1. Le refus de l’expression

Nous pouvons facilement supposer l’existence d’une perturbation forte chez l’homme bergmanien venant de découvrir une réalité bien différente de ce qu’il croyait. La Vérité qu’il croyait tenir s’effondre et l’angoisse gagne du terrain. Il réagit violemment contre cet état. Ce qui entraîne, comme par réflexe, un important éloignement entre lui et le monde. Le mutisme d’Elisabet, dans Persona, offre ainsi l’exemple des conséquences du choix d’un isolement radical: ne rien dire et en mourir. « ‘Se taire. Chercher à parvenir, derrière le silence, à la clarté ou du moins à rassembler les ressources dont je peux encore disposer’ 230. »

Ce qui nous semble clair est que cette conduite dans le film, accompagnée d’apathie, constitue une abstention volontaire de forme d’expression, et, plus encore, de prise du risque de l’incertitude, de la confusion devant l’effondrement de la Vérité objective à laquelle le personnage croyait.

Pourtant, ce refus peut revêtir une signification beaucoup plus essentielle dans l’univers bergmanien, si nous tenons compte du fait que le christianisme est une religion de la parole. «‘ Il en va en tout cas de quelque chose qui est produit par la parole et qui agit par la parole’ 231, » dira ainsi Gerhard Ebeling. L’attitude d’Elisabet ne signifierait-elle pas finalement un refus radical de sa formation religieuse?

Elisabet entre dans le récit, en costume de théâtre, de trois quarts dos. Dans le champ, les projecteurs sont visibles en arrière plan. Cela laisse à penser que l’actrice est simplement sur scène. Il faut cependant noter le fort contraste avec le plan précédent c’est-à-dire, celui où Alma, en tenue d’infirmière, se tient droite au milieu du champ sur fond blanc, marqué géométriquement par la porte. Ce contraste fait mieux apparaître la situation où se trouve l’actrice: l’obscurité rompue par la lumière de quelques projecteurs.

Elle se tourne vers la caméra. Maquillée, elle semble apeurée, semble faire un effort mais demeure immobile avant de s’avancer jusqu’à ce que son visage apparaisse en gros plan. A la fin du plan, un sourire léger apparaît sur son visage. Pendant ce temps, le docteur explique (voix- off ) son cas à Alma: Au milieu de la représentation d’Electre, Elisabet est demeurée muette durant une minute, avant de continuer à jouer. Mais, dès le lendemain, elle se tint immobile et muette. D’après les examens médicaux, elle était pourtant parfaitement saine de corps et d’esprit.

La raison de cette attitude soudaine nous reste obscure, même si Bergman nous livre à ce propos quelques indices: la pièce d’Electre a pour thème le matricide, un enfant qui se venge de la trahison de sa mère. Nous apprendrons plus tard qu’Elisabet a détesté le fait d’être mère. Mais la question s’avère plus complexe, demeure indécise.

Elisabet nous apparaît tout d’abord dans un lit. Nous remarquons l’indifférence dans sa physionomie traduisant son refus du monde extérieur. Le plan moyen suivant représente distinctement son état.

Elisabet couchée dans son lit devant une porte fermée par un rideau, un poste de radio se trouvant allumé devant elle. Si on essayait d'imaginer la chambre de la malade dans cette séquence, on pourrait s’apercevoir que la position du lit est complètement différente de celle qu’il occupait dans la séquence précédente, puis dans la suivante. Ce changement s’opère uniquement dans cette séquence. Ce qui suggère la valeur hautement suggestive de ce dernier changement de composition du plan.

Elisabet se trouve entre la porte fermée par un rideau et un poste de radio. En ce qui concerne la porte, nous remarquons que son apparition est délibérément calculée, dans les séquences les plus suggestives. Dans le film nous pouvons interpréter la porte comme élément permettant non seulement l'accès d'une pièce à l'autre, mais aussi comme métaphore nous indiquant l’accès au monde de la conscience. Quant à la radio, il s'agit d'un émetteur de son. On entend une voix féminine qui joue apparemment une pièce: la voix que notre actrice a perdue. Suit le gros plan du visage d’Elisabet dans son lit d’hôpital. La radio fait entendre un morceau de musique. Lentement, très lentement le visage d’Elisabet plonge progressivement dans l’obscurité totale et elle soupire péniblement.

Un autre aspect de la vie passée d’Elisabet est révélé à travers la lettre de son mari dans laquelle il demande une explication. Cette lettre nous indique que son mari ne comprend pas les motifs de son attitude et que leur mariage a été heureux. Toutefois, un passage de cette même lettre dit ceci: « Tu m’avais dit ... plein de bonté et de bonne volonté mais sous l’emprise d’une force qui domine ... » Elisabet, qui croyait vivre sa propre existence, ressentait déjà une force qui était indépendante d’elle et qui exerçait son emprise sur son être. Ce qui arrive à Elisabet n’est-il pas finalement une révolte contre cette force?

Par la suite, le cinéaste nous donne un nouvel indice d’analyse plus concret que les autres. Le docteur pose un diagnostic. L’exactitude de celui-ci est révélée par la susceptibilité de notre actrice. « ‘Ce vain rêve d’être; non pas d’agir, mais d’être! D’être à chaque instant consciente, vigilante, éveillée. Et, en même temps, cet abîme entre ce que tu es en regard des autres et ce que tu es vis-à-vis de toi-même. Cette sensation de vertige et cette fringale de révélation.’ »

Il est vrai que ce diagnostic nous laisse plusieurs possibilités d’interprétation. Mais il nous semble qu’à travers lui la question de masque est clairement posée. Rappelons que la conscience du masque exprimait la réalité d’un éveil vers la Subjectivité durant la première période. À présent, la question du masque se pose de manière centrale. Elisabet réagit afin de retrouver son propre visage.

Cependant, elle rêve en même temps d’être, et non pas d’agir. Or, ce rêve n’est-il pas l’expression d’une réminiscence de la Vérité objective qu’elle porte en elle? Un être pur que Kierkegaard a estimé n’être que chimère. Finalement, la révélation du masque n’est-elle pas due à la prise de conscience de «‘ la détresse de l’homme, posé dans l’existence par un assemblage d’éternel et de temporel’ 232 »? Telle est l’idée fondamentale de Kierkegaard que nous avons déjà évoquée plus haut.

Le docteur lui dit: « ‘Ta cachette n’est pas tout à fait étanche. La vie s’infiltre de toute part ... tu es forcée de réagir’. » Le désir de vivre doit-il subsister quoiqu’il arrive? Elisabet va réagir, et c’est en cela que consiste le reste du récit.

« ‘Toute cette angoisse que nous portons en nous, nos rêves déçus, cette cruauté inexplicable, cette anxiété de la mort, cette connaissance douloureuse de notre condition terrestre ont lentement cristallisé notre espoir de rédemption extra-terrestre. Les terribles cris de notre foi et de notre doute adressés aux ténèbres et au silence sont une des preuves les plus atroces de notre abandon et de notre conscience terrifiée.’ » Ce passage d’un livre lu par Alma ne contient-il pas l’explication de ce qui faisait tant souffrir les personnages bergmaniens de la première période? Et cela pèse cruellement sur Elisabet qui croyait détenir la Vérité.

Plus tard, après avoir eu une dispute violente avec Elisabet, Alma retournera impitoyablement le couteau dans la plaie: « ‘Est-ce important de ne pas mentir? ... d’avoir l’accent de la vérité? ... de parler juste?... de parler juste? ... Somme toute, peut-on vivre sans parler à tort et à travers? Dire des inepties, se disculper, mentir, trouver des prétextes. ... tu te tais car tu en as assez de tous tes rôles, de tout ce que tu maîtrisais à la perfection. ’» Alma renvoie ici à une question fondamentale: celle de l’authenticité. La recherche d’un ajustement à la Vérité extérieure quelle que soit la réalité de son être, n’était-elle pas la cause de la souffrance des personnages bergmaniens? À présent, la souffrance d’Elisabet provient du fait de ne pas pouvoir renoncer aux exigences de la Vérité objective malgré la prise de conscience de la réalité.

Elisabet évite le regard d’Alma, mais celle-ci continue. « ‘Ne crois-tu pas que l’on deviendrait un tout petit peu meilleur si l’on se permettait d’être ce que l’on est?’ » A travers l’évocation de ce déchirement, se pose la question essentielle: Comment entrer en possession de son propre visage. Elisabet réagit vivement en quittant le lieu.

Finalement, c’est en prononçant péniblement le mot « rien » que l’actrice sort de sa prison de silence. Suit un plan sémi-général de la chambre d’hôpital. Alma entre et s'approche du lit (situé au premier plan) dans lequel est couchée Elisabet, en chemise de nuit blanche avec la tête tournée vers Alma. Alma la redresse (la caméra, en panoramique, suit les personnages) et la fait asseoir sur le lit en la maintenant contre elle. On voit ainsi deux femmes se trouvant entre deux portes. La malade contre l'infirmière. Poussée par Alma, Elisabet arrive péniblement à prononcer « Rien ». Des cloches faisant penser à un glas sonnent depuis le début de cette séquence.

Le cinéaste ne fournit pas la signification concrète du mot « rien » qui fait pourtant sortir Elisabet de son mutisme. Cela nous laisse une large possibilité d’interprétation. Mais nous avons interprété que le mutisme d’Elisabet était dû à l’attachement aux exigences de la Vérité objective, malgré la prise de conscience de la réalité. Et en prononçant « rien », la malade se libère. Ne pouvons-nous pas supposer qu’il s’agit d’un signe d’abandon de la Vérité objective, de la reconnaissance du caractère chimérique de la quête de la Vérité universelle? Le fait de retrouver la parole signifierait donc une acceptation de sa propre réalité et de la volonté de continuer à vivre. 011

Le refus chez Andreas dans Une Passion est moins pathologique, moins radical que chez Elisabet mais davantage exprimé à travers le quotidien: il vit seul dans une maison perdue au coeur d’une île désolée et sa solitude est bien mise en évidence. C’est seulement à travers l’interview de l’acteur par le réalisateur, inséré dans le film, que des précisions sur le personnage d’Andreas sont données: « Il essaie d’anéantir ses propres moyens d’expression ». C’est un être qui essaie de se retirer du monde, de dissimuler son identité, selon l’acteur.

Cependant, la vie s’infiltre de toute part comme disait le docteur à Elisabet, il ne peut pas être complètement indifférent au monde. Il s’inquiète de la santé de Johan, prend soin d’un chien sur le point de mourir, écoute secrètement la communication téléphonique d’Anna. Il reprend finalement sa vie de couple avec Anna. Et plus tard, après lui avoir parlé de la réalité qu’elle essayait de dissimuler, Andreas se décompose233.

Notes
230.

Ingmar BERGMAN, Images, op.cit. p 61

231.

Gerhard EBELING, Luther, Genève, Éditions Labor et Fides, 1983, p. 104

232.

Søren KIERKEGAARD, Post-Scriptum, op.cit. p. 201

233.

Pendant que le zoom avance, la mise au point devient progressivement floue et on voit des grains lumineux, à cause du traitement spécifique de la pellicule, comme si Andreas se décomposait.