Nous nous rappelons que l’humiliation était bien présente dans l’enfance du réalisateur. Et, en tant que sujet principal de film, elle évoquait la souffrance subie par l’être humain face à la société, à travers laquelle se fait ressentir le poids de la Vérité dogmatique. Tel était le cas de La Nuit des Forains dans la première période. Et l’humiliation chez Albert et les autres était essentiellement due à leur profession: le cirque. La confrontation avec la société était à l’origine de cette disposition. D’où en quelque sorte le caractère quasi fatal de l’avilissement d’Albert.
Durant cette période, l’humiliation est également oppressante dans certains films. Cependant, elle est de nature différente. Elle n’est pas due à la condition sociale comme dans le cas d’Albert mais est une conséquence des événements. Il nous semble pouvoir reconnaître l’indice de la différence fondamentale entre les deux périodes. Car ici, l’humiliation est provoquée en partie par l’absence de la privation de tout critère d’évaluation. Cette absence de mesures provoque des bouleversements entraînant les personnages dans la forte humiliation.
Tout d’abord, elle est le fond à toucher pour Johan, qui dans L'Heure du Loup, franchit la limite cernée par la Vérité objective. Il s’affaisse irrémédiablement dans les ténèbres pour aboutir à une humiliation violente.
Johan, maquillé comme une femme, rejoint Vogler nue couchée sur un catafalque245 tel un cadavre au centre de la crypte. Gros plan de Johan qui l’embrasse éperdument. La femme l’enlace en riant sinistrement. Soudain, il entend le rire des personnes qui les entourent, lève lentement sa tête, regarde fixement le hors-champ du haut. Son visage est presque défiguré par le maquillage brouillé. En mettant la main devant les yeux de l’homme, la femme dit en riant: « ne fais pas attention à eux. ». On entend toujours le rire(off).
Avant même la révélation de la présence des autres, l’humiliation de Johan est déjà fortement affirmée dans un climat où ‘« l’obsession érotique246 » seule est mise en avant. Selon Cowie, « L’acte sexuel est pour le cinéaste la forme suprême de l’humiliation (...) qui (la) laisse dans un état de honte et de souffrance psychique’ 247 ». Nous pouvons penser aisément que cela est dû à l’éducation puritaine du cinéaste.
Suit un contre-champ représentant les huit personnages (les démons selon le réalisateur) assis, debouts ou couchés qui regardent le spectacle devant une lucarne. Ils continuent à rire. Apparaît ensuite un gros plan de Johan: en se redressant, il ferme et ouvre lentement les yeux comme en signe d’acte de désespoir. Suit un plan poitrine de Johan, en légère contre-plongée. Il se lève lentement, s’avance, met la tête dans ses mains, tombe à genoux. La caméra se déplace légèrement en le suivant. Un plan moyen représente enfin Johan au premier plan et en arrière plan, Vogler nue, à genoux sur le catafalque, le regarde innocemment.
La présence des spectateurs semble déclencher chez lui un sentiment d’avilissement extrêmement grand. Nous disions que la sexualité est un acte humiliant en soi chez le cinéaste mais elle est également l’un des actes les plus refoulés dans la culture chrétienne. L’exhibition involontaire d’un tel acte lui cause donc une humiliation doublement forte.
Et cela est également illustré par le double éclairage partiel: celui de la droite et celui du plafonnier. Quand Johan se lève, son visage, défiguré, est divisé par le fort contraste à cause de la lumière venant de sa droite tandis que son torse nu est éclairé par le plafonnier. Surtout au moment où il tombe à genoux, le corps nu de Vogler sur le catafalque uniformément éclairé contraste avec le visage de Johan du premier plan. La chair est mise en valeur, c’est l’esprit qui est humilié. Et « ‘pour Johan, humiliation est synonyme d’expiation’ 248 » de son acte. « La limite est enfin atteinte. » dira l’humilié. C’est l’extrémité de la honte et de la culpabilité pour lui.
Cette humiliation atteint son paroxysme dans La Honte. L’humiliation devient l’état général dans les situations de guerre. Quelle que soit la signification dans le film, la guerre est inévitablement source d’humiliation, en raison de l’agression permanente. Produit par les fusillades, les explosions qui constituent le fond du film, le vacarme, évoquent sans cesse le climat d’agression que nos protagonistes ne peuvent fuir.
Plan moyen de la foule entassée, pressée parmi laquelle se trouvent Jan et Eva. La foule rappelant plutôt l’image de bétail n’inspire aucune respect à l’égard de l’être humain. L’identité de chacun est fondamentalement niée et la masse se trouve dans une confusion.
Dans cette situation où l’humiliation est banalisée, un cas particulier nous paraît très intéressant: celui de la chute de Jacobi, l’homme de pouvoir. Comolli interprète ce personnage comme étant le Père, c'est-à-dire, le Dieu paternel. C’est lui qui a empêché Jan et Eva d’être déportés, qui les a sauvés. Mais la guerre finie, la situation change. Le tout puissant Jacobi n’est plus au pouvoir. Il est guetté par les révolutionnaires. Il est devenu un fardeau, un sujet d’embarras pour ses amis. En leur offrant des cadeaux, il leur demande un peu de chaleur, un peu d’amitié. Mais l’ami va lui voler l’argent qui pourrait sauver sa vie et va même le tuer.
Rappelons que, dans Le Septième Sceau, la foule avait peur du Dieu dogmatique. Elle était plongée dans la confusion. Mais le caractère indépassable de la notion même de Dieu ne leur laissait d’autre alternative que la crainte. Ici, si nous suivons l’interprétation de Comolli, Dieu, représenté par Jacobi, est devenu un mendiant d’amour. Cet état nous fait particulièrement ressentir l’humiliation de Jacobi, parce qu’il était précisément tout puissant.
Dans la séquence où Jacobi va être tué, la maison de nos protagonistes sera détruite. Elle est au préalable fouillée par les soldats qui cherchent l’argent de Jacobi caché par Jan. Mais il nous semble qu’il s’agit ici moins d’une fouille mais d’une entreprise de destruction: les soldats cassent même les vitres et tuent les poules. Et ils détruisent également le piano et le violon249. ‘« Le couple voit ainsi disparaître son unique chance de se revaloriser’ 250. » Ensuite, comme ils n’arrivent pas à trouver de l’argent, le dirigeant donne un pistolet à Jan, et lui demande de tuer Jacobi.
Le Père est mort, humilié à tout jamais. Et l’intimité de couple est profondément violée, complètement détruite. Jan et Eva font une longue route pour survivre, et croient y parvenir au moment où ils montent dans un bateau. Cependant, peu après, le bateau est bloqué par des cadavres qui flottent. Jan essaie de les dégager à toutes ses forces, mais des milliers de cadavres flottent jusque dans le lointain sous le soleil éblouissant. Après s’être dégagés des cadavres, c’est au milieu de l’océan infini, indifférent qu’ils se trouvent.
Par la suite, l’artiste sera humilié à son tour dans Le Rite. Il est vrai que ce n’est pas la première fois que l’artiste est humilié par la société. Le cirque d’Albert devait affronter la société en général dans La Nuit des Forains, à présent, dans Le Rite, les artistes affrontent la censure. Les trois comédiens sont accusés de jouer un spectacle portant atteinte aux bonnes moeurs. Un juge d’instruction les interroge. Cette situation elle-même engendre l’humiliation. La raideur du juge, avec sa politesse froide explique cette humiliation au long de l’interrogatoire. Le viol de l’actrice dans son bureau par le juge évoque cette humiliation.
Cependant, Bergman décrit l’humiliation envisagée des deux côtés: du côté des artistes qui doivent se soumettre à un contrôle et du côté du juge qui y procède. Pendant l’interrogatoire individuel, Sebastien ne tarit pas d’insultes: « Je vous trouve ridicule avec votre maudite dignité ... Votre hygiène laisse à désirer ... Je vous méprise. Vous et votre empressement ridicule. Vous êtes un imbécile mesquin! » Et on voit le juge en plan serré progressivement affecté par ce qu’il entend.
L’attitude de l’artiste peut être interprétée comme la manifestation d’une crise ou d’un coup de colère dont l’effet est de provoquer l’humiliation du juge. Suit un plan taille de Sebastien assis et le juge debout. L’artiste se lève brusquement, s’approche du juge qui se cache le visage comme s’il avait peur d’être frappé: ‘« Soyez tranquille. Vous toucher serait dégoûtant. » « Le rite, c’est le jeu entre l’artiste et son public, entre l’artiste et la société. Ces ingérences réciproques d’humiliations et de besoins’ 251. » Et, finalement, le juge mourra d’une crise cardiaque pendant la représentation du spectacle en question.
L’esprit est humilié à cause du désir obsessionnel d’aller de « l’autre côté », et la Vie elle-même est humiliée par la guerre. Et cette fois, il s’agit de l’humiliation réciproque entre l’artiste et la société. Dans ce climat où tout est essentiellement humiliation, une nouvelle notion de Vérité prendra place dans l’univers bergmanien.
Le cinéaste le décrit comme une table d’autopsie. Ne pourrons-nous donc pas interpréter le corps nu de Vogler non en tant que le corps féminin mais comme reflet de sa propre obsession?
Ingmar BERGMAN, Images, op.cit. p.36
Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p. 253
Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p. 264
Jan et Eva sont musiciens.
Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p. 271
Cinéma selon Bergman, p. 296