4. La pureté brisée

La Pureté serait l’une des caractéristiques de la Vérité universelle et abstraite. D’où sa différenciation par rapport à l’existence kierkegaardienne, ‘« une synthèse d’infini et de fini’ 122 ». Vu que la Vérité objective règne dans l’univers de la première période, il nous semble presque justifiable que le thème de la Pureté soit plus ou moins présent dans les films de cette période. Les personnages croient ainsi demeurer dans cette Vérité dogmatique ou le désirent. Mais, comme une conséquence quasi naturelle, la pureté en laquelle ces personnages croyaient consciemment ou inconsciemment sera finalement souillée, et ils se rendront compte de la réalité de l’existence.

La Pureté passe d’abord par la vertu, voire par la chasteté, selon Henrik, jeune étudiant en Théologie dans Sourires d'une Nuit d'Été. Mais la tentation lui tourmente l’esprit bien qu’il tente de lutter en lisant le livre de Luther. En dépit de l’avertissement de son père disant qu’il s’agit de folie et d’illusion, le jeune homme s’efforce de poursuivre son cheminement: « ‘La Vertu se trouve toujours en opposition non seulement avec tous les actes immoraux, mais encore avec toute pensée ou imagination honteuse’ ». Ainsi continue-t-il également de souffrir: « ‘Pourquoi la tentation a-t-elle un si joli visage? et pourquoi la route étroite est-elle jonchée de pierres?’ »

Suit un plan moyen de Henrik qui entendant un rire excité et joyeux, s’arrête devant la fenêtre. Le carillon sonne. Henrik s’enroule la tête avec le rideau transparent qui ressemble au voile qu’Anne laissera tomber quand ils fuiront ensemble plus tard et que son père ramassera. Il implore: « ‘Seigneur! je veux pécher comme le reste de ta Création. Je veux laisser les oiseaux construire leur nid dans mes cheveux. Délivre-moi de ma pauvre vertu car je ne la supporte plus.’ » Ensuite, il prend la ceinture de sa robe de chambre et tente le suicide, selon lui issue tranquille et digne. Mais il tombe contre le mur, et, ce faisant, déclenche le mécanisme qui fait apparaître le lit dans lequel sa jeune belle-mère dort. Il tombe à genoux près d’elle, l’embrasse. Elle se réveille lentement, regarde longuement le jeune homme. S’avouant leur amour, ils décident de fuir. Leur fuite a beau être ‘« un amour qui ose prendre corps’ 123 », c’est un échec de l’effort vers la Pureté. Ou plutôt l’acceptation par Henrik du fait que le cheminement vers la Pureté était une illusion, une folie.

Quelques années plus tard, la Pureté sera incarnée chez Bergman par une jeune fille vierge mise à mort. Pourtant, cette mort provoque un changement capital au sein de la famille de la jeune fille. De plus, à l’idée de la pureté s’enchaîne l’idée de l’innocence et c’est cette innocence qui entraînera Karin à subir le viol et la mort. Toutefois, il nous semble important de souligner qu’ici, il ne s’agit pas encore de l’innocence au sens kierkegaardien d’angoisse.

Dans La Source, Karin doit aller à l’église qui est loin de la maison pour offrir des cierges sur l’autel de la Sainte Vierge. Habillée en robe soigneusement brodée, Karin part en compagnie d’Ingeri, jeune fille enceinte. Ces deux jeunes filles illustrent l’antagonisme du film en portant l’accent sur le personnage de Karin qui «‘ incarne la beauté pure et vierge’ 124 ». À leur départ, le mendiant accueilli par la famille de la jeune fille chante une chanson qui décrit poétiquement Karin. ‘« Je connais un verger aux pommiers si précieux. Et une vierge aux vertus si rares! Ses cheveux sont comme des fils d’or. Et ses yeux sont aussi purs que le ciel. ...’ »

Sur le cheval blanc, Karin est gracieuse tandis qu’Ingeri est accroupie sur le cheval noir, elles traversent les champs fleuris printaniers. Mais, à la lisière de la forêt, Ingeri refuse d’avancer, Karin poursuit seule son chemin avec insouciance. Les trois voleurs la croisent. La jeune fille se laisse convaincre en toute innocence, de partager ses provisions de route avec eux. Dans une clairière, le crapaud qui a été mis dans le pain s’échappe de la miche. ‘« Masse sombre qui se pose sur la nappe d’un blanc immaculé’ 125. » Ensuite a lieu le viol et le meurtre de Karin par les trois voleurs.

Le réalisateur filme la scène du drame avec une objectivité étonnante. Ne serait-ce pas une révolte totale contre l’idée de la Pureté, voire contre la Vérité universelle? Töra, père de la jeune fille avait « ‘presque fait d’elle le symbole biblique de la bonté et de la pureté’ 126 ». C’est surtout ce symbole qui meurt. Le cinéaste met en scène les conséquences les plus tragiques de la poursuite de la Vérité dogmatique pour remplacer celle-ci par la découverte de la réalité.

Après avoir vengé le drame, Töra tombe à genoux devant le cadavre de sa fille, et promet à Dieu de bâtir une église de ses propres mains. « ‘L’assassinat de sa fille et sa propre fureur vengeresse font mourir Töra à sa pureté de croyant et de juste’ 127. » C’est le moment de faire un retour aux sources de la réalité propre de l’homme.

L’idée de Pureté symbolisée par la virginité de la jeune femme va réapparaître, et montrer sa fragilité. Ainsi, dans L’Oeil du Diable, l’homme va-t-il avoir affaire à Satan qui cherche à faire perdre sa virginité à la fille vertueuse du pasteur avant son mariage. En effet, la chasteté de la jeune femme est, selon légende, l’orgelet dans l’oeil du diable. Don Juan accompagné de son valet et d’un démon sera envoyé sur la terre pendant un jour et une nuit pour accomplir la mission.

Mais la Pureté est également évoquée par la candeur du pasteur. Le pasteur même disait qu’il a ‘« moins de tête mais est gros coeur’ ». Il ne voit effectivement que le bon côté des choses. Pourtant, il ne pouvait pas comprendre la souffrance de sa femme. Avant de dormir, il prie Dieu de l’aider à comprendre sa femme parce qu’elle souffre et qu’il ne sait que faire. Et il continue à prier Dieu de lui montrer les souffrances cachées des hommes, de lui enlever sa candeur et de lui donner un autre regard, clair et charitable.

Ensuite, le valet séduit la femme du pasteur, malgré l’interdiction du diable. Celui-ci va alors avertir le pasteur. Devant la chambre de la femme, le diable lui enjoint d’ouvrir la porte « ‘pour voir clair, comprendre, voir la répugnance, le désir animal, exposer ton âme à la morsure venimeuse, devenir plus humain? Toi qui as feint ta vie durant et cru en la bonté humaine. Ouvre la porte et contemple la fleur fétide de l’adultère.’  » Le pasteur n’a pas l’idée d’ouvrir la porte de l’adultère. C’est seulement plus tard, lorsque le diable lui apprend que Don Juan séduit sa fille, qu’il s’éveille, et qu’il va la voir. Et à sa fille qui demande s’il marche en dormant, il répondra qu’il ne marche plus en dormant, mais qu’auparavant il le faisait et que c’est cela qui le désoriente, que l’on voit alors les choses sous un autre jour.

La Pureté dans laquelle il vivait était un rêve qui n’avait pas de réalité, qui ne touchait pas le coeur. C’est d’ailleurs la raison de l’adultère de sa femme. « Il a touché mon coeur » répondra la femme à son mari. C’est le moment de l’éveil, de la découverte de la réalité mais également la fin de la Pureté.

Don Juan échoue dans sa mission de séduction de Britt-Marie parce qu’il tombe réellement amoureux d’elle. Par contre, le jeu de séduction mûrit la jeune femme. La Pureté est préservée et c’est l’échec de Satan. Satan admonestera ainsi le séducteur quand celui-ci retournera en enfer.

Pourtant l’orgelet de Satan est parti quand il entend que Britt-Marie dit à Jonas pendant leur nuit de noces qu’aucun homme ne l’a jamais embrassée, dissimulant le baiser qu’elle a donné à Don Juan. C’est seulement par le mensonge que Satan sera guéri. La jeune femme a ainsi perdu sa Pureté, voire la virginité à cause de ce mensonge. Si la Pureté inspire la perfection dans la culture chrétienne dont Bergman est issu, le réalisateur décrit à quel point cette nature inscrit la fragilité de la Pureté, ainsi que l’illusion de la Vérité universelle. « Une mince victoire de l’enfer peut être plus fatale qu’un gros succès du ciel. » ajoutera le présentateur à la fin du film.

Notes
122.

Søren KIERKEGAARD, La maladie à la mort, (traduit par P.H. TISSEAU), Paris, Éditeur Robert Laffont, 1993, p.1207

123.

Joseph MARTY, op.cit. p 98

124.

Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p.200

125.

Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p.202

126.

ibid., p.204

127.

Joseph MARTY, op.cit. p 120