3. La solitude, amour condamné

Si l’amour est réservé à quelques élus et si les autres vivent dans l’illusion de l’amour, la solitude est un sort quasi inévitable. En dehors de quelques élus, on peut effectivement apercevoir une touche de solitude chez chaque personnage. Et si certains l’acceptent comme destin, les autres se battent pour s’en défaire, mais peu y parviendront. Cette touche de solitude explicite ou implicite fera toujours partie de la réalité du vécu de la passion amoureuse. Elle est un des éléments fondamentaux qui constituent le monde bergmanien. Et la différence de ses traits caractéristiques dans chaque période du cinéma bergmanien permet de retracer, le cheminement du réalisateur.

Dans les films de cette période, le mot solitude est clairement prononcé par les personnages, la solitude n’est pas nettement cernée en tant que problème existentiel au sens kierkegaardien, mais est une conséquence de l’échec de l’amour. L’amour est écarté de l’homme en raison de son idéalité même; c’est la solitude qui le remplace. Et il est vrai que la solitude du docteur Borg dans Les Fraises Sauvages est non seulement la conséquence d’un échec vécu sur le plan émotionnel, mais également de la nature de sa propre individualité. Sa manière d’être en est à l’origine. La solitude est la punition habituelle, dira sa conscience via l’inspecteur Alman.

Mais tout d’abord, il y a les jeunes personnages tels que Henrik et Harry qui s’ouvrent à l’amour et qui avouent leur solitude. Au début de leur idylle, Marie emmène Henrik dans son coin secret de fraises sauvages. En cueillant les fraises, il raconte sa situation familiale à Marie: il vit avec sa tante, n’ayant jamais vu sa mère. Son père lui donne de l’argent pour ne plus le voir. Devant la réaction chaleureuse de Marie, Henrik exprime ce que jusqu’alors il gardait à l’intérieur de lui: « personne ne m’aime sauf mon chien. » Après avoir écouté Henrik, Marie lui offre les fraises sauvages comme Mia l’avait fait au Chevalier. Par ce geste simple Marie rachète en quelque sorte la solitude de Henrik. Ainsi débute une histoire d’amour. Il est vrai que le cas de Henrik est distinct de celui des autres personnages parce qu’il a pu recevoir le don d’amour offert par Marie, bien que leur bonheur fut bref en raison de l’accident qui lui a coûté la vie.

Mais les autres personnages n’auront pas ce don d’amour. Durant l’escapade, au milieu du champ perdu, Harry se confie aussi à Monika: «‘ J’ai toujours été seul, maman est tombée malade quand j’avais cinq ans. ... après la mort de maman, papa est devenu taciturne. Assis l’un en face de l’autre, nous ne parlions pas. ’» Le jeune homme s’ouvre en croyant s’être débarrassé de la solitude grâce à l’amour. Mais Monika répondra: « ‘Je n’ai jamais été seule, mes frères sont bruyants et cassent tout. ’» La solitude est figurée plus que jamais par la séparation. Ils sont à l’écart du monde en croyant être ensemble mais le fossé entre deux êtres ne pourra jamais être franchi. La solitude de Harry ne pourra être rachetée par le don d’amour, même si dans l’immédiat, il croit le contraire. Monika n’est qu’un mirage pour Harry.

En outre, il nous paraît important de souligner que la solitude de ces jeunes gens est ici expliquée à travers la désunion des parents: l’un par le divorce et l’autre par la mort. Finalement, Henrik et Harry ne sont que les enfants de couples déjà habités par la solitude. Celle-ci avait par conséquent déjà été leur lot dès l’origine. Ces couples figurent la réalité de l’amour alors que quelques rares privilégiés vivent son idéalité. Ainsi, Erland dans Jeux d’Été finira-t-il par vivre comme un fantôme dans la villa déserte, et Borg, dans Les Fraises Sauvages, partira-t-il examiner sa conscience pour éviter de connaître un sort identique à celui d’Erland.

Pendant que l’histoire innocente, presque irréelle se déroule chez Marie et Henrik, la réalité se poursuit ailleurs: chez l’oncle Erland et sa femme Elisabet. Juste après la scène où Marie et Henrik partagent les fraises sauvages, la séquence suivante s’achève sur un plan moyen d’Erland assis de dos en amorce à gauche du cadre, regardant Marie qui s’éloigne en courant. Il essaie de la tenir: « Marie! ». La voix portée sur ces deux syllabes retentit à l’intérieur du cadre en se faisant l’écho d’un sentiment de profond regret. Le mouvement de la caméra orientée vers la gauche, quittant Marie, recadre Erland au centre et sa femme debout derrière lui, occupe la partie gauche du cadre. Elisabet tend un verre à son mari par dessus l’épaule, en disant: « ‘Elle court trop vite. Tu ne pourras pas l’attraper’. »

Le plan inscrit la solitude dans sa composition même. Par rapport à Marie et Henrik qui étaient situés face à face dans la séquence précédente, Elisabet se trouve derrière Erland qui regarde dans la direction où Marie est partie. Il était jadis amoureux de la mère de Marie et la jeune fille était pour lui l’incarnation de sa mère. Et tout au long du film, le personnage d’Erland exprime son amour perdu envers sa mère, et désire Marie. Mais la jeune fille représentant l’amour innocent lui échappe. Ce vain désir place également le mari dans l’isolement. Ce même isolement enfonce à son tour la femme dans la solitude.

Un peu plus tard, cette solitude installée au sein du couple s’affichera ostensiblement. Plan demi-ensemble du vaste salon sombre où une table et deux chaises mal rangées occupent seules le premier plan. Tout au fond du salon, Erland joue du piano et Elisabet écoute, assise sur une chaise à côté. Seul le clair de lune éclaire le salon.

Cette composition du plan laissant un grand vide à l’intérieur du cadre nous évoque la solitude des personnages. Une table et deux chaises au premier plan donnent l’impression que les occupants viennent de quitter le lieu et que cette absence envahit complètement le monde. C’est l’incapacité à aménager ce vide qui est finalement la cause de leur solitude.

Erland s’arrête de jouer, boit une gorgée. Plan moyen d’Erland assis devant le piano, un peu penché un avant, regardant les touches du piano. Il commence à parler. ‘« Ta maman dansait parfois pour moi des nuits comme celles-ci. Tout était calme et la lune éclairait la pièce. Et nous étions seuls.’ » Il redresse la tête, regarde le hors-champ en direction de sa femme. ‘« Pardon, très chère Elisabet’. » Plan poitrine d’Elisabet amère qui ferme les yeux en tournant la tête vers la gauche, comme si une souffrance insupportable l’avait atteinte. Nouveau plan représentant Erland dont le regard demeure suspendu. Il continue à parler. Un air musical pathétique se fait entendre. « ‘Elle était assise là-bas et je jouais en regardant son visage et je me demandais si tout cela était réel ou non. ... si la musique, la lune n’étaient pas seules réalités tangibles. ... Aujourd’hui, toutes les pendules de la maison sont arrêtées, toutes les fleurs sont fanées. Mais, à cette époque-là, elles vivaient. ...’ »

Le temps semble être suspendu comme le regard d’Erland. Comme si tous les caractères matériels, c’est-à-dire, le lieu, les objets, les personnages devenaient subitement abstraits et seuls le regret et la solitude remplissaient le champ. Le film nous a laissé comprendre que l’origine de cette solitude est l’amour d’Erland pour la mère morte de Marie. Amour pour une femme qui en a épousé un autre. La mère de Marie incarne l’amour au sens propre du terme. Amour qu’Erland n’a pu connaître même s’il a éprouvé certains moments de grâce. Et ce plan nous révèle la nature de cet amour. Erland se demandait si la musique et la lune n’étaient pas les seules réalités tangibles. D’où la question de savoir si l’amour n’est pas synonyme d’irréalité chez lui.

Suit un plan moyen d’Erland de profil qui s’arrête de parler, laisse retomber sa tête lourde et sanglote. Prise de vue à laquelle succède un plan demi-ensemble du salon mais vu sous un autre angle. Tous les meubles avec les personnages se trouvent rassemblés au fond de la pièce. Cette composition accentue considérablement l’impression de vide. Au fond du salon, Elisabet se lève et, versant un autre verre à son mari, dit « ‘Allez-vous-en, mes petits, je reste lui tenir compagnie.’ » Le seul rôle d’Elisabet est-il de verser de l’alcool dans le verre de son mari? Au sein de ce vaste salon plongé dans le noir, le mari est ivre de chagrin à cause de l’amour irréel qu’il vit et sa femme l’écoute silencieusement. C’est le couple meurtri, perdu dans la solitude. Et Erland demeurera toujours prisonnier de cet isolement, vivant tout seul dans la villa devenue déserte lorsque Marie y reviendra treize ans plus tard.

Dans le cas du docteur Borg Isak, il est question d’une prise de conscience de sa propre solitude. Dans un climat ambigu entre le rêve et la mémoire, Isak est amené par Alman, soi-disant examinateur, à assister discrètement à la scène d’adultère de sa femme qui est morte depuis trente ans. L’inspecteur précise qu’il s’agit d’un fait que le docteur ne peut pas oublier. Et, comme nous avons déjà analysé une partie de cette scène dans la section consacrée à la froideur, sa femme dit à son amant combien Isak est indifférent à l’égard des autres. Après qu’elle a quitté les lieux avec son amant, Isak demande à Alman où elle est. Celui-ci répond: ‘« Elle a disparu. Tout le monde a disparu. Vous n’entendez pas le silence. Tout a été enlevé. Un chef d’oeuvre de chirurgie. Rien qui fasse mal, rien qui saigne ou qui tremble.’ » La conséquence de l’indifférence du docteur Borg est le silence.

Dans les films de Bergman, le silence marque le néant chez les personnages qui doutent, le moment absolu chez ceux qui gardent la foi. Le silence précède généralement la venue de la mort dans Le Septième Sceau. Dans Le Visage, le silence signifie néant, néant devant lequel Vogler éprouve peur et impuissance. Ici, confondu avec le vide, le silence est aussi le moment où la vérité surgit pour Isak. Il demande quel châtiment il devra subir et l’examinateur suppose que ce sera le même que d’habitude: la solitude.

En dépit de quelques différences, le cas d’Isak ressemble au cas d’Erland. Il est vrai que tous deux aimaient jadis les femmes qui ont épousé d’autres hommes, mais l’analogie va plus loin. De même que Erland s’est enfoncé dans l’isolement en raison du désir vain qu’il éprouvait, Isak a creusé une sorte de fossé autour de lui par sa froideur. Tandis que le premier est confronté à la solitude par le sentiment, le second l’est par défaut de celui-ci. L’on sait que ce manque provenait du fait qu’Isak était préoccupé par des principes parce qu’il était en quête de la Vérité universelle au détriment des sentiments. Finalement, c’est l’Amour et la Vérité qui conduisent Isak et Erland à la solitude.