3. Une tentative d’évasion

Nous avons montré que la société représentait la Vérité établie et combien l’homme avait des rapports malaisés avec elle. Certains tenteront de s’évader et passeront quelques moments de liberté en croyant y avoir réussi. Mais ils se rendront finalement compte que ce n’était qu’une illusion et seront obligés de revenir. La question, ici, n’est donc pas celle du mouvement du voyage mais de l’impuissance de l’homme qui cherche à échapper au poids de la Vérité établie, par la société.

Il est évident que le thème central de L’Été avec Monika, est celui de l’évasion et tous les éléments sont structurés autour du voyage. C’était une libération pour Harry et Monika ainsi que nous l’avons vu dans la partie précédente et ils sont finalement obligés de revenir au point de départ, vers la société dont ils s’étaient évadés. Cela signifie combien leur liberté offerte par la fugue était momentanée et cet attribut est montré tout au long de leur voyage en alternant avec les images de bonheur.

Au moment de partir, le couple se dit en sautant de joie: «  ‘on peut aller où l’on veut’. » Cette liberté constitue l’attrait fondamental de leur voyage. Les plans successifs de la ville, filmés depuis le bateau qui part donnent une impression de grand départ, d’espoir et aussi d’aventure imprévisible. Les séquences ouvrent sur un horizon de liberté. Aucune trace devant eux de la ville étouffante, bruyante. Leur premier matin de liberté est ainsi à travers le reflet de lumière sur le plafond de leur bateau. Monika prépare le café, semble savourer le petit matin et leur bonheur. La largeur de l’espace est aussi exprimée par l’échelle des plans. Ils sont filmés en demi-ensemble, à l’exception de quelques gros plans explicatifs. Leur liberté exprimée est évoquée au moyen d’une métaphore: le plan rapproché d’une mouette en vol succède à un très gros plan de Monika épanouie de profil, appelant Harry à haute voix.

Suit un moment de pluie mais le soleil revient avec son arc-en-ciel. Tout est dans la clarté éblouissante de la lumière d’été. Et ils se disent qu’ils ont réussi à se révolter contre tous. Ce moment de liberté atteindra un paroxysme dans la scène où Monika se baigne toute nue devant les yeux de Harry.

Dans la séquence suivante, ils se rendent au bal. Mais, au moment où ils allaient quitter le lieu, ils aperçoivent l’ancien ami de Monika parmi un groupe de personnes. Ils se dépêchent de partir. La présence de l’ancien ami en ce lieu, pourtant censé être très lointain, nous semble significative même si Cowie considère cette rencontre comme une faiblesse structurelle du scénario150. Bien qu’ils croient être loin de tout, entièrement libres, ils ne parviendront pas à échapper à leur propre monde. La liberté totale qui a été décrite jusqu’ici rencontre soudainement sa limite exprimée à travers cette simple remarque: ‘« Ce n’est pas ton copain Lelle?’ ». Monika a bien vu mais nie en disant qu’il s’est trompé. C’est évidemment la réalité qu’elle nie pour poursuivre cette liberté temporaire procurée par le rêve. Cette négation deviendra plus manifeste encore à la fin lorsque Monika refusera obstinément de retourner à la ville malgré sa grossesse et le manque de provisions.

Suit un plan demi-ensemble de l’embarcadère. La nuit blanche où un petit bateau se trouve au premier plan. En arrière plan, le champ est nettement divisé par l’horizon. L’embarcadère du milieu commence son chemin depuis une cabane de la rive droite et trace une marque horizontale d’une longueur des trois quarts du champ. Dans la composition du champ ainsi horizontale et immobile, Harry et Monika dansent seuls sur la planche. Ce plan dure vingt secondes.

Ce long plan donne, à notre avis, un aperçu symbolique de leur situation. Ils dansent pour fêter leur jeunesse, leur liberté. Mais le réalisateur les situe au milieu d’un embarcadère peu éloigné de la rive. Il n’y aura en définitive d’autre issue que de revenir vers la cabane. L’horizon, le rivage et l’embarcadère paraissent immobiles; seul le jeune couple se meut. Il paraît petit face à la grandeur imperturbable du paysage, ainsi que le montrera un nouveau long plan.

Après la scène de l’espoir et des projets partagés par le jeune couple devant le feu du camp, suit le plan général de la mer sur laquelle vogue leur bateau qui part vers le vaste horizon. Le bateau disparaît au loin comme un point de fuite mais le plan reste fixe pendant quarante secondes. C’est comme si l’horizon engloutissait le petit bateau avec les personnages. Tout reste imperturbable. Ce plan paraît représenter métaphoriquement l’impuissance de l’homme face à ce qui est établi, imposé et préfigure déjà la fin de leur escapade.

Leur illusion d’avoir la liberté d’aller où ils veulent sera une fois de plus contrariée par la réapparition de Lelle. Ce dernier jette les affaires du couple à l’eau et met le feu au bateau de Harry et de Monika. Harry et Lelle se battent. Au même titre que les autres séquences suggérant le caractère illusoire de la recherche d’un échappatoire, cette bagarre signifie que le couple n’a fait que repousser la fin de son expérience de la liberté.

Par la suite, le climat de leur voyage n’est plus éblouissant, il s’assombrit. Les provisions manquent, Monika commence à se plaindre de tout et cette plainte va la pousser au vol. La situation montre à quel point que leur évasion n’était qu’une illusion. Le cinéaste décrit la douloureuse réalité surgie devant la pénurie matérielle. Leur relation se dégrade considérablement. Pourtant Monika ne peut accepter l’échec de leur tentative d’évasion. Elle refuse opiniâtrement de rentrer. Le hurlement aigu poussé par Monika montre à quel point il est pénible d’accepter la réalité. Mais elle sait pertinemment que sa situation est sans issue, que tous deux n’ont plus le choix.

Chez les personnages de La Nuit des Forains les circonstances sont plus désespérantes parce qu’il n’est même plus la question de l’évasion au sens physique du terme. Ces personnages vivent dans la misère et l’humiliation parce que demeurant en dehors de la société. Certains d’entre eux vont à leur manière tenter de s’insérer dans la société pour échapper à cette humiliation. Mais ils échoueront. Ils savent très bien au fond d’eux-mêmes que l’intégration n’est pas une solution. Il ne leur reste qu’à continuer à mener leur vie misérable. C’est ce désespoir qui s’exprime à travers le rêve de Frost.

Lorsque le cirque reprend la route, Frost raconte à Albert le rêve qu’il a fait l’après-midi: « ‘Je(sa femme) vais te rendre tout petit comme un foetus, ... tu pourras rentrer dans mon ventre, et là tu dormiras autant que tu voudras. ... Je me suis installé dans son ventre. Je me suis endormi, c’était bon, délicieux. J’étais balancé comme dans un berceau, je devenais de plus en plus petit. Finalement, je n’étais pas plus gros qu’une graine, et puis j’ai disparu tout à fait.’ » C’est une ultime tentative d’évasion: recul vers l’avant-naissance, «‘ retrouver le néant dans le sein de sa femme’ 151. »

Notes
150.

Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p. 117

151.

Jos BURVENICH, Thèmes d’inspiration d’Ingmar Bergman, op.cit. p.19