‘« Pour Hegel, il n’y a qu’une réalité véritable et pleine, c’est la totalité, la totalité rationnelle. Toute chose n’existe que par sa relation avec une totalité. Cette totalité, c’est l’Idée’ 161. » Cette réalité est fortement marquée dans la première période, au travers de la présence du Dieu dogmatique, de la convention sociale et de la société. Les personnages bergmaniens vivent ainsi dans cette totalité de l’Idée. Cela constitue l’un des motifs principaux de la souffrance qui règne dans leur univers, parce qu’ils se refusent à être considérés comme « un moment dans l’histoire du système162 », et « elle (Idée) fait abstraction du concret, du temporel163 ». C’est finalement ce conflit entre les protagonistes et le monde extérieur qui caractérise cette période.
La société est perçue comme étant froide et mécanique. L’homme est continuellement humilié parce que ‘« ce qu’est la réalité ne se laisse pas exprimer dans le langage de l’abstraction’ 164 ». L’homme se tourne vers Dieu mais il ne récoltera que le silence en retour. Punition divine pour certains ou limite constitutive de l’homme pour d’autres, la mort est omniprésente. Elle est non seulement représentée par les ténèbres, mais encore par la lumière trop forte.
Effectivement, ce rapport entre la Vérité établie et l’homme n’est pas sans rappeler celui qui prévaut entre l’esprit et la chair dans la morale puritaine dans laquelle le cinéaste a été éduqué. Si l’esprit inspire la pureté, l’innocence et la vertu, la chair, quant à elle, est considérée comme antithèse. Pourtant, c’est la chair qui est concrète ainsi que la réalité de l’existence. La Vérité universelle, rationnelle s’impose mais l’homme ne parvient pas à s’y ajuster. La lumière trop forte qui évoque la mort est donc la Vérité qui aveugle la réalité de l’existence. La souffrance en découle naturellement.
L’homme perçoit que l’amour est le moyen le plus concret pour parvenir à la Vérité. Alors, il y recourt. Mais même l’amour affirmera son idéalité, demeurant ainsi hors de portée. Seuls quelques couples sont élus, les autres vivent dans l’illusion, sont condamnés à la solitude.
Néanmoins, la mort et la souffrance mettront paradoxalement la vie en valeur. Et l’homme prend conscience de son propre être et s’interroge. Il ressent l’existence d’une facette de lui-même, distincte de sa propre personne. Cette question du masque donnera à l’homme la conscience de son propre visage et suscitera chez lui le désir de le retrouver. De plus, certains personnages qui croient demeurer dans la Pureté, l’une des caractéristiques de la Vérité universelle, vont voir cette idée démentie.
Ce qui anime l’homme, c’est l’incompatibilité entre lui et la Vérité. L’homme se verra obligé de partir à la recherche de moyens pour y échapper. Le déplacement permanent des personnages constitue ainsi l’une des caractéristiques des films de cette période. Cependant, il nous semble que la question de l’existence, au sens où Kierkegaard l’entendait, n’est pas encore clairement abordée. De même, le désaccord entre la Vérité et l’homme, ainsi que sa révolte sont souvent traités comme une simple question de morale.
Malgré les scènes satiriques ou légères qui font contrepoids, il est vrai qu’un élément de désolation se dégage des films de cette période. Pourtant c’est cette négativité qui meut les personnages. Elle les incite à chercher une issue au conflit qui les oppose avec ce qui leur est imposé. C’est alors qu’ils pourront commencer à saisir leur propre existence.
Jean WAHL, Les Philosophies de l’Existence, op.cit. p. 23
ibid. p. 114
Søren KIERKEGAARD, Post-Scriptum, op.cit. p.201
ibid. p.210