op.cit. p. 111-112