2. Une descente dans les ténèbres

Il faudrait comprendre, à notre avis, « les ténèbres » dans le contexte chrétien, c'est-à-dire, celui d’une opposition à la Lumière, bien que cette définition ne soit pas elle-même exempte d’ambiguïté. Rappelons que la Lumière trop forte a évoqué la mort chez le cinéaste, ainsi que nous l’avons vu précédemment. Pourtant, d’un point de vue courant, elle renvoie à l’image de tout ce qui est considéré comme juste, vrai, beau, correct, parce que relevant de la Vérité. Le drame est que c’est elle qui dictait en quelque sorte les règles de vie sans tenir compte des conditions humaines. La vie était censée être orientée vers la Lumière, cherchait à y demeurer en bannissant les ténèbres. La dualité régnait ainsi dans l’univers bergmanien.

Maintenant, il n’y a plus de règle dictée parce que l’homme bergmanien a quitté le domaine de la Vérité dogmatique. Les ténèbres bannies entourent progressivement l’homme, le fascinent. Et, en étant livré à lui-même, l’homme s’apprête à franchir la ligne de démarcation, à aller de l’autre côté de la Lumière ou peut-être à aller au fond de lui-même.

Nous avons déjà étudié la peur de l’obscurité éprouvée par le personnage central dans L'Heure du Loup, mais il nous semble que le film même se situe en quelque sorte à l’heure du loup: la nuit profonde avant la lueur du nouveau jour dans le cheminement du cinéaste. « ‘L’irrémédiable chute du peintre Johan dans ses cauchemars et ses fantasmes, chute que rien ne viendra ralentir ou éclairer’ 234 ».

Le déplacement235 progressif du personnage vers les ténèbres est également bien sensible dans La Honte. Jan236, le personnage ridiculement faible, devient un criminel froid. Et il n’a plus de repères humains. Il vole de l’argent, tue son ami et le jeune déserteur finit par devenir le rameur au milieu de l’océan où des cadavres flottent. Mais c’est surtout dans L'Heure du Loup que la chute du personnage est manifestement décrite étape par étape.

Quelques scènes brèves au début évoquent la pente inquiétante suivie par Johan. Tout d’abord, Johan et Alma sont heureux. Pourtant, par la suite, il rentre de la promenade, l’air soucieux et sombre. Il passe entre des draps qui sèchent sur une corde à linge que le vent fait claquer comme des ailes d’oiseaux géants. Avant même de préfigurer la phobie du réalisateur pour les oiseaux, ainsi que nous l’avons précédemment indiqué, cette scène annonce le changement inquiétant d’atmosphère. Effectivement, tout au long du film, la présence des oiseaux contribue beaucoup à la création d’une atmosphère effrayante. Dans la scène suivante, la nuit, Johan force Alma à regarder ses dessins. Et Johan rencontrera au fur et à mesure la plupart des figures qu’il a dessinées.

Le rêve semble commencer à devenir réalité et les personnages commencent à se manifester à Johan. Ce qui se produit lorsque sa femme lit son journal intime. La première apparition est le châtelain qui se dit être le propriétaire de l’île. Il invite Johan et Alma à une soirée. Rien n’est plus ordinaire. L’inquiétante étrangeté commence à régner à partir de l’apparition de son ancienne maîtresse, Vogler. Et c'est « ‘l’obsession érotique’ 237 » envers cette femme qui conduira Johan vers la fin. Et, ici, le désir sexuel est l’agent de la transgression.

La séquence suivante suscite une climat de forte angoisse: il est suivi par un inconnu prétendant être un médecin des âme, de surcroît par trop bavard. Rappelons à cet égard que Johan n’aime pas la loquacité. Bien que le silence de Dieu soit une source de souffrance dans l’univers bergmanien, il est tout aussi vrai qu’il représente un indice de recueillement238 ou de rupture de la communication avec l’extérieur239. Et le personnage qui essaie de rattraper Johan, en prononçant continuellement des paroles dénuées de sens, crée visiblement un climat de malaise. De plus, il se prétend curateur des âmes. Mais ce climat réel ou imaginaire, n’est-il pas surtout révélateur de l’état de Johan?

Suit un plan poitrine de Johan, de dos, en légère contre-plongée. Il marche précipitamment, jette un regard en arrière. Son visage affiche de l’inquiétude. On entend une respiration haletante en off. Puis apparaît un homme en gros plan, en proie à la précipitation, au halètement. Succède le plan poitrine de Johan, l’air inquiet, qui jette un coup d’oeil tout en marchant. Suit un nouveau gros plan de l’homme qui se dépêche en haletant. Plan demi-ensemble d’une côte. On voit l’homme marcher derrière Johan sur le point de le rejoindre. Tout en marchant, l’homme commence à parler: « ‘C’est très éventé, mais magnifique, n’est-ce pas? Idéal pour un peintre. Vous vivez ici depuis un certain temps.’ » Johan n’écoute pas, marche toujours plus vite comme s’il voulait s’éloigner de lui. Mais l’homme, tout en parlant, essaie de le rattraper.

« ‘Vous semblez fatigué. N’en faites pas trop. À notre âge, il faut se ménager, les jeunes sont plus résistants. Je sais ce dont je parle. Je suis curateur.’ » L’homme dit savoir ce dont il parle. Pourtant, les paroles de l’homme dites presque d’une seule haleine ne sont qu’un monologue. Johan regarde l’homme tout en marchant. ‘« Pourquoi ce regard? Êtes-vous fâché? Énervé? Préoccupé?’ » suit un gros plan de Johan qui gifle l’homme auquel succède un plan demi-ensemble représentant les deux personnages. L’homme tombe par terre et Johan crie « fermez là ». Par la réaction brutale, Johan met un terme à cette situation angoissante. Mais ce n’est qu’un début car nous allons voir plus tard que ces personnages étranges vivent dans le château où Johan et Alma sont invités. Johan va les retrouver. 011

Se rendre à la soirée du château signifie le franchissement d’un premier seuil vers les ténèbres. La soirée commence par la présentation des participants. La voix-off du châtelain les présente un par un. La caméra en panoramique rapide encadre la personne présentée mais, en même temps, cette personne vient vers la caméra jusqu’au plan poitrine, salue le couple censé être derrière la caméra. Au crépuscule, dans le parc du château, le mouvement rapide de la caméra vers la droite et vers la gauche et le rapprochement assez brutal des personnages vers la caméra créent une ambiance de malaise. Par la suite, un travelling circulaire, rapide, s’oriente vers la droite autour de la table pendant que les convives prennent place. Le mouvement de la caméra s’arrête sur le visage de Johan qui jette soudainement un regard sur la droite comme s’il était angoissé. Peu après, il plonge dans l’inquiétude, il se passe la main sur le front et le cou, transpire, s’étouffe.

Nous pouvons aisément remarquer le changement d’atmosphère dans la séquence du château par rapport à la partie précédente du film: la lumière forte venant du haut renforce les traits du visage de chacun; le mouvement rapide de la caméra les encadre en s’arrêtant brièvement sur eux; Suit une succession de plans serrés. Les expressions des visages sont excessives. Cet effet renforce évidemment le climat ténébreux des personnages et de l’ambiance. Et chacun se livre à son propre monologue comme le soi-disant curateur. Ainsi, la discussion est-elle incohérente, hachée en quelque sorte. On voit Johan de plus en plus inquiet, mal à l’aise.

La châtelaine parle de Vogler. La discussion devient incompréhensible, on entend juste les sons. Johan a l’air très nerveux. Ensuite, tout le monde assiste à un spectacle de marionnettes dans lequel la marionnette est en fait un être humain. Séquence sur laquelle nous reviendrons ultérieurement dans la partie suivante de notre travail. Mais après le spectacle, un des personnages du château fait des commentaires et, ensuite, il demande l’avis de Johan. Et sous le regard effrayé d’Alma, il parle, avec fierté, de sa conception de l’artiste. Tout le monde fait l’éloge de son propos: « ‘Buvons à notre artiste, non seulement génial mais également penseur!’ » Mais ce concert d’éloges tourne vite à l’hystérie. Une femme embrasse l’artiste avec force, le griffe, l’essuie avec son mouchoir.

Par la suite, la châtelaine emmène le couple dans sa chambre à coucher pour leur montrer le portrait de Veronique Vogler. Chambre à coucher dont le lit occupe le centre. C’est le réveil de l’obsession sexuelle chez Johan.

Le lendemain, l’aube arrive et, avec elle un des démons du château porteur d’un message. Le démon invite Johan à leur fête, laisse un revolver sur la table. Le message ultime pour les joindre: Tuer sa femme qui représente l’amour. Johan tire une balle en direction de sa femme et part. La frontière est définitivement franchie. L’amour est tué pour lui. Seule l’animalité sexuelle anime sa personne. Le seul but est de rejoindre Vogler. Il pousse avec force la porte, sort en courant, arrive au château. Il court dans tous les sens, à travers les couloirs du château désert.

Il nous semble qu’à partir de ce moment, il franchit les étapes pour assouvir son désir obsessionnel. Les figures suscitant l’épouvante défilent, comme celles de ses dessins qu’il avait montrés à sa femme au début du film. Et il rencontre la vieille femme qui ressemble curieusement à Liza, la femme du forgeron dans Le Septième Sceau. Rappelons que nous avions interprété son personnage comme une figuration de la passion. Mais elle est vieille. Elle propose cependant une cuisse de poulet tout comme Liza, qui faisait un numéro de charme. Elle lui demande d'ôter ses bas, de baiser son pied avant de lui dire où est Vogler. La première figure évoquant l’horreur est la sensualité de la vieille femme.

Johan finit par baiser le pied de la femme. Elle lui indique seulement la direction à prendre et Johan se trouve dans une grande salle. Suit un plan en forte plongée d’une salle où l’ombre de deux fenêtres se dessine longuement sur le sol. Il la parcourt, sort par le haut du champ, et l’ombre permet de déduire qu’il se trouve devant la fenêtre gauche. Ainsi seule son ombre se dessine sur le sol avec celle de la fenêtre. Ce plan représente l’image de Johan enfermé derrière la grille. Rappelons le plan où le Chevalier était enfermé derrière la grille du confessionnal. Le même plan évoquait l’image d’un homme spirituel enfermé dans la toile tissée par la vie et la mort. Il est devenu, ici, l’homme animé par le désir sexuel, enfermé dans la cage des ténèbres.

Suit un plan poitrine serré de Johan qui cherche désespérément Vogler au premier plan. En arrière, le châtelain sans expression, attend. Johan tourne sur lui-même, se rend compte de sa présence. La caméra se fixe et on ne voit que le dos de Johan. Le châtelain parle: « Soyez le bienvenu. Allez, venez. Vous êtes libre! » Le châtelain est impassible comme la Mort dans Le Septième Sceau, continue à parler: « ‘Veronique était ma maîtresse pendant des années. ... Ce soir, je serai près de votre couche. Chaque mot, chaque baiser, chaque geste. Rien ne m’échappera.’ » La Mort le disait également dans Le Septième Sceau. le châtelain invite Johan: ‘« Venez, je vais vous guider ’».

Ainsi que nous l’avions signalé au début de cette partie, cette séquence démontre explicitement que le christianisme reste le fond de l’univers bergmanien, même si le cinéaste déclare s’être débarrassé de Dieu240, et que le christianisme n’occupe plus le premier plan dans ses films. Pour cette raison, il nous semble important d’analyser les implications de ce fait au point de vue de la pensée chrétienne.

Le châtelain dit qu’il est libre. Or cette liberté est celle que les personnages bergmaniens cherchaient tant sous l’oppression de la Vérité dogmatique. Pourtant, après avoir quitté cette Vérité, c’est la Mort incarnée par le châtelain qui proclame la liberté.

Johan marche devant un mur où le papier peint ressemble étrangement à celui de dans Comme dans un Miroir. Mais cette fois-ci, les motifs sont plus gros et plus foncés, de sorte que le papier crée une ambiance menaçante. Si Karin, schizophrène, traversait le papier peint pour voir un monde de lumière, Johan le traverse pour aller vers le fond des ténèbres. Et, filmée par un téléobjectif, la perspective est réduite de sorte que Johan marche sans néanmoins parvenir à s’éloigner de ce mur.

Il accède à une salle où la châtelaine et une vieille femme assistent à un concert de clavier. Et la vieille femme enlève son chapeau pour mieux entendre la musique. Sous le regard effrayé de l’homme, elle ôte son chapeau et le visage. Le bruit accentué renforce l’effet. Elle enlève ses yeux, les mets dans les coupes de champagne. Quand l’homme enlève son masque (persona), quel visage va apparaître? Telle est la question que se pose non sans effroi Johan.

Enfin, peu avant de rejoindre Vogler, un démon le maquille comme une femme et lui fait porter le peignoir en satin. Il est guidé jusqu’à la porte en traversant un couloir rempli d’oiseaux. Le démon crie: « Voyez l’objet de votre désir. » Au milieu des oiseaux, lui-même porte des ailes géantes sur le dos. Sur le son d’une musique créant une tension, Johan traverse une salle, aperçoit au fond une table sur laquelle un corps est posé, recouvert par un drap. L’espace s’éclaircit, l’homme marche vers l’objet. Les traits de son visage expriment l’impatience. Il arrive, soulève le drap. Vogler nue est découverte, elle est comme un cadavre. Il touche le visage, commence à caresser attentivement tout le corps de la femme. Gros plan sur sa main qui caresse. Soudainement, Vogler se met à rire sinistrement, se lève, l’embrasse ardemment en riant. Elle continue à rire. Johan l’embrasse éperdument.

Johan arrive à la fin de son parcours, parvient à rejoindre Vogler. Pourtant, malgré l’attrait violent qui l’a guidé jusqu’à son objet, ce n’est nullement la satisfaction de son désir sexuel, mais l’exhibitionnisme et le voyeurisme. Avant de consommer l’acte sexuel avec Vogler, Johan découvre les spectateurs qui les regardent en riant sinistrement. Et c’est, à présent, l’humiliation ultime que Johan ressent. C’est l’expiation.

Johan, l’air extrêmement épuisé, murmure: « ‘Je te remercie. La limite est enfin atteinte. Le miroir est brisé ... mais que réfléchissent les morceaux?’ » Un son fort ressemblant à une sirène retentit, baisse aussitôt, puis devient faible. Le zoom-avant se concentre sur le visage de Johan qui murmure jusqu’à que le plan de la bouche devienne flou. Il parle mais sa voix ne sort pas241. Le contraste entre l’échelle grandissante du plan et la sirène affaiblie crée un effet étouffant. En fondu enchaîné, succède le plan surexposé de la surface de l’eau. Un peu plus tard, le garçon tué surgit du fond de l’eau242. Derrière le désir qui conduit Johan, n’y a-t-il pas finalement la volonté violente de se libérer en allant jusqu’au meurtre?

Et sous les yeux d’Alma qui était venue le chercher, Johan sera sauvagement tué par les démons de l’autre côté du marécage. Tout ce qu’il a dû parcourir pour rejoindre Vogler est irrévocablement une traversée de marécage.

Mais la limite atteinte par Johan généralise le développement du thème de la violence. Dans Une Passion, c’est la violence du sang qui règne dans les profondeurs du film. Il s’agit d’une violence faisant presque partie de l’être. « ‘On a éliminé du négatif toutes les teintes de bleu. Les gris, les bruns, les verts, et surtout les rouges prédominent, de sorte que le gyrophare jaune d’une voiture de police, la tache rouge du foulard d’Anna sur le sol enneigé et l’orange agressif de l’infernal incendie dans les écuries communiquent une impression de panique véritable’ 243. » Et la violence se manifeste sous toutes ses formes: solitude, massacre, violence collective, humiliation extérieure, obsession de la vérité qui conduit au meurtre, obsession de l’apparence (manie de prendre des portraits en photo). Et au milieu de cette violence, vit Andreas, joué par le même acteur244 que Johan.

Notes
234.

Guy BRAUCOURT, « Conclusion toute provisoire: détruire, dit-il, ou le sens du drame », in Ingmar Bergman de Jorn DONNER, op.cit. p. 129.

235.

Selon le schème chrétien qui établit une relation verticale entre la Lumière et les Ténèbres, nous considérons qu’il s’agit d’une « descente ».

236.

joué par le même acteur que Johan dans L'Heure du Loup: Max von Sydow

237.

Ingmar BERGMAN, Images, op.cit. p.36

238.

Nous nous rappelons surtout le silence d’une demie heure du début du Septième Sceau, et le fait qu’il précède la Mort, entre autres

239.

Le mutisme d’Elisabet, entre autres.

240.

Ingmar Bergman, Images, op.cit. p. 58

241.

Nous nous rappelons que dans les séquences cauchemardesques, les personnages criaient mais leur voix ne se laissait nullement entendre.

242.

Nous avons précédemment vu le meurtre d’un petit garçon causé par Johan et c’est la même image qui apparaissait.

243.

Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p. 282

244.

Max von SYDOW