4. Voyage à l’intérieur de soi

Les déplacements que nous avons examinés jusqu’ici étaient des itinéraires métaphorisant les états dans lesquels se trouvaient les personnages bergmaniens. Poussés par une raison ou par une autre, ils se déplacent dans l’espace. Mais ce déplacement dans espace signifie pour certains personnages le voyage dans le temps. Ils revisitent les lieux où les événements importants ont marqué leur vie. Ce voyage provoquera une prise de conscience de la réalité de leur être, les invitera à une transformation profonde de leur personne. Par rapport aux autres voyages dont les finalités ont été définies de l’extérieur, ce voyage nous conduit à l’intérieur du personnage. On remonte le temps. Le passé énonce habituellement une nostalgie chez le cinéaste et lui-même explique souvent combien les souvenirs d’enfance sont importants pour son activité artistique. Dans les films que nous allons analyser, ce passé figure directement l’origine de l’état présent du personnage. Le voyage est, ici, comme « ‘un révélateur qui fait apparaître la vérité entre le présent et le passé’ 152. »

Nous pouvons apercevoir ce propos dans Jeux d'été et Les Fraises Sauvages. Lors de voyage dans le passé, et dans « les mystérieuses contrées du coeur et de l’esprit 153 » les protagonistes de ces films font une introspection. Remarquons tout d’abord qu’en dépit des caractéristiques singulières appartenant aux films de cette période et de la suivante, il nous semble que, d’une certaine manière, les thèmes de ces deux films sont l’ébauche des thèmes des films de la période suivante où les questions des personnages ne sont plus posées à partir du point de vue de la société mais à partir du point de vue de l’individu considéré dans son être propre.

Alors que le départ d’Isak est dû à l’idée de la mort évoquée par le rêve, celui de Marie est dû au surgissement du souvenir de l’amour défunt de jeunesse. Tandis que le voyage d’Isak est l’occasion d’un examen direct de son être qui donne de l’importance aux étapes parcourues, celui de Marie constitue une sorte de plongeon dans le passé et l’accent est principalement mis sur le rapport entre le présent et le passé. Mais, dans les deux cas, le motif est similaire: éprouver la valeur de son être. Les deux démarches sont donc fortement liées à un processus de prise de conscience de soi, constituant un défi à la réalité, même si cela n’est pas forcément conscient chez les personnages au début.

Nous avons déjà retracé une partie du voyage de Marie en analysant le thème de la mort. Jeux d’Été commence même par un fragment du passé. Aussitôt Marie s’aperçoit qu’elle a entre les mains le journal de Henrik, elle le laisse tomber en poussant un cri de stupéfaction. Instant de collision entre le présent et le passé. Cette collision sera matérialisée ensuite par une perturbation survenue au cours de la répétition générale en raison d’une panne d’électricité.

À cause de la répétition annulée, Marie regagne la loge, parle à l’autre danseuse d’une douleur éprouvée après un rêve, s’accompagnant de l’envie de retrouver l’objet de son rêve. Il est clair qu’il s’agit ici d’une allusion à son amour de jeunesse. Pour elle, ce n’est même plus le passé mais un rêve avec toutes ses caractéristiques irréelles. Elle ouvre ensuite lentement le journal de Henrik. Le visage de celui apparaît sur la page, sur l’air musical évocateur de leur l’idylle d’été. Succède à ce plan, un très gros plan de la moitié droite du visage de Marie avec le regard baissé, puis orienté de face. Le surgissement du passé lui donne la faculté de regarder en face. Ressentiment immédiat pour sa vie actuelle. Elle part.

L’île est une métaphore de l’espace de la jeunesse perdue. En débarquant sur cette île, comme nous l’avons déjà décrit dans la partie précédente, Marie rencontre la tante qui était la tutrice de Henrik et elle la suit. Travelling latéral du plan d’ensemble d’un paysage dans lequel le chemin marque le milieu du champ. Ce plan marqué par sa composition horizontale est suivi par plan en plongée des escaliers que Marie monte pour gagner la cabane où elle séjournait pendant l’été. D’où l’impression d’une coupure opérée dans le temps présent pour entrer dans le passé.

Maintenant, le vent seul remplit la cabane. Elle s’assied sur le banc, ferme ses yeux et débute son voyage « ‘au pays du souvenir’ 154 »: « ‘Il y a treize années de cela ... ’» Comme si elle revivait le passé, un sourire de bonheur se lit sur son visage. La voix intérieure de Marie narre: « ‘La répétition générale de l’école de ballet. Jour de joies et de déceptions, d’espoirs brisés, de tension, d’hystérie. ’» Succède la séquence où l’atmosphère est bien réelle, illustrant la narration. Le dynamisme de la séquence du passé crée un contraste avec le vide dans la cabane déserte. C’est dans ce climat que son histoire d’amour a débuté.

Plus tard, la voix de Marie émue intervient encore dans la séquence du passé: « ‘Le silence entre nous était aussi immense. ’» Nous avons précédemment souligné que le silence a une grande importance dans l’oeuvre du cinéaste: le moment absolu pour certains, le néant pour d’autres. Cette importance explique l’attribution du titre d’un film de la deuxième période. Le silence, ici, c’est le moment d’authenticité. Authenticité de l’être, de l’amour. C’est l’innocence qui permet aux personnages de demeurer dans une telle authenticité. Le silence est également marqué par le plan général de la mer calme. Ce silence, c’est justement, l’authenticité de l’être, que Marie a perdue en perdant l’amour.

Dans le bateau du retour, Marie replonge dans ses souvenirs: ceux de la mort de Henrik et de ce qui a suivi. Elle conclut son voyage en reconnaissant qu’elle oubliait Henrik en devenant la prisonnière d’Erland. La caméra recule par le zoom depuis le gros plan de Marie jusqu’au plan demi-ensemble de la cabine. Marie sort de son voyage intérieur, revient à la réalité de sa situation, consciente, mais se retrouvant seule face le monde à affronter.

Siclier disait que le docteur Borg reprenait la même méditation dans Les Fraises Sauvages. Nous partageons cette opinion dans la mesure où, dans les deux cas, il s’agit de voyager dans le passé pour faire le deuil de l’amour de jeunesse perdu, qui conduit à une prise de conscience de l’être. Cependant, une certaine différence existe entre ces deux cas. Comme nous l’avons antérieurement remarqué, le voyage est chez Marie une forme de combat. Elle se trouve en position de victime à la suite de la mort de Henrik, et c’est le journal intime du défunt qui a déclenché la volonté de ressaisir le sens de sa propre vie. En revanche, seule l’introspection est à l’origine d’un processus identique chez Isak.

Remué par le rêve évoquant la mort, il se réveille au petit matin, et au lieu de prendre l’avion prévu, il décide d’aller en voiture à Lund où il va être fait Docteur Jubilaire. Le film est donc entièrement centré sur le thème du voyage du personnage jusqu’à cette ville. « ‘Le voyage intérieur du professeur se fait parallèlement au déplacement en voiture qu’il effectue’ 155. »

Nous avons précédemment analysé comment ce rêve suscitait la mort dans le chapitre « Une vie surexposée à la lumière ». Dans la séquence précédant le générique, Isak expose sa vie calmement mais avec une certaine fierté. Cependant, après le rêve, il ressent un besoin d’examiner sa vie. Il s’agit donc d’un doute sur les valeurs auxquelles il tenait. Ce doute commence à être concrétisé par la discussion directe presque brutale avec sa belle-fille qui l’accompagne. A travers le voyage, en examinant son être profond, ‘« Il met en scène son propre tribunal dénonçant sa culpabilité’ 156 ».

L’entretien avec sa belle-fille au début du voyage fait découvrir au docteur sa personnalité vue de l’extérieur: égoïste, n’ayant ni égard pour les autres ni respect pour les souffrances de l’âme. Cette révélation surprend le vieux docteur. Après cette discussion, ils arrivent à la villa d’enfance d’Isak. Et le docteur âgé de soixante-dix-huit ans, assiste aux événements familiaux qui paraissent tels qu’ils étaient à l’époque. ‘« Isak est ici comme un esprit errant venu chercher dans le passé une explication’ 157. » Dans le coin des fraises sauvages, Sigfrid, son frère fait la cour à Sara avec qui Isak était secrètement fiancé. Et ensuite, au repas, Sara troublée à cause de l’histoire du baiser confie à Charlotte qu’elle ne veut pas faire de la peine à Isak, mais qu’elle aime Sigfrid. ‘« C’est dans cette espèce de rêve-souvenir qu’il prend conscience de cette lésion de sa vie affective, dont toute son existence est restée marquée ’ 158. »

Puis arrivant dans la région où il a débuté comme médecin et où sa mère vit toujours, il s’arrête à une station d’essence tenue par Åkerman et sa femme. Ceux-ci ont plein d’estime pour lui. Cette estime provoque un regret chez Isak: « J’aurais dû rester ici. » murmure-t-il. La nostalgie du passé continue à se faire ressentir dans la scène suivante du repas où Isak, détendu, raconte ses souvenirs de jeune médecin dans la région. Siclier fait une allusion au repas sur l’herbe dans Le Septième Sceau. C’est un moment de paix. Et, réconforté par ce moment, il va voir sa mère qui « ‘est une sorte de momie altière et desséchée’ 159 ».

La question de la mort évoquée dans le rêve est devenue concrète à travers la discussion avec sa belle-fille. Isak est allé chercher l’explication dans son amour de jeunesse perdu. Ensuite s’opère la « rematérialisation » des étapes de sa vie, selon le terme de Siclier. Ne s’agit-il pas en quelque sorte d’une révision de sa vie? Et à présent, c’est une succession d’images humiliantes qui le poursuivent durant le rêve. C’est le fond de lui-même qui est en train de se libérer. Ainsi, après avoir appris que Sara va se marier avec son frère, il avoue combien cela lui fait mal. Ensuite, dans la séquence suivante, il passe une série d’examens supervisés par Alman. Après avoir échoué, il sera jugé sur sa froideur, son égoïsme. Cowie estime que Alman est une des facettes d’Isak. Le jugement d’Alman n’est-il pas la voix d’Isak elle-même? N’est-ce pas une autre formule de regret face à sa vie? Et lorsque Alman dit que la punition est la solitude, Isak demandera: « N’y a-t-il pas de Grâce? » En se réveillant, il se confie à sa belle-fille: « Que je suis mort, bien que je vive! »

C’est seulement après un voyage à l’intérieur d’eux-mêmes que les personnages réussiront à trouver la paix, la réconciliation avec eux-mêmes, tandis que les autres ‘« s’enfoncent toujours dans les mêmes ornières’ 160 ». Les personnages vont continuer leur introspection, c’est ainsi qu’ils pourront se délivrer de la Vérité dogmatique. Cela constitue la deuxième période du cinéma bergmanien.

Notes
152.

Jorn DONNER, Ingmar Bergman, op.cit. p.40

153.

Joseph MARTY, op.cit. p.82

154.

Joseph MARTY, op.cit. p 82

155.

Jorn DONNER, Ingmar Bergman, op.cit. p.79

156.

Joseph MARTY, op.cit. p.107

157.

Jacques SICLIER, op.cit. p.143

158.

Jacques SICLIER, op.cit. p.143-145

159.

ibid. p. 147

160.

Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p. 129