Il est vrai que l’écart entre la Vérité et la réalité provoquant la souffrance chez l’être était déjà constamment indiqué durant la première période du cinéma bergmanien. L’incapacité de l’homme à demeurer dans cette Vérité sauf à devenir un matérialiste comme l’écuyer du Septième Sceau, constitue une second motif de souffrance.
Le caractère inéluctable de la Vérité dogmatique paraît moindre chez l’homme qui plonge dans le tourment après avoir découvert un réel bien différent de cette même Vérité où il est censé demeurer. Dans ce tourment, l’homme prend, en effet, conscience de l’existence. Or, cette conscience s’oppose à l’impuissance ou à lâcheté des personnages des films de la première période.
C’est précisément à travers son suicide manqué que David vit cette expérience dans Comme dans un Miroir. Il l’avoue à son gendre: « ‘J’avais décidé de me suicider. ... Je me sentais vide, sans peur, sans angoisse et sans espoir. Puis je me suis dirigé vers le précipice; j’appuyai à fond sur les gaz et tombai en panne ... la voiture a fait quelques mètres dans les graviers et s’est arrêtée sur le bord, les roues avant au-dessus du précipice. Je me suis traîné hors de la voiture et j’ai commencé à trembler de tous mes membres; je fus obligé de m’asseoir de l’autre côté du chemin contre la paroi rocheuse. Je suis resté assis là, pendant plusieurs heures, bâillant parce que je suffoquais.’ »
Quand il a décidé de se suicider, David disait qu’il se sentait vide, sans espoir. Or le vide et le désespoir ne sont-ils pas au plus haut point éloignés de l’existence ou de la vie? David a voulu mettre fin à sa vie mais il était déjà mort. C’est seulement devant le néant, qu’il éprouve la peur permettant la découverte de sa propre existence. Rappelons-nous qu’après son suicide manqué, Albert tue le vieil ours, comme valant acte expiatoire, dans La Nuit des Forains. Mais, chez David, rien ne peut être ainsi compensé.
Et David comprend finalement que la Vérité à laquelle il a été attaché n’était qu’une illusion. Il dira à Karin: ‘« On trace un cercle magique tout autour de soi et on laisse enfermé à l’extérieur tout ce qui ne fait pas partie des jeux secrets. À chaque fois que la vie brise le cercle, les jeux deviennent insignifiants, gris et ridicules. Alors on trace de nouveaux cercles et l’on construit de nouveaux remparts’. »
Dans Les Communiants, cette découverte de l’écart entre la Vérité dogmatique et la réalité est narrée dans la séquence où Tomas reçoit Jonas. Devant l’angoisse, le pasteur dévoile cette découverte qui a fondamentalement transformé son concept de Dieu, la Vérité: ‘« J’ignorais tout du mal; quand j’ai été ordonné, j’étais comme un enfant. Puis tout se précipita. Je fus nommé aumônier dans la marine à Lisbonne pendant la guerre d’Espagne.’ » L’horreur de la guerre exprime toujours l’atrocité extrême de la réalité chez le cinéaste et l’indifférence de Dieu. « ‘L’embarras de la pensée abstraite se montre précisément dans toutes les questions d’existence’ 178. » disait Kierkegaard. Tomas dit: ‘« Je ne voulus rien voir, rien comprendre. Je refusais la réalité.’ » Un refus immédiat s’est produit chez le jeune pasteur devant le heurt violent entre la réalité et la Vérité qui étaient censée ne faire qu’une pour lui.
« Moi et mon Dieu nous vivions dans un monde à part, un monde bien ordonné où tout s’accordait. Tout autour de cela, ce n’était que vie de souffrance, la véritable vie mise au supplice. Mais cela, je ne le vis pas. Mon regard était tourné vers mon Dieu. ... j’ai cru en Dieu. En un Dieu invraisemblable, tout à fait privé et paternel, qui bien entendu aimait les hommes, mais moi encore plus parmi eux. Un Dieu qui garantissait toutes les sécurités que l’on puisse imaginer. Contre la frayeur de la vie. » Tomas était ainsi, en quelque sorte, ‘« un être fantastique qui vit dans la pure abstraction’ 179 ». Mais il arrive maintenant à se regarder, et à en parler. C’est la conséquence de la prise de conscience du réel, différent de la Vérité à laquelle il croyait.
Cette découverte du réel bouleverse également la jeune infirmière prévenante, la confrontant avec sa cruauté potentielle dans Persona. Allant poster les lettres d'Elisabet, Alma découvre qu'une des lettres n'est pas cachetée et, poussée par la curiosité, elle finit par lire une lettre adressée au docteur. Dans cette lettre, Elisabet raconte au docteur la confidence d'Alma et elle écrit: « c'est amusant de l'étudier ». Profondément déçue, Alma songeuse, reste au bord de l'étang. Le reflet dans l'eau divise parfaitement le champ en deux. Toute admiration et confiance ne seraient-elles qu'un reflet de narcissisme180?
Pour réfléchir sur cette séquence, il nous semble important de revenir sur le texte précédent. Alma est un personnage bien attentionné, intégré. Elle accompagne une actrice devenue soudainement muette et elles s’installent pour ses soins sur une île. Alma qui avait déjà une grande admiration pour les artistes commence à s’attacher à l’actrice et à beaucoup lui parler. Cette admiration atteindra son paroxysme dans la scène onirique suggérant l’idée d’une fusion entre les deux femmes. C’est après cette séquence qu'arrive celle de l’incident de la lettre.
Il est vrai que le film possède une grande richesse thématique offrant de multiples possibilités d’interprétation. Mais cette découverte d’Alma concernant la réalité de son rapport avec l’actrice évoque largement, à notre avis, le sentiment éprouvé du jeune pasteur face à la guerre.
Ensuite, juste après cette séquence, les nombreux plans de pellicule cassée sont insérés. Cette interruption est inhabituelle, apparemment incohérente. L’état de la pellicule, n’expliquerait-il pas l'état d'âme d'Alma? « ‘Les opérations représentées sur le film - bande déchirée, brûlée, projections floues, mouvement ralenti ou arrêté - sont des procédés filmiques auxquelles sont assignées des coordonnées psychologiques explicites: la colère met en pièces la « persona » bienfaisante d’Alma’ . 181 » Après la séquence de la pellicule cassée, l’atmosphère du film change nettement. Parce que, malgré la dispute violente entre les deux femmes qui va suivre, nous éprouvons beaucoup de difficultés à distinguer le personnage d'Alma de celui d'Elisabet. Nous reviendrons ultérieurement sur ce dernier point.011
Après la scène de violente dispute, Alma confie à l’actrice: « ‘Ne crois-tu pas que l'on deviendrait un tout petit peu meilleur si l'on se permettait d’être ce que l’on est?’ » Le rapport avec soi-même est mis en question par celle qui admirait l’autre. Tout est construit autour du thème de l'admiration d’Alma et de son désir de ressembler à l’actrice. Mais au moment où Alma découvre la distance infranchissable qui la sépare de celle-ci, la dispute se produit et c’est le choc entre deux mondes.
Pourtant l’admiration de l’infirmière reposait déjà sur l’illusion. Absorbée par le silence même de l’autre, elle n’a pas su deviner l’origine énigmatique du mutisme de l’actrice. Cette attitude traduit chez celle-ci, l’ébranlement total d’un être. Une scène où l’actrice sort de son apathie, le montre clairement.
Vogler, qui marche nerveusement dans sa chambre d’hôpital, est soudainement attirée par la télévision allumée, diffusant des images de l’immolation d’un bonze. Affolée par les images qu’elle voit, elle recule pour s’enfuir mais en est empêchée par le mur. Sa respiration est haletante. Sa réaction violente et le fait d’être empêchée par le cadre sont assez démonstratifs de sa volonté de fuir l’horreur de la réalité. Pourtant elle ne peut pas s’en échapper complètement: le mur est là. Elle est condamnée à accepter une telle réalité.
« ‘Madame Vogler désire la vérité. Elle l’a cherchée partout et elle a cru parfois avoir trouvé quelque chose qui tenait et pouvait durer, mais la terre s’était tout à coup ouverte sous ses pieds. La vérité s’était dissoute, elle avait disparu ou, dans le pire des cas, elle était devenue mensonge’ 182. » Il est clair qu’ici, les images de l’immolation d’un bonze ne renvoient pas seulement à la violence du fait, mais à l’atrocité qui met la Vérité même en question. Aussi Vogler se retranche-t-elle dans l’apathie.
Cette réalité troublante est vécue par les personnages de La Honte. Comolli démontre judicieusement qu’il ne s’agit nullement d’un film de guerre, en analysant le film en détail avec une étonnante acuité de jugement183. Toutefois, il nous semble peu convaincant que la guerre apparaisse «‘ comme une manifestation de résistance à l’évasion des personnages ’». Elle est la réalité même de l’impossibilité de tourner le regard vers ailleurs. Au début du film, Jan a dit à sa femme qu’il valait mieux ne rien savoir. Son attitude est semblable à la réaction de Tomas devant la guerre d’Espagne et au refus d’Elisabet. Pourtant cette fois-ci, les soldats sont là, les brutalisent, les terrorisent. C’est précisément la guerre qui les oblige à quitter leur maison. Il est vrai que le départ est particulièrement difficile, comme le commentateur le souligne. Mais, après avoir quitté l’abri, Jan et Eva découvrent finalement la réalité de la guerre.
Ils traversent l’île en voiture. Toute l’île est dévastée, des cadavres jonchent partout le sol, des maisons sont brûlées. Le réalisateur montre l’horreur surtout à travers le regard des personnages, en filmant leurs visages en gros plan. Cette horreur est la réalité de la guerre mais aussi la réalité elle-même. C’est seulement en quittant leur refuge, le Dieu dogmatique, qu’ils parviennent à la découvrir. Eva, particulièrement affectée devant le cadavre d’un enfant, demande à son mari de retourner à la maison. Ce désir est caractéristique de l’attitude de l’homme bergmanien de cette période: celle consistant à vouloir se réfugier en Dieu devant l’atrocité de la réalité.
Un « ‘meurtre du Père’ 184» sera nécessaire pour qu’ils puissent définitivement quitter un refuge qui ne les abrite plus. Ils tentent de s’évader cette réalité, mais d’innombrables cadavres empêchent leur barque d’avancer. La dernière séquence est quasi irréelle: Jan écarte désespérément les cadavres avec une perche. Suit le plan général de l’océan avec la barque au milieu comme une petite tache. L’on entend alors la voix-off d’Eva: « j’ai fait un rêve ». Les personnages n’ont-ils, en effet, d’autres possibilités, sinon que de rêver? N’est-ce pas là l’illustration de l’état transitoire de l’homme qui a quitté le refuge de la Vérité dogmatique mais qui n’a pas encore acquis la Vérité subjective?
Søren KIERKEGAARD, Post-Scriptum, op.cit. p.201
Søren KIERKEGAARD, Post-Scriptum, op.cit. p.202
Joseph MARTY, Ingmar Bergman, op.cit. p50
Nick BROWNE, « Persona de Bergman: Dispositif / Inconscient / Spectateur » in Cinéma de la Modernité, Éditions Klincksieck, 1981, Paris, p. 202
Ingmar BERGMAN, Images, op.cit. p.58-59
Jean-Louis COMOLLI, « Dernier acte, encore » in Cahiers du Cinéma, n° 215, 1969, Paris.
COMOLLI commente avec justesse ce point identifiant Jakobi au Père, Dieu. Et les soldats obligent Jan à le tuer.