2. La passion, illusion de l’amour

Il est évident que la signification de la passion est fondamentalement différente dans ce chapitre de celle de la passion existentielle, indispensable pour exister. Cette dernière passion va apparaître plus tard dans les films de la dernière période, mais la passion désigne dans notre période l’état antagonique de l’amour idéalisé. Par rapport à celui-ci, pur et durable, la passion est décrite comme charnelle et surtout éphémère. La passion attribue aux personnages la joie de vivre liée aux plaisirs, mais elle est trompeuse pour l’homme bergmanien qui cherche l’amour.

L’illusion d’amour produisant le déchirement au sein des couples n’est certainement pas une caractéristique de la période considérée. Elle est l’un des thèmes récurrents de l’univers bergmanien durant toute la carrière du cinéaste. Les amants s’éprennent l’un de l’autre, croient être amoureux, mais finissent par réaliser qu’ils étaient victimes d’une illusion, que le sentiment d’amour meurt alors que l’amour est censé être éternel selon la Vérité objective. Pourtant, dans cette période, il nous semble que ce thème n’est pas développé pour dépeindre le conflit au sein du couple. Et les aspects de la passion sont définis par leur nature illusoire. La passion montrerait en l’occurrence, combien il est difficile d’accéder à l’amour pour les hommes. Le réalisateur affiche, à travers la passion, sa vision presque spéculative de l’amour, l’inaccessibilité de celui-ci à la condition humaine.

L’exemple du couple de Harry et Monika dans L’Été avec Monika nous paraît ici éloquent. Il nous semble en effet particulièrement révélateur que L’Été avec Monika emprunte la même procédure que Jeux d’Été, malgré la différence thématique quasi fondamentale des deux récits. Dans les deux cas, il s’agit d’une idylle commençant et finissant avec l’été. Lors d’une interview, le cinéaste disait que le début de l’été suédois, qui ne dure qu’environ un mois, est une période de joie profonde pour lui. Cette brève durée de joie traduit, nous semble-t-il, la précarité de l’être et de ses sentiments.

Nous remarquons tout d’abord que l’un des éléments qui caractérisent le plus la passion est l’aspect physique. La passion et l’amour sont largement distincts, à l’image de la dualité qui existe entre la chair et l’esprit. Le réalisateur différencie donc la passion de l’amour en donnant de l’importance à l’aspect physique au sens large du terme, depuis le début de leur idylle. Il nous semble évident que cette distinction entre la passion et l’amour provient, une fois de plus, de la mentalité du réalisateur marquée par l’éducation puritaine qui néglige la chair et donne toute la valeur à l’esprit. D’ailleurs le cinéaste raconte137 avec combien de culpabilité il a vécu la sensualité de son adolescence.

La différence de climat lors de la rencontre entre les deux couples nous semble assez démonstrative: Marie et Henrik, Monika et Harry. Marie se souvient que leur idylle a plus ou moins lentement débuté dans l’innocence et la clarté, partageant le coin des fraises sauvages représentant évidemment le bonheur. En revanche, la soirée que passe Monika avec Harry est très vite marquée par la sensualité de la jeune fille. Le soir, sortant du cinéma ils s’assoient sur un banc. Monika éveille la sensualité de Harry timide et hésitant: « tu peux m’embrasser! », « mets les bras autours de moi, j’ai froid. » Et le lendemain, Harry, qui invite Monika chez lui, lui offre des bas de soie.

Il nous semble intéressant de souligner que chaque personne ne s’engage pas pour la même raison. Ainsi que nous l’avons vu, Monika ne cherche pas vraiment l’amour mais un rêve, tandis que Harry se croit amoureux. Elle avoue qu’elle est follement amoureuse de lui comme si elle imitait une réplique que l’actrice aurait dit dans le film qu’ils viennent de voir. Le garçon, lui, répond qu’il ne connaît qu’elle. C’est le cas de Harry qui constitue ainsi une illustration de la passion.

Ils partent en bateau. Puis, les trois quarts du film consistent en images de leur lyrisme d’amour et de liberté. Certains commentateurs parlent d’hédonisme, d’autres d’amour éphémère. Au milieu de la séquence du premier matin de la liberté, les gros plans du couple enlacé nous laissent effectivement entrevoir l’importance de la sensualité dans leur sentiment.

Et puis, avec la fin de l’été, leur idylle confrontée à la réalité, ne pourra pas survivre. Comme nous l’avons vu dans la partie concernant la mort de l’espoir, Harry se rend compte que tout n’était qu’illusion. Il revient en quelque sorte à la réalité avec son bébé comme fruit de leur passion. Il vend ses biens, quitte le quartier pour refaire sa vie avec son bébé dans les bras. Monika continue son chemin à la chasse de ses rêves.

L’aspect de la passion sera montré de manière nettement plus systématique à travers la femme du forgeron et Skat dans Le Septième Sceau. La dualité entre l’esprit et la chair est nettement soulignée à travers le contraste avec la famille de Jof. Comme dans le cas de Monika et de Harry, la rencontre est très vite faite. Skat jouant de la flûte sur la scène remarque la femme blonde parmi les spectateurs, ils échangent des sourires. La femme jette un clin d’oeil, tandis que son mari regarde ailleurs. Skat qui joue de la flûte, lui demande par un geste de venir derrière la roulotte.

Le spectacle est fini, Skat gagne l’arrière de la scène tandis que Jof et Mia commencent à chanter. La femme du forgeron et Skat se retrouvent ainsi derrière la roulotte sur fond du chant de Jof et Mia. Plan moyen de Skat assis à l’arrière de la roulotte de profil gauche, regardant le miroir. On entend le chant: ‘« Le Malin s’accroupit sur le rivage. Dans le ciel battent les ailes du serpent. ’» Il aperçoit la femme, se retourne vers la droite. Plan moyen de la femme blonde qui arrange sa chaussure, le postérieur relevé. On entend toujours le chant: « ‘La Vierge est pâle. Mais le chat est content. ’» La femme accroupie sur l’herbe en déployant un linge blanc devant ses jupes, mange une cuisse de poulet. Skat entre dans le champ, toujours maquillé en costume de spectacle, s’agenouille à côté de la femme dont il embrasse le bras droit. Elle lui tend une autre cuisse de poulet qu’il jette à terre en souriant et parle à l’oreille de la femme. La femme blonde se met à rire et prend sa gourde qu’elle tend à Skat. Chacun boit une gorgée. Elle s’en va, l’air coquin, derrière les bosquets à l’arrière-plan et Skat la rejoint. On entend toujours le chant: «‘La Vierge est pâle. ... Le Malin galope sur le rivage. ’» Et tout se déroule dans la lumière éclatante du soleil.

L’aspect charnel est ostensible. La femme se montre d’abord de dos à l’acteur avant de manger une cuisse de poulet. Il nous semble ainsi clair que la sensualité passe tout autant par son attitude que par l’acte de manger. Elle ‘« mord à belles dents dans une cuisse de poulet’ 138 ». Le réalisateur marque dans son scénario que Skat est frappé par le regard étincelant de joie de vivre et de désir de la femme. Le sens littéral du terme de « charnel » est dépeint à travers elle: personnage ayant trait aux plaisirs des sens. Une cuisse de poulet tendu par la femme à Skat métaphorise incontestablement la volupté. Pas un brin de nuage aux alentours, tout est joyeux, tout est clair. Pourtant, contrairement à Vogler qui retrouve enfin son vrai visage devant Manda139, Skat s’approche de la femme en gardant son maquillage de spectacle. Et le couple prend la fuite.

Leur passion touchera à sa fin quand ils croiseront le forgeron, le mari de la femme blonde au milieu de la forêt. Plan moyen de la femme et de Skat en costume de scène, qui marchent sautillant et se tenant la main sur un chemin dans la forêt. Le forgeron les voit, se précipite menaçant avec sa masse dans les mains. Après une poursuite, Skat et le forgeron échangent des propos brutaux devant les personnes présentes. Brusquement, la femme change d’attitude, revient à son mari. Elle pleure, cajole le mari, lui demande pardon. La femme criera: « ‘Tout est faux, la barbe, les dents, les sourires, des phrases apprises. Il est complètement creux.’ »

Il est vrai que c’est surtout le caprice de la femme qui anime la séquence, et chaque caprice est précédé par la parole moqueuse de l’écuyer. Cela montre, malgré tout, à notre avis, nettement la nature illusoire de la passion. Dans la discussion que l’écuyer et le forgeron ont précédemment eue, le caractère illusoire de l’amour est rigoureusement dénoncé: « l’amour n’est qu’un autre mot pour désir, plus désir, plus désir, plus une masse de tromperies, mensonges, faussetés et perfidies. » L’amour est réservé à quelques élus, les autres n’en ont que l’illusion, même s’ils jouent le jeu, croient le tenir et mentent, comme Frid disait dans Sourires d’une Nuit d’Été.

Notes
137.

Ingmar BERGMAN, Laterna magica, Paris, Éditions Gallimard, 1987, entre autre.

138.

Ingmar BERGMAN, Oeuvres, Paris, Éditions Robert Laffont, 1962, p.270

139.

Le Visage (58)