« ‘Elle voit tout "comme en un miroir", même Dieu, projection de ses propres horreurs’ 167. » disait J. Marty dans le commentaire sur le personnage de Karin168. Cette interprétation expose judicieusement les nouveaux traits des personnages. En explorant plus avant le fond de l’intériorité, le cinéaste dépeint à présent la réalité de « la Foi » et non plus « le personnage ayant la Foi » de la première période. Mais cette Foi est décrite comme moyen de se retirer de la réalité. Et, dans certains films, Bergman livre le caractère fictif de la religiosité chrétienne qui avait tant d’importance auparavant.
La schizophrénie de Karin dans Comme dans un Miroir, qui ouvre la période, est ici symptomatique. Le cinéaste place la religiosité de l’autre côté du mur qui désigne le monde imaginaire de Karin. Cette religiosité comprend toutes les données du dogme chrétien.
Dans la chambre inoccupée du dernier étage et devant le mur où le papier peint est décollé, Karin raconte son aventure à Minus. Seuls deux plans accompagnent alternativement le récit de l’histoire: le plan poitrine de Minus confus mais aussi presque émerveillé et le plan de Karin absorbée dans sa propre histoire. ‘« Je passe à travers le mur. ... J’entre dans une grande pièce, tout à fait silencieuse et claire, des êtres humains se meuvent, vont et viennent, quelques-uns d’entre eux parlent avec moi d’une telle façon que je comprends. C’est tellement agréable et je me sens en confiance. Plusieurs visages ont comme une lumière resplendissante.’ »
Il est intéressant de souligner l’aspect lumineux du monde décrit par la jeune femme. Il ne s’agit pas seulement des éléments théologiques qu’elle est en train de décrire mais d’un monde de béatitudes. Mais c’est un monde seulement accessible à Karin, schizophrène.
Karin poursuit le récit de son histoire. « ‘Tous l’attendent, celui qui doit venir, mais personne ne s’inquiète. Ils disent que je pourrai participer, que je serai des leurs lorsque cela arrivera. ... J’attends cet instant, quand la porte s’ouvrira et que tous les visages se tourneront vers Lui, celui qui viendra. » « Qui est-il celui qui viendra? » « Je ne sais pas, personne n’a dit quelque chose de formel, mais je crois que Dieu se révélera devant nous.’ » Il est évident qu’il s’agit de la Parousie, l’ultime moment des chrétiens. « Qu’il viendra à nous dans cette pièce et par cette porte. » L’avènement ainsi que la question de la Foi prennent une dimension dérisoire. Pourtant, il ne nous semble pas que le cinéaste essaie de les ridiculiser, mais de décrire le caractère irréel de la Foi.
L’action du film est centrée autour du personnage de Karin et se partage entre les deux mondes. « ‘Je suis entre les deux et parfois je ne suis pas sûre. ... Mais cela, ce ne sont pas des rêves, c’est la réalité. Ça doit être la réalité!’ » Une phrase qui rappelle la prière du Chevalier au moment de la mort. L’espoir ultime du Chevalier dans Le Septième Sceau priant Dieu qui doit exister quelque part, devient une vision schizophrénique.
Après le rapport incestueux qu’elle a eu avec Minus, Karin décidera finalement de séjourner à l’hôpital le reste de sa vie. Il nous semble que le rapport avec son frère porte une signification particulière, parce que Minus représente pour nous l’innocence. Nous reviendrons ultérieurement de manière plus approfondie sur le thème de l’innocence pour nous en tenir ici au sentiment de culpabilité qui dévoile l’incompatibilité entre les deux mondes dans lesquels Karin est obligée de se mouvoir sans arrêt.
Avant de partir pour l’hôpital, Karin attend impatiemment la venue de Dieu dans la chambre inoccupée qui lui sert de sanctuaire. Mais ce qui vient est en fait, selon Karin, une araignée répugnante qui essaye de la violer: « ‘Lorsqu’il n’a pas pu entrer en moi, il a continué à escalader ma poitrine et mon visage et a continué à escalader le mur. J’ai vu Dieu.’ » Monstruosité attribuée à Dieu. Le cinéaste formule ainsi la Vérité dogmatique censée être salvatrice mais absente devant la réalité de vie.
Elle met une paire de lunettes noires, ‘« métaphore finale de son rejet du monde qui l’entoure’ 169 », et part pour se retirer de la vie. Son départ ne signifierait-il pas que le cinéaste parvient à abandonner l’idée de la Vérité dogmatique?
L’épouvante d’une schizophrène qui croit voir un Dieu-araignée sera énoncée par la bouche du pasteur même. C’est le malheur de Tomas dans Les Communiants. Rappelons-nous le thème de la Trilogie que composent Comme dans un Miroir, Les Communiants et Le Silence. Le cinéaste écrit à leur sujet dans l’édition des scénarios: « ‘Ces trois films ont trait à régression. Comme dans un Miroir, la certitude conquise. Les Communiants, la certitude mise à nu. Le Silence, le silence de Dieu - l’empreinte négative’ 170. » Néanmoins, ce thème de la régression définie par l’auteur nous semble assez discutable. Car si le personnage Karin rompt avec l’idée de la Vérité dogmatique en se retirant du monde, Tomas y fait face, subit surtout une transformation. Le personnage de Tomas constitue l’état d’une transition entre le concept de la Vérité objective et celui de la Vérité subjective. « ‘Briser ce concept de Dieu, qui revenait en quelque sorte à chercher une solution de confort. Maintenant je tente d’acquérir une notion plus vaste, plus distincte, plus claire de la divinité’ 171. »
‘« Il est midi, un dimanche de la fin novembre. Le jour s’obscurcit sur la plaine et un vent froid et humide souffle en provenance des marécages, à l’est’ 172. » Cette image de l’hiver, image d’abandon, de désert par laquelle commence le scénario évoque l’intériorité de chaque personnage ainsi que le silence de Dieu lourdement suscité tout au long de film. C’est ‘« la lumière hivernale et froide de la lucidité dilate la détresse’ 173 ». Et devant l’angoisse de Jonas, le déchirement spirituel de Tomas surgit.
Le pêcheur Jonas et sa femme viennent parler au pasteur parce que le mari est habité par l’angoisse. Devant la présence de la femme, Tomas répond par les paroles conventionnelles: « Nous devons faire confiance à Dieu ». Mais quand il se retrouve seul avec Jonas, le pasteur ne peut s’empêcher d’avouer son propre désarroi.
Devant une grande croix sur laquelle le Christ agonisant est très ostensiblement visible, au lieu d’essayer de calmer l’angoisse de Jonas, Tomas dit d’une seule haleine: « ‘Un Dieu-suggestion que j’ai assemblé en empruntant un peu partout et en le fabriquant de mes propres mains’ 174. » Si le cinéaste rendait irréel le Dieu dogmatique en Le plaçant derrière le mur où seule Karin pouvait pénétrer, ici, Dieu n’est qu’une invention de l’homme. La nature transcendantale de Dieu est fondamentalement niée. « ‘Un Dieu-araignée, un monstre. ... Même si Dieu n’existe pas, cela importe peu. Car la vie a une explication. ... La cruauté des êtres, leur solitude, leur peur, tout cela est clair, évident. Il n’y a pas de "raison" à la souffrance.’ » d’où la dénonciation du Dieu dogmatique au plus haut point éloigné de la réalité de vie.
Après avoir dénoncé la Vérité objective à qui le pasteur tenait néanmoins de tout son être , c’est l’affliction qui l’envahit: ‘« Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné! » D’où « le vide qui suit cette destruction’ 175 ». Pourtant, il se tourne ensuite vers la fenêtre d’où émane une lumière intense. Il nous semble que cette lumière vive qui surexpose la face de Tomas ne renvoie pas à un climat d’accablement habituel chez le cinéaste. Il s’agit de la lumière de la vérité. Il dira par la suite: « Maintenant, je suis libre; c’est fait. »
Karin qui croit voir Dieu s’éloigne du monde et le pasteur sort de son mirage du Dieu dogmatique. La désillusion est consommée, Sebastien affirmera dans Le Rite: « je n’ai jamais eu besoin ni de Dieu ni de Salut. Je suis mon propre Dieu avec mes anges et mes démons. » Par ces paroles engagées, l’homme bergmanien rejette catégoriquement tout ce qui s’impose à lui de l’extérieur. Faillite ou succès, l’homme veut se prendre en charge lui-même.
Ce qui subsiste à présent dans l’univers bergmanien à ce propos n’est qu’un acharnement maladif. Le personnage d’Anna dans Une Passion ainsi en témoigne. Elle dit avec force qu’elle essaie de faire des choses auxquelles elle croit, de vivre en harmonie avec une forme de vérité. Ayant perdu sa famille dans un accident de voiture, seule survivante, elle dit garder le souvenir du bonheur qu’elle a vécu avec son mari: « ‘Nous vivions dans une harmonie, parce que nous étions vrais. Nous nous faisions confiance.’ »
Pourtant, avant qu'Anna ne raconte son histoire, le spectateur est déjà informé d’une autre réalité. Au début du film, quand elle est venue chez Andreas pour la première fois, elle a oublié son sac, dans lequel se trouvait une lettre d’adieu de son mari. Très gros plan sur le texte dactylographié de la lettre que lit Andreas. La caméra suit les lignes à mesure de la lecture. Ce plan donne une importance insistante au contenu de la lettre. Quand elle expose sa vie harmonieuse avec son mari à haute voix, un gros plan de la lettre permet au spectateur de lire ceci: « ‘Conflits ... qui à leur tour déclencheraient des déchirements de l’âme, une violence physique et psychologique.’ » Et, tout au long du film, l’attitude mensongère d’Anna est ainsi fortement soulignée.
Mais, Bergman ne la décrit pas pourtant comme une menteuse. Ce n’est qu’une résistance devant l’aporie. L’acharnement d’Anna à rechercher la vérité est, à notre avis, le moyen d’oublier cette réalité. Dans le long rêve qui est la suite du voyage final dans La Honte, elle arrive dans un pays inconnu où elle n’a pas le droit de s’adresser à un être humain, où tout le monde la fuit. Le rêve ne renvoie-t-il pas à la conscience de son propre bannissement? Elle demande pardon en tombant à genoux devant une dame dont le fils doit subir le supplice. Succède un plan représentant les maisons incendiées, dévastées dans lequel elle tente d’appeler Andreas tout en demeurant sans voix. La culpabilité la ronge et elle est plongée dans un désarroi aussi profond que les autres personnages, si ce n’est pire.
Dans la dernière séquence, après avoir dit qu’il avait lu la lettre de son mari, c’est-à-dire qu’il sait la vérité, Andreas demande à Anna la raison de sa venue. Elle répond qu’elle est venue lui demander pardon. Mais le gros plan d’elle renvoie curieusement l’image d’une personne qui ne vit que dans son propre monde. Il nous semble ainsi qu’elle applique seulement une vertu parce qu’elle cherche elle-même à vivre selon la vérité, et que demander pardon est assurément une des vertus chrétiennes. De même que sa prière pour Johan176, son pardon n’est qu’un artifice. À travers l’interview177, Liv Ullmann décrit justement le personnage d’Anna: ‘« elle s’aperçoit que l’entourage ne va pas de pair, qu’elle ne reçoit pas la réplique qu’elle exige, ... alors elle fuit et se réfugie dans le mensonge et l’artifice’. » Anna quitte finalement Andreas descendu de sa voiture.
Un autre personnage dans le film semble illustrer le propos concernant la désillusion du Dogme. Le départ de Karin dans Comme dans un Miroir ne signifie pas pour autant une retraite définitive. Elle va revenir, en quelque sorte, quelques années plus tard dans Une Passion. Il s’agit du personnage de Johan Andersson qui après avoir vécu en hôpital psychiatrique, vit seul. Elis, le voisin, dit qu’il était d’excellente compagnie mais vit seul à la suite d’un procès perdu. Des villageois soupçonnent même qu’il est responsable du massacre des animaux sur l’île. Malgré le fait qu’il clame son innocence, les gens le torturent, l’humilient violemment. Il finira par se pendre après avoir laissé une lettre à Andreas.
Sachant que le massacre des animaux désigne métaphoriquement la guerre, ainsi que l’a précisé le cinéaste, l’attitude des villageois rappelle curieusement celle du moine qui a condamné la foule dans Le Septième Sceau. Le même personnage expliquait tous les événements apocalyptiques par le péché. Devant les événements horribles mais inexplicables, les hommes cherchaient une cause. Le moine l’a résolu en accusant les hommes de péché. Car la Vérité étant immuable, seul l’homme pouvait être accusé.
Johan n’est qu’un vieil homme souffrant d’une bronchite chronique qui tire péniblement une charrette pleine de bois mort. Son exténuation n’évoque-t-elle pas métaphoriquement celle de la Vérité dogmatique dans l’univers bergmanien? Et les villageois, comme le moine dans Le Septième Sceau, ont besoin d’une réponse concernant les événements qui les dépassent. Johan n’est finalement pas un bouc émissaire mais la revanche des hommes bergmaniens au Dieu dogmatique. La perte de son procès qui fut un rude coup pour lui, montre précisément le changement concernant l’idée de la Vérité objective. Elle n’est plus vainqueur aux sein de l’univers bergmanien. Dans le dernier film de la deuxième période, elle ne domine plus l’univers bergmanien. Après avoir subi l’humiliation extrême, Johan Andersson met un terme à son existence.
Joseph MARTY, Ingmar Bergman, op.cit. p 127
Comme dans un Miroir (61) . Comme plusieurs critiques le remarquent, À travers le miroir, le titre français du film mal traduit suscite une idée surréaliste qui est loin du sens de film. Nous prenons le titre du scénario publié. Ingmar BERGMAN, Une Trilogie, Paris, Éditions Robert Laffont, 1964.
Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p. 218
Ingmar BERGMAN, Une Trilogie, op.cit. Mais le cinéaste contestera la division entre Comme dans un Miroir et Les Communiants, au cours de l’entretien avec ASSAYAS, plus de vingt-cinq ans plus tard. Cette interview est éditée sous le titre Conversation avec Bergman, Paris, Éditions Cahiers du Cinéma, 1990, p. 96.
Vilgot SJÖMAN, « Journal des Les Communiants II » in Cahiers du Cinéma, n° 166-167, 1965
Ingmar BERGMAN, Une Trilogie, op.cit.
Xavier TILLIETTE, « La Trilogie » in Études, septembre 1965,
« Les Communiants » in Une Trilogie, op.cit.
Vilgot SJÖMAN, op.cit.
Après avoir appris l’humiliation subie de Johan et sa pendaison, elle se retire pour prier pour lui.
Les interviews des quatre acteurs principaux sur leurs personnages sont insérées dans le film.