2. Jusqu’à la mort

Réaliste ou métaphorique, la mort est clairement l’un des éléments fondamentaux de l’univers bergmanien. Nous avons même consacré un chapitre entier pour l’étudier dans la première période. Pourtant, il est significatif que parmi une telle diversité d’aspect de la mort, le suicide réussi apparaît très rarement.

« Vouloir mourir » est sûrement un sentiment familier chez les personnages bergmaniens. Certains sont allés jusqu’à la frontière de la mort, mais sans parvenir à en franchir le seuil. Cela en raison d’une lâcheté comme Albert dans La Nuit des Forains, mais surtout compte tenu du sentiment de la nécessité de vivre qui habite principalement l’homme bergmanien. Même s’ils sont abattus par le désespoir et le chagrin, la vie possède la valeur suprême.

Dans cette période, l’angoisse ravage la personne, anéantit le sens de ce sentiment de la nécessité de vivre. Le suicide apparaît alors comme étant la seule issue possible. Les Communiants développe clairement cette question. Jonas vient ainsi voir Tomas comme dernier recours, ou plutôt, il y est emmené par sa femme représentant la réalité203. Mais personne ne peut lui apporter une réponse, y compris Tomas.

Par le jeu admirable de l’acteur, Max von Sydow, nous avons même l’impression que l’angoisse s’incarne dans la personne. L’angoisse s’est emparée de Jonas depuis qu’il a lu que les chinois sont élevés dans la haine et qu’ils posséderont bientôt la bombe atomique. Le motif de son angoisse est donc cette potentialité de la guerre. « ‘Dans l’angoisse c’est le monde dans son ensemble, ou l’étant dans son ensemble, qui se présente à nous et nous angoisse’ 204. » Rien ne peut en démontrer, ni en contester le fondement. Et l’horreur de la guerre exprimait chez le cinéaste, disions-nous, l’atrocité extrême de la réalité. Cette horreur indémontrable laisse aisément penser que l’idée du Dieu dogmatique en est assez éloignée parce que les personnages évoluent dans une logique de simple possibilité. L’état de Jonas est finalement l’émergence d’une angoisse chez un individu plongé dans l’existence.

En présence de la femme de l’angoissé, Tomas ne trouve que les mots habituels d’un pasteur: « Je comprends votre angoisse. Mais il faut que nous vivions. » À présent, ces mots ne passent plus. Jonas réagit immédiatement: « Pourquoi devons-nous vivre? » Tomas baisse le regard sans pouvoir y répondre. Jonas se lève en disant poliment mais avec un certain mépris qu’il a le sentiment de perdre son temps. Néanmoins, Tomas obtient la promesse de Jonas de revenir après avoir accompagné sa femme à la maison.

Quant ils se trouvent à nouveau tous les deux, Tomas fait face prudemment à l’angoisse de Jonas: « La pêche est-elle mauvaise? ... Pas d’ennuis d’argent? ... Êtes-vous en bonne santé? ... Pas de problème conjugal? » Toutes les causes concrètement possibles sont écartées. Et après avoir constaté qu’il s’agit de l’angoisse liée à l’existence même, Tomas commence à avouer sa souffrance, «‘ sa propre tentation du néant’ 205 ». Après avoir péniblement écouté la confession du pasteur, il part, se suicide d’un coup de fusil. « ‘Quand on suit jusqu’au bout dans le malheur le cours de la possibilité, on perd tout, absolument tout, comme personne dans la réalité’ 206. »

Certains critiques soutiennent que le pasteur a définitivement poussé Jonas au suicide. Pourtant cette opinion reste, à notre avis, ambiguë, parce qu’il ne nous semble pas que c’est Tomas qui a provoqué la mort de Jonas. Il n’a uniquement pas pu lui donner une raison de ne pas mourir. Car la conscience du « il fallait vivre », qui était fondamentale, pour les personnages de la première période fait ici défaut. Le suicide de Jonas est dans un certain sens inévitable.

Si l’on excepte le suicide de Brigitta-Carolina dans La Prison(1949) et de Viola dans La soif(1949)207, c’est la première fois qu’un personnage réussit à se suicider. Cet acte suggère, à notre avis, non seulement la violence du changement dans l’univers bergmanien en ce qui concerne le concept de la vie et de Dieu, mais aussi le poids de l’angoisse que les personnages doivent subir. C’est ce que suggère la séquence dans laquelle Tomas se trouve à côté du cadavre de Jonas.

Un plan demi-ensemble montre Tomas sortant de la voiture, marchant vers la droite, se rapprochant du lieu du suicide. La caméra l’accompagne en travelling. Il arrive à l’endroit où une voiture noire est garée au premier plan. Quelques personnes sont présentes en arrière-plan, près de Jonas étendu par terre. Le plan demi-ensemble se fait plus serré. Tomas discute avec un homme, un procureur, selon le scénario. Après avoir couvert le cadavre avec une bâche, les hommes partent laissant le pasteur seul avec le mort. Suit un plan d’ensemble: la voiture du premier plan part laissant un grand vide, et Tomas à côté du mort, en arrière-plan. Le torrent est presque toujours présent, en arrière-plan, pendant toute la séquence. Les hommes sont revenus avec une camionnette et repartent avec le cadavre. Tomas reste tout seul au milieu du champ, tourne ensuite doucement vers la gauche, va lentement vers sa voiture, rejoint Märta qui l’attendait dans la voiture. Pendant toute la séquence (4 min.) le bruit du torrent couvre tous les sons.

L’utilisation du plan éloigné dans une telle scène est familière chez le cinéaste208. « ‘L’effet d’horreur renforcé par le recul de la caméra’ 209 ». C’est justement l’horreur qui s’amplifie en quelque sorte et remplit tout l’espace. L’horreur est non seulement due au suicide lui-même mais encore, à la signification que l’événement revêt aux yeux du pasteur. Certains considèrent non sans raisons le suicide de Jonas comme un signe de la déconfiture de Tomas en tant que pasteur. Néanmoins, rappelons que l’angoisse de Jonas est surtout liée à la possibilité. L’écroulement de Jonas sert en quelque sorte de signal à Tomas.

Mais le bruit sourd du torrent qui absorbe tous les autres bruits ne suggère-t-il pas métaphoriquement l’invasion de la notion d’existence? Un homme semble expliquer la situation à Tomas mais on n’entend que le bruit du torrent et Jonas est étendu par terre au loin. Tout est absorbé. Le sentiment d’écrasement constitue la source de l’horreur dans cette scène.

Plus tard, devant le passage à niveau, Tomas avouera à Märta210 qu’il est devenu pasteur parce que ses parents l’ont voulu. Depuis le début, il s’agissait de la volonté de ses parents. La suite de la révélation est étouffée par le bruit du train qui passe. Certains commentateurs l’identifient à la mort. D’autres comparent les wagons à des cercueils. Effectivement, dans la séquence qui avait été initialement conçue, puis supprimée ensuite, le pasteur évoque un souvenir d’enfance: celui d’avoir été terrifié par les bruits de locomotives. Le réalisateur commente: « ‘L’essentiel, d’ailleurs, n’est pas de dire ce qui a effrayé l’enfant autrefois, mais seulement de faire comprendre qu’il a eu peur et qu’ensuite son père l’a réconforté’ 211 ». Pourtant, il nous semble difficile d’appliquer cette idée dans la séquence où les personnages en voiture attendent que le train passe, même si le bruit de train est assourdissant. Le bruit du train a la même fonction que le bruit du torrent dans la séquence précédente.

Vouloir ou non, le chemin est engagé, il n’y a plus qu’à le poursuivre, même sans en connaître la destination. Les personnages doivent désormais supporter un nouveau fardeau, celui de l’angoisse qui peut même aller jusqu’à la mort.

Notes
203.

Ou la vie. D’ailleurs, la femme de Jonas est enceinte.

204.

Jean WAHL, Les Philosophies de l’Existence, op.cit. p.101

205.

Michel ESTÈVE, « Nattvardsgästerna (Les Communiants) ou Le silence de Dieu » in Études Cinématographiques 46/47, Paris, Lettres Modernes Minard, 1966, p. 62

206.

Søren KIERKEGAARD, Le concept d'angoisse, Oeuvres complètes de Kierkegaard, Tome VII (traduit par Paul-Henri TISSEAU et Else-Marie JACQUET-TISSEAU) Paris, Éditions de l’Orante, 1973, Paris, p. 253-254

207.

Nous nous rappelons que notre analyse débute dans Jeux d’été (1951).

208.

Ainsi, par exemple, dans la scène de la mort de Raval dans Le Septième Sceau, la scène du viol de Karin dans La Source.

209.

Le cinéma selon Bergman, op.cit. p. 132.

210.

En fait, il a plutôt l’air de se parler à lui-même, bien que Märta se trouve à côté de lui, au volant.

211.

Vilgot SJÖMAN, « Journal des Les Communiants I », in Cahiers du Cinéma, n° 165, 1965