Le Dieu dogmatique, censé être le Sauveur, garde le Silence et provoque un dilemme chez l’homme. Car le silence fait naître un doute sur l’existence même de Dieu mais la non-existence de Dieu fait de la vie de l’homme une horreur absurde, comme le confesse le Chevalier. L’homme se met alors en quête de l’Absolu. Tel est précisément le sens de la démarche du Chevalier, dans Le Septième Sceau.
Le film s’ouvre sur une séquence qui évoque largement la Genèse biblique suivie par le plan où la lumière et les ténèbres occupent alternativement le champ dans lequel les deux chevaux se désaltèrent au bord de l’eau tumultueuse. Le plan nous laisse imaginer que les animaux seuls occupent l’univers naissant. Ensuite, succède à ce plan celui du Chevalier immobile, allongé, le regard face à la caméra, puis détournant les yeux en direction du ciel et respirant profondément. La position du Chevalier porte un sens par rapport à la position de l’écuyer, couché sur ventre, que nous allons découvrir plus tard. Le premier être humain dans cet univers est un homme songeant en regardant le ciel.
Le Chevalier se lève et prie. La caméra panoramique orientée vers la droite cadre le jeu d’échecs. Nous avons précédemment interprété ce jeu d’échecs comme métaphore d’un jeu entre la vie et la mort. L’animal au bord de l’eau est remplacé par le Chevalier qui prie et le segment se termine par la vision de l’échiquier superposé à la mer en fondu enchaîné. Comme nous l’avons déjà mentionné dans la partie consacrée à la mort, ne s’agit-il pas ici de l’image allégorique de la naissance de la spiritualité, surtout de celle du Chevalier? Le début du film, qui évoque la Genèse biblique, ne témoigne-t-il pas de l’importance de cet événement intérieur chez le Chevalier, à savoir chez le cinéaste?
Et, dans le silence total, la Mort145 se présente. En reconnaissant le personnage de la Mort, le Chevalier lui propose de jouer aux échecs. Suit un plan moyen de la Mort et du Chevalier qui s’assoient de profil l’un en face de l’autre, le jeu d’échec entre eux et la mer en arrière-plan. Ce prologue du film que nous venons de décrire indique les caractères fondamentaux de la recherche du Chevalier. C’est en luttant contre la mort que le Chevalier se met en quête de l’Absolu. La Création de l’homme bergmanien commence-t-elle seulement à travers cette décision de lutter contre la mort qui est la limite constitutive de l’homme?
Le Chevalier se lève, réveille l’écuyer et ils partent ensemble sur le chemin. Les deux hommes, en contre-jour, parfaitement incorporés à la terre noire par cette absence de lumière, quittent la mer bien éclairée. Leur démarche lugubre augure, à notre avis, la présence de la mort tout au long de leur voyage. Dans les plans qui représentent la route, la lumière et l’obscurité divisent les champs. Dans le plan suivant, l’absence de lumière devient prédominante. Il s’agit d’un plan d’ensemble en plongée de la falaise avec les rochers en avant-plan. Dans une ouverture, on aperçoit le Chevalier et son écuyer qui traversent le champ de gauche à droite. Les deux rochers noirs, menaçants, se trouvent devant et derrière nos personnages.
Le plan ne laisse-t-il pas transparaître les idées du réalisateur sur ces êtres qui étincellent entre deux néants ou zones parfaitement inconnues? Nous avons interprété la bi-présence du noir et de la lumière dans le film comme l’image de la vie et la mort. La partie éclairée de ce plan où les personnages se meuvent ne représenterait-elle pas la vie? La vie est-elle finalement un instant de lumière, de lucidité enfermé entre deux néants? Est-elle inéluctablement éphémère pour Bergman, malgré l’omniprésence de la religion dans le film qui certifie que la vie éternelle est en Dieu?
Tout d’abord, le Chevalier se rend au confessionnal, avoue son doute secret, son désir le plus profond en croyant que c’est un lieu plus religieux et également plus intime. Mais c’est la Mort qui l’écoute derrière les barreaux et cela se concrétise dans la cour de l’église.
En sortant de la chapelle, il rencontre une jeune fille accusée d’avoir eu des rapports charnels avec le Malin et d’être responsable de la peste qui ravage la région. Le Chevalier qui était sur le pas de la porte, c’est-à-dire ni dans l’église, ni dehors, vient s’agenouiller devant la condamnée, et lui demande si elle a vu le diable. En effet, si la fille a vu le diable, cela ne prouverait-il pas l’existence de Dieu, que le diable devrait connaître? Le Chevalier ne cesse pas d’interroger. ‘« Est-ce si dangereux?’ ». Pourtant, c’est le moine qui répond ‘« Je ne sais pas. On dit qu’elle est responsable de la peste que nous subissons tous’ ». La réponse du moine suggère que l’idée même du diable peut avoir la même valeur spéculative que la conviction religieuse, être une spéculation de l’idée religieuse, sans avoir de réalité.
Cette atmosphère sinistre sera plus tard amplifiée par une procession des flagellants à laquelle le quêteur va assister. Mais il va faire également la connaissance de la famille de Jof avec qui il partagera les fraises sauvages et le lait frais. C’est jusqu’alors le seul moment de paix pour le Chevalier. C’est aussi le moment de découvrir l’amour: la famille de Jof. Selon Ayfre, cette famille représente ‘« la croyance naturelle, qui se meut à l’aise dans un univers d’avant le péché. C’est le paradis de l’enfance que le Chevalier a perdu depuis qu’il se pose des questions’ 146 ». Notre Chevalier comprend aussi l’importance du moment: ‘« Je me souviendrai de cet instant. Le calme, le crépuscule, les fraises et le bol de lait.... Je vais essayer de me rappeler notre conversation et porter ce souvenir entre mes mains aussi prudemment que si c’était un bol rempli à ras bord de lait fraîchement tiré. Et cela me sera un signe et me suffira grandement.’ »
Il nous semble important de souligner le fait que le jeu d’échecs accompagne le Chevalier. Et chaque fois qu’il vivra des événements qui l’impressionneront, il jouera aux échecs avec la Mort. Les différentes phases au jeu d’échec illustrent les différents états d’esprit du Chevalier. Et, suite naturelle au moment de grâce vécu par Chevalier, la Mort se prend au piège.
Dans un plan moyen, le Chevalier et la Mort sont assis face à face devant l’échiquier. Ce plan rappelle celui du prologue, lorsqu’ils commencent à jouer. Mais cette fois-ci, à l’arrière plan, surtout au dessus de l’échiquier, c’est le groupe assis devant la roulotte qui remplace la vision de la mer et du ciel. Désormais, non seulement la vie du Chevalier mais encore celle de sa compagne sont en jeu.
La deuxième partie du récit n’est pas due au simple départ de la troupe. Le voyage de nuit à travers la forêt revêt une autre signification. La troupe renvoie à l’image de la vie même à travers plusieurs composants: les questions spirituelles du Chevalier, la charrette de l’amour, le matérialisme de l’écuyer, le silence de la muette, la passion et la tromperie du couple du forgeron. Tous forment une unité comme un seul corps et traversent de nuit, la forêt de la vie. Ils vont connaître ensemble les événements mais les affronteront chacun à leur manière, tandis que le Chevalier se concentre sur son jeu.
La troupe va croiser la charrette transportant la fille condamnée. Quand ils arrivent à l’endroit de l’exécution, le Chevalier interroge encore la fille pour pouvoir rencontrer le diable. Le regard droit, la fille répond « ‘Tu dois le voir quelque part, tu dois. Les prêtres n’avaient aucune difficulté pour le voir, les soldats non plus.’ » Encore une fois, il n’y a que l’accusation de l’Église qui donne corps à la réalité du diable dans la jeune fille. L’idée du diable reste pure spéculation pour le Chevalier; seule la folie de la Foi se montre. En regardant le bûcher, le Chevalier poussera seulement un cri de désespoir.
Plus tard, le Chevalier, armé, attend la Mort. Il reste impassible devant Raval maintenant pestiféré, tandis que les autres personnages sont horrifiés par sa souffrance et par ses cris. La Mort arrive et on entend sa voix-off: « ‘Allons-nous finir notre partie’. » L’air épuisé, le Chevalier répond: « ‘À toi de jouer.’ » La Mort prend la reine. Le Chevalier éprouve cependant de l’horreur face à Raval puisqu’il perd sa reine. Et par la suite, il perdra définitivement le jeu. Cependant cette fois-ci, ce n’est pas à l’horreur de la mort qu’il doit sa perte mais à l’aboutissement de son objectif.
Jof et Mia aperçoivent la Mort et tentent de s’échapper. Le Chevalier avait avoué que l’unique raison de sa partie d’échecs avec la Mort était d’avoir un sursis pour accomplir ce qui a un sens. En saisissant l’intention du couple, le Chevalier comprend que l’occasion se présente pour lui: aider le couple à s’évader. Le Chevalier essaie d’attirer l’attention de la Mort pour que l’évasion de Jof et Mia réussisse. Plan moyen du Chevalier, il jette un coup d’oeil vers le côté gauche supérieur du cadre, regarde l’échiquier, puis son épée et se tourne brusquement en renversant les pions de l’échiquier avec son bras gauche. Grâce à la diversion créée par ce geste délibéré du Chevalier, Jof et Mia s’échappent. Après avoir remis les pions à leurs places, la Mort gagne la partie.
Nous avons dit que ce jeu d’échecs traduit l’attitude du Chevalier face la mort. Il voulait accomplir un acte qui ait un sens pendant le jeu. Au moment où il tient la Mort pour que le couple puisse s’échapper, son choix est fait, il n’a plus de raison de résister à la Mort. La victoire de la Mort ne serait-elle pas plutôt la cessation de la lutte par le Chevalier? Seulement, il lui pose l’ultime question. « Et tu révéleras tes secrets? ». Or, elle n’a pas de secret. Aucune réponse n’arrive. La Mort est confondue avec la nuit, seul est visible son pâle visage.
‘« Que faire d’autre sinon la suivre jusqu’au bout?’ 147 » Terminus du cheminement et attente de la venue de la Mort. Le Chevalier dira à sa femme qui l’attendait: ‘« C’est fini maintenant et je suis un peu las. ’» Le Chevalier et sa troupe prennent le dernier repas préparé par l’épouse du Chevalier en écoutant sa lecture de l’Apocalypse.
Le cheminement est terminé. S’il avait eu lieu pendant le silence de ‘« près d’une demi-heure’ », selon la proposition d’Amédée Ayfre148, cette demi-heure aurait-elle été finie? Les trois coups annoncent la Venue de la Mort. Tension dans l’espace. Chacun la reçoit à sa manière et le Chevalier fait son ultime prière à Dieu qui doit exister quelque part. Leur dernière image est, à travers la vision de Jöf, celle du passage sur la colline. A l’exception de la femme du Chevalier, de la muette et de la famille qui s’est échappée, tout le monde est là, se tenant par la main, dans une danse macabre. La compagnie et la Mort sont en train de passer de ce côté à l’autre. La dernière séquence serait l’instant dilaté du passage de la Mort sur la terre, de la vie à l’au-delà.
A travers le voyage du Chevalier, Bergman expose métaphoriquement mais directement les questions fondamentales concernant l’homme. En retraçant son itinéraire, nous avons pu entrevoir clairement le rapport entre l’homme et Dieu. Ici le cinéaste conçoit la vie comme une quête. C’est le silence de Dieu qui est le motif d’une telle conception. Dans un monde régi par l’idée de Dieu abstrait, l’homme bergmanien recherche sans cesse un Dieu tangible.
Les questions posées durant le cheminement du Chevalier restent sans réponse. Pour celui-ci, le seul signe tangible de l’existence de la transcendance, c’est la Mort. Et Elle dit ne rien savoir. Au bout de son douloureux cheminement à la recherche de l’Absolu en compagnie de la Mort, c’est la fin qui attend le Chevalier et aussi les autres qui ne se posent pas toutes ces questions. La danse macabre désigne une contestation de l’échelle du pouvoir (toutes les classes sociales se donnent la main) et se présente ici comme le signe de la fatalité.
Pourtant Marty commente, à propos du début du film évoquant la Genèse, ‘« le voyage devient l’itinéraire de la vie, de la naissance à la mort’ 149 ». Le commentaire met en lumière la signification immanente du voyage de la troupe qui traverse la forêt. Elle représente un être avec toutes ses différentes composantes. Un être, via la troupe, guidé par ses questions, parcourt la vie. Dieu reste muet, les questions demeurent sans réponse et l’homme arrive fatalement à la mort. Cette réalité aura sa conclusion par la bouche de Spegel dans Le Visage: ‘« On avance pas à pas vers la nuit. Le mouvement est l’unique vérité.’ »
À savoir, la mort en personne sera écrite avec une majuscule pour la distinguer de la mort au sens général du terme.
Amédée AYFRE, « Portée religieuse du "Septième Sceau" » in TÉLÉ CINÉ, Paris, n° 77, 1958
Amédée AYFRE, « Portée religieuse du "Septième Sceau" », op.cit.
Amédée AYFRE, op.cit.
Joseph MARTY, op.cit. p 101.