Le titre de cette partie, emprunté au texte kierkegaardien222 décrit l’immanence de l’angoisse, dans l’existence liée à la liberté. Cela n’a probablement pas de rapport immédiat avec le sens voulu par l’auteur, car les personnages de cette période ne semblent pas avoir pleinement saisi la liberté. Pourtant l’expression de « vertige de la liberté » évoque pour nous, nettement la cause de l’angoisse chez les personnages qui se sont affranchis de la Vérité dogmatique.
Placés devant la nécessité de choix, les personnages bergmaniens sont plongés dans l’incertitude. Il n’y a plus de Vérité universelle imposée. C’est face à cette nouvelle situation que l’homme éprouve de l’angoisse due à la confusion.
Cette question de l’angoisse se pose, tout d’abord, dans Les Communiants à travers le personnage du jeune pasteur tourmenté. Contrairement au scénario qui commence par la description du paysage, le film commence par la scène du culte présidé par Tomas. C’est au moment où il récite la prière du « Notre Père » que les trois plans du paysage sont insérés. « Notre Père qui est aux cieux ... » retentit dans le paysage désertique, sous la neige qui en constitue le fond. Il nous semble clair que l’hostilité du paysage évoque l’état d’esprit du pasteur tourmenté par l’angoisse. Et cet état est montré, plus tard, plus ostensiblement dans un plan bref.
Après le culte, Tomas se trouve derrière le bureau dans la sacristie. Suit un plan moyen de Tomas assis, ayant l’air épuisé. Et, derrière lui, le Christ en croix est mis bien en évidence. La caméra s’approche lentement jusqu’au gros plan. Le bras un peu hésitant du comptable entre dans le champ, réveille le pasteur assoupi. À cause de la manche noire de son veston, le visage de Tomas, de profil, est complètement caché à part les yeux. Tomas redresse la tête, regarde en haut. Le visage exprime l’angoisse. « C’est Mme. Persson, elle veut vous voir. »
Rappelons ici la rencontre du Chevalier avec la Mort dans Le Septième Sceau: le bras de la Mort déployant le manteau cache le Chevalier à l’exception de sa tête. La moitié inférieure du champ est ainsi noire. Ce qui nous avait fait dire que le physique du Chevalier était sous l’emprise de la mort contrairement à son esprit. Dans le cas de notre pasteur, c’est la tête qui est cachée par le noir. D’où l’indice d’une absence. L’idée du Dieu dogmatique en qui il croyait demeurer n’est plus, et l’absence l’a remplacée. Son visage reflète l’angoisse. Ensuite, c’est la rencontre avec Jonas Persson: personnage symbolisant l’angoisse existentielle.
Après avoir promis de revenir chez le pasteur, Jonas part aussitôt pour accompagner sa femme à la maison. Et en l’attendant, Tomas se montre particulièrement nerveux. « Il doit venir. » ‘« Il lui faut répondre à la question posée, mais surtout à l’angoisse de Jonas’ 223. » Il nous semble que son anxiété est plutôt liée à son rapport à l’existence. Son inquiétude évoque son besoin de faire face à l’angoisse de Jonas. Mais il a peur que Jonas ne vienne pas. C’est cette crainte qui le rend presque impatient.
En présence de Jonas, le pasteur parvient enfin à exprimer ce qu’il avait gardé pour lui. La scène est singulière car le pasteur, homme de Dieu qui est sensé avoir réponse à tout, avoue son tourment à quelqu’un qui est venu chercher une réponse à son angoisse. Pourtant, cela devient presque normal dans la mesure où tout le film est centré sur le sens du rapport à l’existence de Tomas. « Tu m’a donné ta peur et je t’ai donné un dieu tué », dira Tomas à la fin de leur rencontre. Jonas part sans pouvoir supporter la confession du pasteur. Il se suicide.
Cette attitude de Tomas concernant la question va atteindre un caractère conflictuel dans Le Silence, à travers la représentation de la violence militaire: un climat de guerre règne dans le pays où les protagonistes séjournent. Comme beaucoup d’études le démontrent, le film est étonnamment réaliste bien que fortement onirique224. Il nous paraît alors important de souligner le sens métaphorique de la guerre dans Le Silence. Le cinéaste dit qu’il voulait faire à l’époque225 un film sur la guerre. Intention qui se rapproche du sens de l’idée que nous avançons ici.
En fait, dans le film, ce qui nous paraît important n’est pas exactement la guerre mais la tension et le climat qu’elle génère en profondeur. ‘« C’est un pays qui se prépare pour la guerre qui peut éclater d’un jour à l’autre’ 226. » Cet état de guerre qui suggère fondamentalement la présence des partis opposés correspond à la situation dans laquelle nos protagonistes se trouvent: à savoir, celle d’un rapport agité entre les deux soeurs après la mort de leur père. Le cinéaste précise qu’il s’agit du corps et de l’âme quand Dieu est absent227.
L’élément déterminant du thème évoque directement la question de la mort du Père. Le Dieu dogmatique n’est plus là, l’homme est en face de sa liberté. L’affrontement est quasi inévitable entre les sujets formés par une éducation religieuse. Et cette tension engendre à son tour l’angoisse.
La guerre, au sens large du terme, entre ainsi dans l’univers bergmanien. Elle qui avait été évoquée pour représenter l’atrocité, sera fortement présente en dépeignant l’état dans lequel se trouve l’homme bergmanien. Si elle renvoie à l’image de la réalité à laquelle Elisabet veut tant échapper, la guerre constitue le thème central et la source d’inspiration de La Honte. Elle représente l’état de conflit violent chez les personnages.
Après avoir quitté leur maison, le couple découvre que leur île est dévastée. Tout est détruit: les maisons en feu, les cadavres éparpillés. Eva trouve un cadavre d’enfant devant une maison incendiée. Elle s’approche du cadavre malgré l’appel de son mari qui veut l’en empêcher. Elle le touche, regarde autour d’elle. C’est la destruction de toute valeur établie. Et les plans suivants montrent les personnages se trouvant face à cette réalité.
Suit un plan d’ensemble d’un champ désolé, réduit en fumée, auquel succède le plan demi-ensemble où Eva et Jan restent debout, immobiles, avec les arbres en feu en arrière-plan. Ces plans sont eux-mêmes suivis par le gros plan d’Eva, de face, qui regarde fixement devant elle, en l’occurrence l’objectif de la caméra. Ensuite le gros plan de Jan vulnérable, de face, qui regarde le hors-champ situé à la gauche du cadre. Reprise du gros plan d’Eva qui regarde dans la même direction que Jan. Puis se poursuit la reprise des gros plans de leurs visages.
Dans cette série d’images, déjà communicatives par elles-mêmes, le bruitage est très intéressant. Le temps des deux premiers plans, le bruit de l’incendie violent se fait nettement entendre de manière très réaliste. Mais, en même temps que le bruit d’incendie un chant d’oiseau et un bruit de gouttes d’eau. Ce mélange des bruits engendre un effet d’irréalité.
Ce mélange ne suggère-t-il pas précisément qu’il ne s’agit pas de la dévastation causée par la guerre proprement dite, mais d’un anéantissement plus fondamental, d’un état de confusion totale? Ces gouttes d’eau avec le tic-tac d’horloge souligneront dorénavant228 le temps qui s’écoule, évoqueront la durée de la vie de l’homme.
Et n’est-ce pas une liberté mal vécue qui en est la cause, en tout cas pour le moment dans l’univers bergmanien? Le mélange du chant d’oiseau et du bruit d’incendie violent provoque un sentiment d’angoisse chez le spectateur, à savoir, chez l’homme bergmanien qui regarde cette réalité.
Søren KIERKEGAARD, Le concept d'angoisse (traduction de TISSEAU), op. cit. p. 163
Michel ESTÈVE, op.cit. p. 61
L’approche de Denis Marion dans « Dimensions oniriques » nous semble judicieuse bien que nous ne partagions pas le contenu de certains affirmations. Études cinématographiques, N° 46/47, op.cit.
Cinéma selon Bergman, op.cit. p.222
ibid. p. 224
Vilgot SJÖMAN, « Journal des Les Communiants III » in Cahiers du Cinéma n°168, 1965
Depuis Persona.