3. La conscience de son propre visage

Ce chapitre est naturellement lié au chapitre précédent, parce que la découverte de la réalité est indissociable de conscience de soi-même. Chacun le dissimule, pourtant cette conscience naît lorsque se produit un événement qui l’oblige à se manifester. Pour cette raison, la conscience de soi n’est pas définissable comme valeur propre de la personne mais comme réalité douloureuse à reconnaître en même temps que celle de la Vérité dogmatique. Le combat mené contre la Vérité imposée est désormais tourné vers soi-même.

Une scène bouleversante du début de Comme dans un Miroir montre manifestement la souffrance causée par la conscience de soi. Après avoir distribué les cadeaux pour la famille, David quitte la table pour chercher du tabac. Ce n’est visiblement qu’un prétexte. Plan demi ensemble où la petite porte ouverte ne couvre que la moitié du premier plan, à travers laquelle on aperçoit une pièce. Avec la fenêtre aux carreaux du fond, la composition du champ est quasi symétrique, dans laquelle se trouvent une table et quelques objets du milieu. David va et vient dans le cadre de la porte, en essayant de maîtriser ses sanglots. Il cache son visage dans les mains, pleure et part à gauche de la pièce qui est hors champ à cause du mur. On entend les pleurs en voix-off. Il revient au champ en pleurant. Il se calme, se mouche, sort de la pièce avec le tabac.

Tout d’abord, il est significatif que cette scène soit précédée de la scène où les cadeaux apportés de la Suisse par David ne conviennent pas à la famille. Minus dit finalement que son père a dû acheter à Stockholm. L’image du père qui paraît négliger la famille dans cette scène n’éclaire pas la raison des sanglots de David. De plus, au milieu du film, il avoue l’amour pour chaque membre de la famille, né de son suicide raté. Et cet amour qui n’est nullement justifié par cet acte en lui-même accroît l’obscurité à propos de l’origine de ses sanglots. C’est seulement, dans la dernière partie du film, dans son mea culpa devant Karin que l’on trouve l’explication de l’ensemble de ces ambiguïtés: « ‘J’ai tellement sacrifié pour mon art, que ça me donne envie de vomir.’ » C’est la reconnaissance de la réalité de son être. La question est de convertir cette lucidité en oeuvre, de vivre non pour l’art mais tout simplement sa vie. Le problème est qu’il n’y parvient pas. Cette incapacité fait particulièrement ressentir sa propre misère. Les pleurs en cachette au début du film témoigne ainsi donc de la prise de conscience de cette réalité.

Comme on le voit souvent dans les films bergmaniens, la scène de la pièce où David sanglote constitue une sorte de spatialisation du monde intérieur du personnage. Monde dont on ne fait qu’apercevoir une partie à travers une petite ouverture. Le reste demeurant caché derrière le mur. Et, au fond de la pièce, une fenêtre vitrée indique la source de la lumière.

Suite à la scène du sanglot, David assiste au spectacle monté par son fils en cadeau, qui évoque justement la question du lien entre l’art et la vie. Plan taille de David plongé dans ses pensées durant une courte durée, qui écoute les répliques de son fils jouant l’artiste: « ‘Mon maître sera oublié, et seule la mort m’aimera.’ » Car le spectacle de Minus insiste fortement sur la valeur de la vie. Rien n’a de sens sans la vie, l’oeuvre d’art se produit à travers la vie de l’être vivant. La fin héroïque est bonne uniquement dans une oeuvre. C’est en écoutant son fils que David voit sa propre réalité.

Il nous semble infondé de considérer David en tant qu’écrivain raté malgré les commentaires de nombreux critiques. Le film ne livre, à notre avis, aucun indice corroborant ce jugement. Il est plutôt décrit comme un écrivain plus ou moins accompli. Il s’agit seulement d’un homme poursuivant l’Absolu à travers l’art, au détriment de sa vie. Il a un aspect déplorable parce qu’il ne parvient pas à sortir du « cercle magique » tout en sachant qu’il ne s’agit que d’un refuge illusoire185.

À Karin qui se plaint après avoir écouté l’aveu de son père, David répond avec ironie: « ‘Pauvre papa qui est obligé de vivre dans la réalité.’ » Ces paroles contiennent un indice important pour notre analyse parce qu’elles montrent d’où vient la souffrance de David. Le personnage de la première période qui souffrait sous le poids de l’Universalité de la Vérité réussit à prendre conscience de la réalité. Pourtant, il regrette de ne pas pouvoir demeurer au sein de cette Vérité objective. Ce regret vient, à notre avis, du fait que le personnage n’a pas encore saisi la Subjectivité, bien que l’idée de la Vérité dogmatique soit ébranlée. L’angoisse existentielle n’est pas encore présente chez David. Seule une conscience lucide sonde l’état de son être. Il avouera ainsi: « ‘ce que les yeux brûlent lorsqu'on se voit soi-même’ ».

Ce moment terrible de la prise de conscience est éprouvé par le pasteur Tomas quand il reconnaît la réalité de son Dieu: « ‘Quand je le confrontais avec la réalité il devenait hideux. Je le maintenais hors de la vie.’ » Cette reconnaissance de la réalité est finalement le mea culpa du jeune pasteur. Il dira au bout d’une longue hésitation: « ‘Voyez-vous mon affreuse erreur? Moi, si lâche, si égoïste, je ne pouvais être un bon pasteur. ... Seule ma femme pouvait voir mon Dieu. Elle me soutenait, m’encourageait, comblait les vides.’ »

La mort de la femme de Tomas revêt une importance capitale pour sa conscience. Car elle signifie métaphoriquement la fin définitive de l’idée de ce Dieu préservé de la réalité, dont sa femme était le soutien essentiel. Malgré la découverte du réel, il a voulu conserver la foi en son Dieu à tout prix. Or, c’est sa femme qui incarne en quelque sorte cette idée de Dieu, de sorte que son amour envers sa femme témoigne d’un attachement concret à cette même idée. Cette dernière comblait les vides provoqués par le Dieu dogmatique qui était loin de la vie. La personnalité de sa femme décrite par l’organiste Blom évoque clairement les caractéristiques de la Vérité dogmatique: sa femme s’était parfaitement repliée sur soi-même, n’ayant aucun sentiment. Mais Tomas était aveugle par amour pour elle, de même qu’il rejetait la réalité pour vivre avec son Dieu. Maintenant que sa femme n’est plus là, il ne peut plus la refuser. Pourtant sa femme est toujours présente chez Tomas comme les photos qu’il garde sur lui. C’est la cause fondamentale de sa souffrance comme la méchante toux qui ne le quitte pas. « ‘Sa maladie est le symbole d’un mal intérieur, spirituel’ 186. »

Cette conscience aboutira à la crise après le suicide de Jonas, et il se défoule en offensant Märta qui « ‘possède des possibilités vitales’ 187 »: ‘« Je suis mort quand ma femme est morte. Je me moque de ce qui peut m’arriver. ... Elle était tout ce que vous essayez en vain de devenir. Vous la parodiez de façon hideuse. ... Laissez-moi tranquille!’ » Dans ce moment crucial, Märta avec un vague sourire dit: ‘« Je peux à peine te voir sans lunettes. Tu es complètement flou et ton visage est comme une tache blanche, tu n’as pas l’air tout à fait réel.’ » Si les lunettes noires de Karin métaphorisaient la réalité de son rejet du monde, les lunettes de Märta, à travers lesquelles elle voit le monde, symbolisent la vision de l’amour. Sans ces lunettes, Tomas n’est, en effet, qu’un être flou, quasi irréel. Et Tomas cherche justement à s’enfuir de cette irréalité. Furieux, il se hâte de quitter les lieux.

Pourtant dans le plan suivant, Tomas comprend que cela ne peut ainsi continuer. Suit le plan demi-ensemble du couloir de l’entrée où la porte se trouve au fond. Tomas entre dans le champ, du côté gauche de la caméra, part à grands pas vers la porte. Il l’ouvre, s’arrête un instant, referme la porte, tourne lentement et revient jusqu’au milieu du couloir. Il dit sans regarder Märta: « Voulez-vous venir à Frostnäs? » Le cinéaste lui-même commente explicitement cette scène: « ‘Pendant ce bref instant il a le temps de vivre une vie encore plus épouvantable. La vie sans elle. C’est irrémédiablement fini, c’est la mort qui envahit la salle de classe’ 188 ». Il ne s’agit pas d'une décision quelconque mais de la prise de conscience d’une réalité.

Dans l’affolement de Vogler, dans Persona, devant les images d’un bonze immolé, nous pouvons également entrevoir la conscience de l’actrice délibérément retirée dans le silence. C’est le moment douloureux où sa conscience ne peut plus se réfugier dans l’apathie. Elle a cru avoir trouvé quelque chose qui tenait de la Vérité, disait le réalisateur. Pourtant devant l’horreur de la réalité, cette Vérité qu’elle croyait saisir n’a plus de sens. La lucidité se mue en sentiment d’impuissance.

Nous assisterons plus tard à une séquence où Vogler examine attentivement une photo dans laquelle des femmes et des enfants juifs sont entourés par des soldats allemands. Elle refusait une telle réalité. Pourtant, cette fois-ci, elle ne s’enfuit pas et la regarde attentivement. De même que Tomas propose à Märta de l’accompagner à la fin du film, Vogler comprend qu’elle ne pourra fuir cette réalité, qu’elle cherche la compagnie. Dans la partie suivante du film, nous assisterons ainsi une sorte d’osmose entre Vogler et de l’infirmière.

Notes
185.

Nous faisons allusion à l’aveu de David à Karin: « on trace un cercle magique tout autour de soi et on laisse enfermé à l’extérieur tout ce qui ne fait pas partie des jeux secrets. À chaque fois que la vie brise le cercle, les jeux deviennent insignifiants et gris et ridicules. Alors on trace de nouveaux cercles et l’on construit de nouveaux remparts. »

186.

Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p. 223

187.

Vilgot SJÖMAN, « Journal des Communiants II », op.cit.

188.

Ingmar BERGMAN, Images, op.cit. p.256