1. Une vie circulaire

Les personnages voyagent constamment sans destination apparente. Le déplacement en tant que simple mode de vie apparaît ainsi comme étant l’une des caractéristiques de cette période. Ce nomadisme tient parfois à un facteur circonstanciel. Toutefois, l’attirance vers l’instabilité est innée chez les personnages. Néanmoins, il ne nous semble pas que ces derniers recherchent l’instabilité proprement dite, mais plutôt qu’ils conçoivent la vie même comme une sorte de pèlerinage. N’est-ce pas une image de l’existence bergmanien qui refuse de se diluer dans la Vérité dogmatique?

Ils seront souvent obligés d’affronter une hostilité de la part de la société représentant la Vérité. Aussi ne nous semble-t-il pas fortuit que la troupe de cirque, dans La Nuit des Forains, qui est la première évocation du nomadisme, soit meurtrie par l’humiliation, comme nous l’avons déjà analysé dans la partie précédente.

Après le générique, dans le plan général, des roulottes se succèdent continuellement. La terre est basse et le ciel occupe plus des trois quarts du plan. Si bien que le ciel semble écraser les roulottes. De plus, à cause du contre-jour total, les roulottes ainsi que la terre sont noires comme des taches sur le ciel gris clair. Ce contraste accentue l’effet d’écrasement, comparable à celui de l’existence sous le poids de la Vérité dogmatique. Les plans plus serrés des roulottes s’enchaînent dans une atmosphère austère et froide. La voix aiguë du cocher qui chante se disperse en air, intensifie la froidure. Pourtant, les plans ne sont jamais statiques, ils sont toujours en mouvement. Tout avance lentement.

Ce mouvement perpétuel n’est pas seulement dû au fait qu’ils sont repoussés par la société établie. Quand Albert va voir la femme qu’il avait abandonnée autrefois, il ressent comme « un vide » dans le calme de la pièce qui représente le bonheur pour la femme. Et, plus tard, sorti de la roulotte après avoir avoué le désir de devenir un citoyen considéré, il crie à Frost en regardant autour de lui «‘ Quelle vie! Tu as vu quelle vie nous avons autour de nous, Frost? Je l’aime, je l’aime! ». ’On voit certains gens du cirque se livrant aux travaux quotidiens, d’autres assis dans l’herbe, bavardant, s’amusant, cueillant des fleurs. Albert, devenu radieux, se met à chanter à haute voix. ‘« Il est tout à fait intoxiqué par cette vie où tout est mouvement’ 140. »

Après avoir subi maintes humiliations, Albert pleure aux pieds de son cheval. Il remarque que l’un des fers avant du cheval ne tient pas très bien. Il le vérifie, appelle le cocher, lui demande de faire attention lorsqu’ils seront sur la route. ‘« Nous partons donc? » « Bien sûr que nous partons. Qu’est-ce que tu croyais?’ » répondra Albert en sortant de l’écurie. Ils sont ‘« obligés de continuer pour vivre’ 141 ». Vivre au sens le plus profond du terme. Rien ne laisse ici transparaître l’effet d’une passivité quelconque: la volonté demeure malgré tout à l’origine des actions des personnages.

La vie itinérante est moins dramatiquement décrite dans Le Septième Sceau. Le mépris clairement affiché à l’égard de cette vie dans La Nuit des Forains se fait moins vif et les voyageurs ne se plaignent pas de ce mode de vie. Ce déplacement perpétuel devient même, à notre avis, l’une des données élémentaires du Salut à travers les acteurs ambulants qui échapperont à la mort. Rappelons-nous que ces acteurs font partie de la troupe symbolisant la vie escortée par le Chevalier traversant la forêt. Dans cette troupe, la famille de Jof est la seule famille nomade à être sauvée. Le voyage en tant que mode de vie est, ici, dépeint comme un élément naturellement nécessaire pour le Salut. La famille partant ‘« vers l’aube’ 142 » dans le dernier plan du film, ne représenterait-il pas le « ‘perpetuum mobile’ 143 » de l’existence?

Le nomadisme est dépeint un peu différemment dans le cas de la troupe du magnétiseur Vogler dans Le Visage. Dans les films précédents, ce qui importait était le fait que les personnages voyageaient. Mais, pour la première fois, dans Le Visage, l’intérieur de la voiture est montré pendant le voyage. C’est comme si le spectateur était invité à accompagner le mouvement de l’intérieur. Et on peut y voir l’homme qui a perdu la foi, mais qui continue son chemin parce qu’il n’y a pas d’autre possibilité.

Le film débute sur les plans statiques de la troupe en repos sur une colline, à la tombée du jour. Ensuite, la voiture traverse la forêt qui évoque largement celle du Septième Sceau que les acteurs ambulants ont également traversée. Et, au milieu de cette forêt, ils rencontrent Spegel moribond qui rejoint la troupe ainsi que nous l’avons vu. Au moment où il meurt144, la voiture arrive en ville. La police l’arrête, conduit la voiture et les occupants chez le consul où ils vont passer la nuit en raison du pari fait entre le consul et le docteur sur le pouvoir surnaturel de Vogler.

Dans la chambre à coucher, la femme de Vogler surprise par la visite du docteur, lui démontre que tout n’est que tromperie. Ils ont perdu la foi, dit-elle, pourtant ils continuent leur chemin parce qu’il n’existe aucun chemin de route de retour pour eux. Cette situation va fortement marquer certains personnages de la deuxième période, et les conduire au chavirement. Mais ici, les personnages éprouvent surtout le sentiment de ne pas avoir le choix parce que c’est le seul moyen de vivre. Le nomadisme qui reflétait la volonté malgré l’humiliation subie chez Albert est maintenant uniquement synonyme de lassitude.

Au moment de quitter la ville, après avoir subi l’humiliation due à l’échec de la représentation, les autres membres du troupe renoncent au voyage. En revanche, la servante amoureuse du cocher rejoint la troupe. Sans maquillage ni déguisement, le couple Vogler, seul avec les amoureux, prépare le départ. Ensuite, l’ordre du roi arrive, ils quittent triomphalement la demeure du consul. Mais cela ne signifie pas pour autant que Vogler retrouve la foi, mais accompagné de sa femme, il continuera à poursuivre son chemin. La sorcière se retire, le bonimenteur abandonne. Il ne lui reste que sa propre personne et surtout son visage nu pour affronter le monde.

Notes
140.

Cinéma selon Bergman, op.cit. p. 107

141.

Jorn DONNER, Ingmar Bergman, op.cit. p. 54

142.

Joseph MARTY, op.cit. p.100

143.

Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p. 129

144.

Ici, il fait probablement semblant parce qu’il réapparaît plus tard et meurt réellement. Pourtant rien n’est certain, l’ambiguïté règne durant tout le film.