Dans la deuxième période, un nouvel élément joue un rôle fondamental: l’innocence de l’enfant. Souvenons-nous que, étroitement liée à l’insouciance ou à la pureté, l’innocence était décrite dans la première période comme caractéristique principale du paradis perdu. Mais, en tentant de cerner au plus près l’intériorité de l’homme, le cinéaste présente l’innocence comme un élément nouveau, faisant à son tour naître une nouvelle perception. C’est l’angoisse éprouvée par l’enfant. « ‘Car il n’y a rien contre quoi lutter. Mais l’effet de ce rien? Il enfante l’angoisse. C’est là le mystère profond de l’innocence d’être en même temps de l’angoisse’ 194. »
Il nous semble important de souligner que l’enfant (ou l’adolescent, dans le cas de Minus) est uniquement présent dans les premiers films de cette période. L’innocence continuera à garder son importance mais ne se traduira plus qu’en paroles.
L’innocence se manifeste premièrement à travers l’éveil sexuel de l’adolescent. Il s’agit de Minus dans Comme dans un Miroir. Il nous semble difficile, ici, de considérer la sexualité en tant que phénomène relevant de la pure animalité. En effet, c’est d’abord le premier point de repère par rapport au bien et au mal dans la culture chrétienne dans laquelle le cinéaste a été éduqué.
Et Minus est au seuil de cette grande question. Son trouble ne viendrait-il pas de l’ignorance? « ‘Ignorance; mais non animalité de brute; elle est une ignorance que détermine l’esprit, mais qui est justement de l’angoisse parce que son ignorance porte sur du néant. Il n’y a pas ici de savoir du bien et du mal; toute la réalité du savoir se projette dans l’angoisse comme l’immense néant de l’ignorance’.195 »
Sans pouvoir communiquer avec le Père (David), l’innocence (Minus) se laisse envahir par l’idée schizophrénique du dogme (Karin)196. Même si Minus est bouleversé par la colère et repousse sa soeur en lui crachant au visage, Karin l’entraîne dans son propre monde. Parce qu’il était plus fort, dit-elle. Dans la pièce qui, pour elle, sert de sanctuaire, il découvre ainsi l’autre monde de Karin. Pendant qu’elle décrit son monde, le plan poitrine de Minus tendu apparaît à plusieurs reprises. Cette tension trahit le fait qu’un brin d’angoisse le gagne. Mais il ne saisit ni la raison de son sentiment ni le récit de sa soeur. Après avoir écouté attentivement ce que Karin a dit, Minus lui demande de se baigner. « ‘Mot incompréhensible naturellement pour l’innocence, mais l’angoisse a comme reçu sa première proie, au lieu de néant elle a eu un mot énigmatique’ 197. »
C’est seulement après avoir eu un rapport sexuel avec Karin qu’il sort de son état, et le commerce amoureux est dépeint comme ‘« le naufrage total comme en cette terrible scène dans le ventre du bateau’ 198 ». Karin se retire pour rester à l’hôpital, Minus arrive à se confier au Père: ‘« Papa, j’ai peur. ... Lorsque j’étais assis dans l’épave et que je tenais Karin, alors la réalité a éclaté, ... et je me suis effondré. ... Cela me fait peur au point d’en crier. Je ne peux pas vivre dans ce nouvel état, papa’.» « ‘Ce qui s’offrait à l’innocence comme le néant de l’angoisse est maintenant entré en lui-même, et ici encore reste un néant : l’angoissante possibilité de pouvoir. Quant à ce qu’il peut, il n’en a nulle idée’ 199. » Le père lui dira qu’il lui faut avoir quelque chose à quoi il puisse se raccrocher et parlera de l’amour. C’est un début de connaissance de la réalité pour Minus. ‘« La conscience de la faute est l'expression décisive pour le pathos existentiel vis-à-vis d’une béatitude éternelle’ 200. »
L’angoisse naissante chez Minus devient plus visuelle, plus évidente chez le garçon Johan dans Le Silence. Le rôle joué par Johan est plus important que celui de Minus. Il joue non seulement le rôle de catalyseur entre les deux protagonistes, mais encore est le seul à faire face à l’existence dans le film. Son parcours se situe au carrefour des grandes questions qu’il découvre peu à peu avec curiosité et angoisse. Il nous semble significatif que le film commence et finisse par un gros plan sur le jeune garçon. Et ici, l’angoisse se traduit surtout à travers l’atmosphère de chaque situation dans laquelle il se trouve.
En arrivant dans un ville inconnue, c’est la quinte de toux d’Ester qu’il rencontre, qui les oblige à s’arrêter. Le garçon regarde fixement la scène avec stupeur. Rappelons ici que pour le cinéaste Ester représente l'âme et Anna le corps. Cette opposition thématique permet ici d’interpréter la stupeur de Johan comme un affaissement de l’âme. Car, selon la Vérité dogmatique, celle-ci était infiniment supérieure au corps. L’âme s’affaiblit, et l’opposition entre les deux devient un conflit. Cet état est suggéré par les images évoquant la guerre que petit Johan voit en suite. Puis, le séjour de ces personnages dans la ville commence.
Le garçon sort de la chambre d’hôtel, se trouve au milieu de couloirs sombres qui font penser à un labyrinthe. Et ces couloirs créent un climat d’étrangeté qui dégage une atmosphère d’angoisse, en raison du caractère inconnu du lieu. Pourtant l’étrangeté livrée par les couloirs est plus forte et plus réelle que celle de la ville. Lors de sa rencontre avec la ville, Johan était dans la position de spectateur, mais ici, Johan l’explore.
Les lieux peu empruntés participent à l’atmosphère d’angoisse. Johan y rencontre très peu de gens. Ce sont les couloirs mêmes qui sont en partie les acteurs de l’angoisse. Johan les parcourt privé du moindre indice d’orientation. Il nous semble intéressant de souligner que son parcours est souvent filmé en plongée et que cet angle de vue contribue nettement à la création d’une atmosphère angoissante. Le plan plongée d’un croisement de couloirs au milieu duquel le petit garçon se trouve illustre notamment l’innocence devant le choix. Il hésite, regarde les différentes directions avant de décider..
Et il découvre un tableau qui attire fortement son attention, dont la sexualité est le sujet. Il se pose alors la même question que Minus. Il nous semble cependant difficile d’interpréter cette découverte en tant que curiosité sexuelle proprement dite comme certains critiques le remarquent. L’innocence affronte, comme dans le cas de Minus, le facteur majeur du péché. L’angoisse est ici immanente.
Ensuite, Johan rencontre la réalité concrète de la mort. Le maître d’hôtel lui montre, en effet, de vieilles photos représentant une femme couchée dans un cercueil ouvert entouré de gens. « ‘L’enfant, rejetant inconsciemment le concept de la mort, glisse les photos sous un tapis dans le couloir’ 201 ».Même s’il la rejette, la rencontre avec la mort accroît l’atmosphère angoissante.
Sans toujours pouvoir identifier la cause de cette angoisse, Johan l’extériorise à travers le théâtre de marionnettes joué devant Ester: ‘« Il ne sait plus ce qu’il va faire, parce que la vieille est morte. ... Je ne sais pas. Il parle une langue bizarre. Parce qu’il a peur’. » Ensuite, il cache maladroitement son visage pour essuyer des larmes, puis se redresse, fait le tour du lit et se jette dans les bras d’Ester.
« Il faut que tu sois courageux. » dira Ester au garçon quand il part avec sa mère en laissant Ester à l’hôtel. Dans le train, le gros plan de Johan qui lève les yeux et qui regarde longuement Anna préfigure très ostensiblement le moment du départ au sens le plus large du terme. C’est Johan qui garde le dernier mot que l’âme (Ester) mourante lui a transmis202. La guerre est finie, c’est le départ du garçon pour l’existence. Dans l’univers bergmanien, surtout dans cette période, l’innocence marque essentiellement le début.
Ainsi que nous l'avions signalé au début de cette partie, l’enfant en tant qu’innocence n’apparaît plus physiquement dans les récits, bien que l’importance du personnage soit toujours aussi grande. Il est vrai qu’un enfant est présent dans le pré-générique et à la fin de Persona au même titre que la jeune victime tuée par l’autre adulte Johan dans L'Heure du Loup. Cependant il nous semble difficile de les interpréter comme représentants de l’innocence telle que nous l’entendons ici.
Søren KIERKEGAARD, Le concept d’angoisse (traduit par Knud FERLOV et Jean J. GATEAU), Paris, Gallimard, 1990, p. 201
Ibid. p. 204
Nous avons précédemment interprété la vision schizophrénique de Karin comme un aspect du Dogme.
Søren KIERKEGAARD, Le concept d’angoisse (traduit par Knud FERLOV et Jean J. GATEAU), 1990, op.cit. p.204
Joseph MARTY, op.cit. p. 127
Søren KIERKEGAARD, Le concept d’angoisse, (traduit par Knud FERLOV et Jean J. GATEAU), 1990, op.cit. p. 205
Søren KIERKEGAARD, Post-Scriptum, op.cit. p.360
Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p.232
D'ailleurs, le mot transmis signifie « l'âme ».