4. Une communication impossible

Si nous nous référons à la première période, nous pouvons remarquer que la communication entre les personnages était rarement mise en question. Il est vrai que la difficulté a toujours subsisté dans les relations humaines marquées par l’incapacité de communiquer. Pourtant les personnages ne se posaient pas de question: ils vivaient et ils souffraient. Nous pouvons citer comme exemple la relation trompeuse entre Harry et Monika dans L'été avec Monika. Ils souffraient du fossé profond plus ou moins visible qui existait entre eux, bien qu’ils n’en connaissaient pas l’origine. C’est seulement dans Les Fraises Sauvages que cette réalité a été analysée à travers le caractère de Borg Isak. Et celui-ci représentait, selon notre point de vue, la Vérité objective, source de froideur humaine.

C’est à partir de la deuxième période, que les personnages commencent à prendre conscience de cette incapacité qui devient l’une des préoccupations principales de cette période. Cela peut encore se différencier de l’incommunicabilité qui est un caractère fondamental de l’existence kierkegaardienne, que chaque existence a son jardin secret et ne peut pas communiquer avec autrui189. ‘« Je me demande si tous les êtres humains sont enfermés.’ » Cette remarque réticente de Minus dans Comme dans un Miroir, le premier film de la période, donne l’explication de cette incapacité: l’enfermement de chacun dans son propre monde. Soulignons que cet enfermement n’est pas de même nature que celui de Borg, bien que la même cause ait également été évoquée. Dans la période qui nous intéresse, il ne suscite ni indifférence ni froideur à l’égard des autres et il se présente comme une caractéristique quasi naturelle. Il nous semble que cela soulève le problème de l’individualité de l’être. Et le fait de ressentir cette individualité témoigne une fois de plus, à notre avis, de l’introduction de l’idée de l’existence kierkegaardienne dans l’univers bergmanien.

La première remarque de Minus concerne son propre père: «‘ Si seulement je pouvais parler au moins une fois avec papa! Mais il est tellement enfermé dans son univers. Lui aussi. ’» Même sans tenir compte des derniers mots qui constituent une allusion explicite à Dieu, la parole de Minus n’est pas sans évoquer celle du Chevalier en quête de Dieu. L’homme avec tous ses problèmes non résolus réclame le Père. Mais cette fois-ci la remarque prend timidement un ton de généralité: « Tous les gens sont enfermés. Toi dans ton monde, moi dans le mien. Chacun dans son cube. » La réticence de Minus prévient l’expression de la protestation de sa soeur qui ne se sentait pas enfermée.: « Alors, j’ai tort comme d’habitude. »

Le sens de cette remarque controversée de Minus devient plus évident dans d’autres films. Dans Les Communiants, Algot évoque la souffrance de ne pas être compris en parlant de la Passion de Christ190 et le récit du Silence est bien marqué par l’incommunicabilité entre les personnages.

Le Silence se déroule dans une ville où la langue est inconnue pour les protagonistes entre lesquelles une rupture quasi totale existe déjà. Pourtant, à notre avis, il est ici moins question de la communication elle-même que de la maladie d’Ester. Du passé des protagonistes de l’action, on apprendra que leur père est mort. Le père (Dieu) est mort et Ester (l’âme, selon le réalisateur) est gravement malade. C’est précisément cet état de maladie qui explique la situation dans laquelle se trouvent les personnages. Ester est interprète et c’est sa maladie qui contraint les personnages à s'arrêter en cours de voyage et à séjourner dans une ville étrangère. Sa soeur, Anna (le corps, selon le réalisateur) dira à l’amant rencontré au bar: «‘ Ce que c’est agréable que nous ne nous comprenions pas. ’» À part Ester, personne ne cherche à communiquer. Chaque personnage reste à sa place et chacun n’est que le spectateur de l’autre.

Un plan nous montre cette situation de manière plus systématique: celui d’ensemble de la chambre d’Ester. Ester se trouve au premier plan. Au fond de la pièce, à travers une porte ouverte, on aperçoit une autre pièce dans laquelle Anna est assise sur une chaise avec Johan. Le petit garçon quitte sa mère, se met debout sur le seuil de la porte. « ‘Johan voulait te demander des cigarettes pour moi.’ », dit Anna. En répondant, Ester s’approche de l’écran: le plan se focalise sur elle se trouvant au bord de son lit, tandis qu’en arrière-plan Johan va prendre des cigarettes et les donne à sa mère. Puis il retourne s’asseoir dans l’encadrement de la porte.

À l’intérieur du plan où la séparation est profondément inscrite dans sa composition, Johan joue seul l’intermédiaire191, mais tout ce qu’il peut faire consiste à prendre les cigarettes de l’une pour les donner à l’autre, et de rester sur le seuil. Toute notion de communication semble ainsi exclue.

Le fossé entre les êtres apparaît plus concrètement dans Persona, à travers le couple d’Elisabet et de son mari. Il est vrai que le problème vient d’abord de l’apathie d’Elisabet. Mais, si celle-ci rend la question énigmatique à cause de son mutisme, son mari exprime surtout son incapacité de comprendre. C’est par la lettre lue par Alma que le mari entre dans le récit. Et c’est l’angoisse de la culpabilité qui le saisit: « ‘Que t’ai-je fait? T’ai-je blessée sans le vouloir? Un terrible malentendu nous sépare-t-il?’ »

L’attitude du mari n’évoque-t-elle pas celle des personnages dans Le Septième Sceau, qui se rendaient coupables devant les malheurs? Et, ici, cette angoisse permanente provenant du sentiment de culpabilité renvoie surtout à une impuissance. Mais cette attitude du mari donne une image de la normalité, parce que le film a pour thème central l’anormalité du mutisme d’Elisabet. La situation produite par la maladie de sa femme a fait apparaître l’incommunicabilité de leur couple.

Plus tard, le mari vient voir sa femme sur l’île où elle séjourne avec Alma. Suit un plan rapproché d'Alma, de face, fixant le mari hors champ. Le mari(off): « Elisabet!... » Alma: « Je ne suis pas Elisabet . » Le mari(off): « Je ne demande rien ... Je n'ai pas voulu te déranger » En arrière plan, dans le dos d'Alma, Elisabet, vêtue de noir, s'approche lentement et sans bruit. Elle se plaque contre Alma qui ne réagit pas. Le mari: « On aime quelqu'un...ou plutôt on dit qu'on l'aime... » Alma: « Monsieur Vogler, je ne suis pas votre femme. » Le mari: « On est aimé en retour ... on forme une petite communauté. Cela donne un sentiment de sécurité... » Elisabet prend la main d’Alma et la pousse en avant. Contre champ; plan rapproché du mari (en très légère contre-plongée) lunettes noires cachant ses yeux. La main d’Alma, tenue par celle d’Elisabet, caresse la joue du mari. Les mains se retirent. Plan rapproché du mari qui retire lentement ses lunettes. Plan américain des trois: Alma se jette dans les bras du mari alors qu’Elisabet observe, impassible, le couple enlacé.

Il est vrai que l’erreur du mari qui prend Alma pour sa femme se justifie non par l’incapacité de communiquer, mais en raison de la nature de la relation existant entre Elisabet et Alma. Car à ce moment précis du film, nous constatons, en regardant les choses de plus près, que le personnage d’Alma n’est pas seulement l’intermédiaire entre Elisabet et le monde extérieur, mais fait partie d’Elisabet même: Alma comme « agir », incorporée en Elisabet, tandis que celle-ci s’est retirée pour ne subsister qu’en tant qu’« être ».

Mais, selon Marty qui développe poétiquement192 la question de la parole, la communication signifie « ‘livrer passage, à travers la persona du corps, à la vérité de ce qui s’enfante dans l’intime du coeur’ ». La question dans la séquence que nous venons de décrire devient presque évidente: malgré le caractère intime des répliques, le mari reste dans la généralité en employant le « on » comme sujet, sans pouvoir l’individualiser en « je », tandis que la femme se retire pour ne pas « agir ». D’où l’absence de moyens de communication. Chacun a son propre récit à raconter. C’est ce qui expliquerait l’aveuglement du mari illustré par des lunettes noires.

Lors de cette période, les personnages abandonnent l’idée de la Vérité objective comme cheminement quasi naturel et se trouvent au milieu du chemin sans en connaître l’aboutissement. La question de la communication devient plus que jamais sensible. « Comment continuer si l’on ne peut plus se parler? » demandera Eva à Jan en attendant le bateau menant nulle part dans La Honte. Jan ne répond pas, ne la regarde pas, dit seulement: « Voilà le bateau. » Le besoin de communiquer est violemment ressenti, mais le sentiment d’incapacité à y parvenir est encore plus fort.

Notes
189.

Jean WAHL, Les Philosophies de l’Existence, op.cit. p. 114.

190.

Nous reviendrons sur ce sujet dans la partie consacrée à la foi, toutefois, il nous semble clair que cette question déjà est ici soulevée.

191.

« Catalyseur », selon le terme du réalisateur.

192.

Joseph MARTY, Ingmar Bergman, op.cit. p. 47-51