1. L’amour réservé aux élus

Tout d’abord, il y a la famille de Jof dans Le Septième Sceau qui est l’incarnation même de l’Amour128, selon le cinéaste. Il nous semble nécessaire de souligner qu’il ne s’agit pas de la réalité du couple mais de l’incarnation de l’Amour. Dans Le Septième Sceau, l’amour est le seul moyen de dépasser la limite constitutive de l’homme qui est la mort. Pour le cinéaste, « ‘ce noble sentiment réalise l’unité de la vie, et la recherche de l’absolu des êtres humains noyés dans un monde d’imperfections ne trouverait de réponse que dans l’amour’ 129 ». La famille de Jof est visuellement distinguée, protégée en quelque sorte tout au long du film, comme si elle avait un statut particulier au milieu des événements qui évoquent le Jugement Dernier.

Comme la plupart des critiques le remarquent, Mia et Jof sont les personnages simples et humbles de coeur. Dans la lumière du matin où quelques oiseaux chantent, quand Mia demande à son mari d’arrêter de jongler et lui dit « Je t’aime », la phrase résonne avec force à l’intérieur du cadre. C’est cette simplicité et cette pureté qui sont les clefs de leur être. Kierkegaard note que cette nature est décisive en parlant de Faust. « ‘Faust est sceptique, mais comme tel, il possède tous les éléments de la certitude; sinon il serait un piètre douteur. Il lui manque le point final et, par là, tous les éléments deviennent négatifs. Marguerite, en revanche, possède ce point final; elle a la simplicité et l’innocence’ 130. » Après avoir écouté le récit des tourments spirituels du Chevalier, Mia lui offrira humblement les fraises sauvages.

Plan poitrine serré de Mia, la tête posée en biais sur l’herbe. Elle regarde le Chevalier hors-champ droite-cadre: « ‘Oh! Quel bonheur!’ ». À l’exclamation de Mia, le Chevalier réagit: « ‘Un court instant’ ... ». Pourtant le point de vue de la femme est différent: ‘« Presque toujours! Chaque jour ressemble à l’autre. C’est normal’. » Ce bref échange de paroles nous permet de revenir à l’essentiel de notre propos. Contrairement au Chevalier marqué par la finitude de la vie humaine, Mia n’a pas conscience de cette limite. Cette vision a déjà été partagée par la jeune Marie innocente dans Jeux d'été.

Toutefois, il nous semble important de remarquer que dans le cadre de la continuité de vie dont parle Mia, la notion de reprise kierkegaardienne est absente. Chaque jour ressemble à l’autre, constituant ainsi une pure répétition. Seule l’éternité de l’Amour sauvera l’homme et le rendra éternel. Même si la vie simple du couple montre que cet Amour « ‘tire sa force de son adhésion profonde à la vie quotidienne et commune’ 131 », il ne s’agit pas vraiment d’un amour réel. Le dernier reste spéculatif.

Et cet Amour est subtilement ou nettement distinct du monde dominé par la mort. Dans la séquence des flagellants, un plan montre ostensiblement le rapport entre cet amour et la mort. En plan moyen, Jof et Mia sont à gauche à l’arrière-plan droite-cadre, derrière la statue du Christ en croix au centre, tandis qu’à l’avant-plan gauche-cadre, un moine, de face, se relève et s’adresse à la foule. Le moine commence à prêcher « ‘Dieu nous envoie sa malédiction. Nous allons tous crever de la peste noire! ... La Mort est là dans votre dos. ...’ » Le plan est divisé clairement en deux par le Christ porté en croix: celui de derrière où se trouve le couple et celui de devant où le moine prêche et où la foule est censée se trouver. C’est comme si le monde condamné dont le moine parle était différent de celui du couple. Plus précisément, tous ces gens sont dans le même monde mais le couple semble épargné de la mort par la croix qui est au centre.

La mort même dira que personne n’échappera à son pouvoir. Pourtant la famille de Jof s’y soustraira. Par ailleurs, la roulotte qui est leur foyer servira de refuge au moment du passage de l’Ange Exterminateur, c’est-à-dire, de la mort. Dans un plan moyen Mia et Jof s’allongent sur le ventre dans la roulotte et Mia pose le bébé devant elle, Jof est à gauche tenant sa femme dans ses bras par les épaules. L’union de la famille dans le foyer, et ce foyer lui-même est invisible aux yeux de l’Ange Exterminateur. La roulotte symbolise ici l’amour de cette famille. Dans le dernier plan, la famille qui a échappé à la mort, part en direction du soleil levant tandis que les autres personnages s’éloignent dans la danse macabre menée par la Mort, pour se rendre vers les contrées ténébreuses.

Il y a un autre couple qui vit également l’amour dans la simplicité. C’est Åkerman et Eva, qui, dans Les Fraises Sauvages, tiennent la station d’essence et qui ont connu le docteur Borg lorsqu’il était médecin dans la région. Néanmoins, ces personnages sont surtout liés au passé du docteur, de sorte que, la question dans cette séquence n’est pas l’amour de ce couple mais le passé du docteur raconté par Åkerman. Ce sont uniquement leurs gestes quotidiens qui nous laissent entrevoir le contenu de leur vie affective. Et il nous semble possible d’interpréter allégoriquement la séquence: cet amour vécu au quotidien permet au docteur de poursuivre son voyage dans le passé pour examiner sa conscience.

Avant cet hymne, la nature de l’amour bergmanien a été verbalement cernée à travers les répliques de Frid pendant le jeu d’amour avec Petra dans Sourires d'une Nuit d'Été. « Des jeunes amants il n’y en a que quelques-uns sur la terre. Oui, on peut les compter sur les doigts. L’amour les a frappés comme un don et comme un châtiment. » Et selon Frid, les autres qui ne sont pas élus implorent l’amour, le supplient, jouent le jeu et croient le tenir, et mentent. On peut dire que tous les personnages du film sont à la recherche de l’amour mais il n’y aura qu’un seul couple élu: Henrik et Anne. C’est une combinaison de la soif de Pureté de Henrik et d’innocence d’Anne.

Pour que l’amour de ce jeune couple prenne corps132 Henrik a dû faire son geste ultime: le suicide. Il fallait ainsi également mettre un terme à son ambition d’atteindre la pureté comme nous l’avons déjà analysé à ce propos. Lorsque le mur tombe entre Anne et Henrik, Siclier commente, « ‘le jeune homme bouleversé en voyant la jeune femme endormie et découvre brusquement l’amour et le désir, donc la Vie’ 133 ». Ensuite, à l’aide de Petra et Frid, ils s’enfuient. Plan moyen du couple, de face, assis sur la voiture à cheval qui avance à grande vitesse. Leurs visages ne cachent ni leur joie ni leur espoir de bonheur. La musique évoque la vitesse de la course. Le plan est particulièrement dynamique.

Cet amour va afficher plus de maturité chez Vogler et Manda dans Le Visage. En public, Vogler maquillé, porte une fausse barbe, prétend être muet et sa femme se déguise en homme. Ce mensonge ou masque total tombe dans l’intimité du couple. Vogler démaquillé, sans fausse barbe retrouve sa parole devant sa femme en robe blanche. Plan rapproché de Vogler, couché dans le lit, tourné vers la caméra. Il ne dissimule pas son malaise. Manda couchée derrière lui, tournée également vers la caméra commence à rappeler leur vie passée: la réussite, l’échec, l’humiliation. Vogler intervenant de temps à autre dans le récit de sa femme exprime ce qui est au fond de lui-même: sa haine et son angoisse. Le gémissement qu’il pousse est le même que celui des les autres protagonistes mais cette fois-ci, il n’est pas seul, il y a la femme qui l’enlace, le console. ‘« Chacun arborant "son vrai visage", ... Manda représente l’amie sincère et la compagne de l’artiste, celle qui partage son humiliation comme son triomphe’ 134. » N’est-ce pas l’autre aspect de l’Amour, ce que Harry avait cru connaître avec Monika?

Cette idéalité de l’amour135 ne cédera pas à la séduction de Don Juan mais, à cause du mensonge de la mariée pendant sa nuit de noces, elle revêtira tout de même une touche terrestre qui permettra de guérir l’orgelet de l’oeil du diable dans le dernier film de la période que nous considérons.

Quant à l’idylle de Marie et de Henrik dans Jeux d’été, il nous semble difficile de la définir comme expression de l’idéalité de l’amour. Car il s’agit surtout d’un amour ignorant. Il est vrai que cet amour insouciant partage le coin des fraises sauvages qui est ‘« le paradis innocent, la fraîcheur savoureuse et intacte faite de soleil et d’ombre douce’ 136 ». Néanmoins, tandis que Marie vit une histoire d’amour avec Henrik dans la clarté, le couple formé par Erland et sa femme demeure plongé dans l’obscurité. Comme nous l’avons interprété précédemment, l’oncle Erland représenterait la réalité signifiant le monde. Le couple formé par Erland et sa femme exprimerait justement la réalité de l’amour bergmanien, ainsi que nous allons le voir de plus près dans la partie consacrée à la solitude. Marie et Henrik ne sont-ils pas heureux parce qu’ils ignorent cette même réalité?

Notes
128.

Commentaires dans « Le Septième Sceau », L’avant scène n°410, 1992 mars, entre autres.

129.

Thi Nhu Puynh Ho, La femme dans l’univers bergmanien, Fribourg, Éditions Universitaire Fribourg, 1975, p. 36

130.

Søren KIERKEGAARD, Ou bien... Ou bien, op.cit. p.184

131.

Jorn DONNER, Ingmar Bergman, op.cit. p. 76

132.

Joseph MARTY, op.cit. p 98

133.

Jacques SICLIER, op.cit. p.109

134.

Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p.193

135.

de Britt-Marie dans L’Oeil du Diable (60)

136.

Jos BURVENICH, Thèmes d’inspiration d’Ingmar Bergman, Bruxelles, Éditions Club du Livre de Cinéma, p. 36