3. La peur de l’obscurité

L’homme bergmanien s’est éloigné de l’idée de la Vérité dogmatique mais n’a pas encore acquis l’idée de la Vérité subjective. C’est à ce stade particulier que la peur de l’obscurité le saisit. Car les repères qui déterminaient la direction deviennent ambigus, et les lignes de démarcation de son existence sont floues. Le personnage se trouve entre la Lumière et la Nuit, c’est L’Heure du loup. Et c’est parce qu’il n’y a plus d’évidence concernant la Vérité, que l’angoisse de son propre néant envahit l’homme. C’est ‘« une auscultation de l’abîme’ » selon Henri Agel212. Les deux séquences où le couple attend désespérément l’aube renvoient explicitement à la peur de Johan213.

Mais tout d’abord, l’arrivée du bateau214 sur l’île, au début de L'Heure du Loup, crée déjà un climat inquiétant. En s’isolant spatialement, les personnages sont totalement livrés à eux-mêmes. Alma disait, à l’ouverture du film, que Johan ne voulait voir personne: « ‘On était heureux de s’installer ici, d’être chez soi’. » L’isolement évoque donc ici étrangement une sorte de libération du soi, sans crainte de l’extérieur. C’est cette liberté acquise qui est justement à l’origine de cette atmosphère angoissante parce qu’il n’y a plus de repère au sens large du terme, comme nous l’avons déjà dit. Ce climat pèse encore plus lourdement au moment où le bateau part en laissant le couple. Le départ du bateau est ainsi souligné dans un plan fixé, pendant vingt-huit secondes. Et le bruit du moteur s’éloignant remplit l’espace, qui accentue son effet en raison du silence.

Quelques moments de bonheur se sont écoulés, la nuit arrive. Johan va et vient nerveusement derrière Alma qui coud, il prend un verre, puis, il force Alma à regarder ses dessins: « je ne l’ai montré à personne. » Il tourne nerveusement les pages et décrit chaque fois215: le spécimen sans défense qui est peut-être homosexuel, la vieille dame dont le visage viendrait avec en retirant le chapeau, l’homme-oiseau qui est censé être Papageno, l’homme-araignée, le maître d’école avec sa baguette, les femmes qui jacassent.

Il nous semble que ces figures qui suscitent l’épouvante, sont celles qui étaient refoulées. Elles ont surgi en quelque sorte de la nuit. La cause de ce sentiment est naturellement due à l’horreur inspirée par ces figures. Mais certains de ces dessins expriment en quelque sorte le fait que la morale religieuse et sociale n’a plus de limite fondée.

Une dame dont le visage est enlevé. Nous nous rappelons que le désir de la valeur intrinsèque est introduit au cours de la première période en partie avec la conscience du « masque collé à la peau » chez le cinéaste. Ne pas pouvoir l’enlever causait une souffrance. Pourtant, quand il est enlevé, que reste-t-il à l’homme? C’est même plus effrayant qu’avant216.

« ‘L’homme-oiseau’ 217 »: Le réalisateur avoue sa phobie pour les oiseaux218. Et nous nous souvenons du Dieu-araignée qui a évoqué le Dieu monstrueux: « l’homme-araignée ». Il paraît évident que ces deux figures incarnent la monstruosité par excellence dans le monde bergmanien. « ‘Débarrassées des images d’un Dieu destructeur, ce sont celles de l’homme qui refluent’ 219. » Une évocation du maître d’école avec sa baguette peut également être interprétée comme figure de terreur chez Bergman. « ‘L’école est un microcosme de l’enfer, que les futurs héros bergmaniens considéreront comme symbolique de l’univers en général’ 220. » « Les femmes qui jacassent » rappelleraient-elles aussi l’horreur. Ainsi Jonas aime-t-il Alma précisément parce qu’elle ne parle pas beaucoup.

En ce qui concerne « le spécimen sans défense, homosexuel », il est intéressant de constater qu’ils appartient au nombre de ceux qui suscitent l’horreur. Le réalisateur évoquait constamment la violence de la réalité, et l’humiliation était fortement présente dans son univers filmique. La lutte menée par les personnages contre ce qui était imposé comme Vérité n’était finalement qu’un moyen de défense, pour ne pas être écrasé par celle-ci. Dans ce sens, « l’homme sans défense » n’évoque-t-il pas une épouvante? L’être sans défense devient la victime de toutes les agressions physiques et spirituelles. Cette figure prendra corps, deviendra Jan et Eva dans La Honte.

La possibilité qu’il soit homosexuel ne signifie aucunement son homosexualité proprement dite mais renvoie, à notre avis, plutôt à l’existence d’une perversion sexuelle. Nous avons précédemment rappelé que la sexualité constitue le premier agent du péché, donnant l’idée du bien et du mal dans la culture chrétienne. Et il nous semble difficile d’interpréter cet état homosexuel sans tenir compte de ces idées chrétiennes. L’homosexualité désigne l’une des manifestations de la sexualité les plus proscrites par la pensée chrétienne. Cette figure fait donc apparaître la fragilisation des points de repère établis dans la tête de Johan. Ce qu’évoque cette figure, tout comme les autres, c’est l’épouvante. Il nous semble important de souligner qu’il en est de même pour tous les autres éléments dans des films postérieurs qui, selon certains critiques, auraient suggérés l’homosexualité ou au moins la bisexualité du cinéaste. Les dessins de Johan représentent finalement les idées surgies des ténèbres.

Johan demande à sa femme de rester encore éveillée, se lève, se met derrière la lampe. Suit un plan poitrine de Johan, de face, en légère contre-plongée. Il monte la lumière de la lampe se trouvant à l’hors cadre en bas. L’expression du visage est très tendue. Il lève le regard vers le hors-champ du haut, en disant: « ‘Dans une heure, ce sera l’aube. Je pourrai alors dormir. ’»

L’attente de l’aube pour pouvoir dormir révèle l’état de Johan: à savoir la peur de se confondre avec la nuit et le néant. Le seul moyen d’empêcher ceci de se produire est de rester éveillé.

De plus, dans l’absence quasi totale de repères, les formes subjectives de la sensibilité se transforment. Ainsi le temps n’a-t-il plus la même mesure. « Une minute peut sembler une éternité, » dit ainsi Johan. Plan serré de Johan, de profil qui regarde sa montre à gauche et Alma, de face, en arrière plan, interrompt son travail, regarde son mari. Elle a l’air inquiète. « On commence. » Il commence à mesurer le temps. Et le couple retient sa respiration comme s’il était sous l’eau. « ‘Dix secondes ... Oh, ces secondes ... Qu’elles sont longues! ... Pas encore une minute ...’ »

Il s’endort finalement, mais la nuit devient de plus en plus profonde. Dans une autre nuit plus intense, désespérément éclairée par la flamme d’une allumette, Johan explique sa peur. C’est la deuxième séquence nocturne.

Suit un plan général de la nuit dans lequel on voit la petite maison du couple située au centre. L’effet d’isolement est accentué. Une petite lueur est perceptible dans la maison. Au fondu enchaîné succède le plan moyen, en plongée légère, du couple vu de dos, à travers la fenêtre. Johan tient une allumette allumée. Le plan est à nouveau suivi par le fondu enchaîné, du plan poitrine serré du couple devant la fenêtre. Johan, de face, se trouve au premier plan, allume une allumette, la met tout près de son l’oeil droit. Alma, de profil en arrière plan devant la fenêtre. Elle jette un regard à son mari, regarde en avant. En éloignant l’allumette de l’oeil, Johan dit: « tu entends ce silence? ».

Ces trois plans se succédant en fondu enchaîné nous font visiblement penser à l’engloutissement dans l’obscurité. Submergé dans la profondeur de la nuit, Johan fait un effort pour avoir de la lumière. Mais ce n’est plus que la lumière faible et éphémère d’une allumette. Le geste de Johan qui met cette petite lueur tout près de son oeil droit témoigne son affolement profond.

La flamme s’éteint, il allume une autre allumette. En regardant la flamme, il commence à parler à voix basse: « Il fut un temps où les nuits étaient faites pour dormir d’un profond sommeil, sans rêves. Dormir et s’éveiller sans peur. »

Dans une séquence où le mouvement est quasiment nul, il commence à dépeindre son propre état à travers la parole. La peur du présent lui donne la nostalgie du temps passé.

« Nous avons attendu l’aube, chaque nuit. » La flamme s’éteint, il allume une autre allumette et continue à parler: « Mais c’est l’heure la pire. Sais-tu son nom? Les anciens l’appelaient l’heure du loup. Celle où meurent la plupart des gens, où naissent la plupart des enfants. A présent, c’est celle de nos cauchemars. Et si nous sommes éveillés... » Alma répond: « nous avons peur. »

La signification du titre du film donnée par Johan explique la situation qu’ils sont en train de vivre. Avant cette scène, le couple était invité au château. Et Alma a remarqué que son mari a commencé à être subjugué par une force étrange émanant des personnages du château. Nous allons analyser ultérieurement la transformation de Johan, mais la scène de nuit suivante marque la dernière nuit avant la sujétion de Johan à la force des démons221. Il nous semble que cette scène de nuit dépeint métaphoriquement ce que le couple va vivre par la suite. Ils vont vivre la nuit la plus profonde face aux démons avant la venue du nouveau jour. Et c’est la peur qui les anime. Ensuite la flamme s’éteint, Johan jette l’allumette. Il n’y a plus aucune lumière.

Johan se tourne vers la caméra en cachant son visage. « ‘Ça me rappelle mon enfance. » Il baisse les mains, son visage reste à moitié couvert. « C’était une sorte de punition. On m’enferma dans la penderie. Pas un bruit, et le noir. J’étais terrorisé, et cognai dans la porte. On m’avait dit qu’un petit homme vivait dedans qui rongeait les orteils des enfants pas sages. Cessant de cogner, j’entendis un bruit. Je crus que mon heure était venue. Paniqué, je me mis à grimper sur les étagères. (...) Je luttai contre cette créature, et hurlai demandant pardon. Enfin la porte s’ouvrit et je sortis à la lumière. ...»’

L’histoire de l’enfance de Johan évoque explicitement son état présent. Enfermé dans le noir, il montre son affolement. Son visage, sa voix reflètent l’effroi mais, à présent, Johan ne peut même pas demander pardon pour sortir. Il n’a personne à qui il peut hurler pardon. Et il continue à raconter ses souvenirs: avoir reçu des coups pour le faire expier. Cette fois-ci, pour surmonter sa peur, Johan ne subira pas les coups mais une humiliation extrême. Et ce n’est pas le Père, mais les démons qui la lui feront subir.

Notes
212.

Henri AGEL, Métaphysique du Cinéma, Paris, Payot, 1976, p. 164

213.

Sa compagne, Alma semble surtout partager cette peur par amour. Elle accompagne son mari.

214.

Bien que la majorité des films se déroulent sur une île, c’est la première fois que l’on assiste à l’arrivée même des personnages sur le lieu.

215.

On ne voit pas les dessins mais les personnages qui les regardent, et Johan les décrit.

216.

Plus tard, Johan rencontrera ce personnage au château, et la séquence est traitée comme celle d’un film d’épouvante.

217.

La signification de Vogler, nom utilisé à plusieurs reprises pour les personnages a un rapport avec l’oiseau.

218.

Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p.261

219.

Joseph MARTY, op.cit. p.145

220.

Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. P42

221.

Le cinéaste précise que les personnages du château sont démons, dans Images, op.cit.