4. La violation du sacré

La frontière entre la lumière et les ténèbres s’est évanouie, les valeurs établies se sont perdues dans une profonde confusion. Ce qui est religieux ou non « ‘tout en demeurant digne d’un respect absolu’ 252 » perd son sens. Ainsi, la transgression de ce qui était considéré comme sacré est constamment présente dans les derniers films de la deuxième période.

Dans L'Heure du Loup, après le dîner, les châtelains et les invités assistent à un spectacle de marionnettes. À la lumière des bougies, une petite marionnette, avec les mains levées en l’air apparaît sur la scène au son de la musique: « La Flûte Enchantée ». Arrivée au milieu de la scène, on s’aperçoit que la marionnette est en réalité un être humain. La caméra scrute en gros plan le visage de chaque spectateur absorbé par le spectacle. Le plan du théâtre fermé par le rideau est suivi en fondu enchaîné un gros plan d’Alma.

L’être humain en tant que marionnette renvoie violemment la futilité de tous les efforts de l’homme pour conduire sa vie. Tous les tourments spirituels ou physiques ne sont que des ficelles tenues par l’autre. Et cette suppression de l’autonomie outrage la Vie elle-même.

Le démon qui a levé le rideau entre dans le champ, en disant: « La Flûte Enchantée est le grand exemple. » Ensuite, il tourne, éteint les bougies situées à l’avant-scène en soufflant dessus, passe devant le théâtre de marionnettes, puis commente en venant et allant: « ‘Les guides de Tamino l’ont abandonné dans le noir hors du temple de la sagesse et il implore. Ô nuit éternelle quand finiras-tu?  Quand la lumière touchera-t-elle mes yeux? Mozart malade, ressentait l’intensité de ces mots.’ » Suit un zoom avant jusqu’au plan serré. ‘« Et le choeur répond: Bientôt, jeune homme ou jamais. La plus jolie et peut-être la plus troublante musique jamais composée.’ »

Rappelons l’immersion progressive de Johan dans les ténèbres, et le fait que cette séquence se situe pendant sa première visite au château, offrant l’image d’une contrée ténébreuse. Le commentaire du démon sur le théâtre de marionnettes dépeint clairement la séquence dans laquelle Johan et Alma attendent désespérément l’aube. Johan est la marionnette du jeu des démons253. En réalité, le démon parle de l’état de Johan. Quelle que soit la profondeur ou la grandeur de la question que l’homme puisse poser, il ne s’agit ici que d’un spectacle de marionnettes du point de vue des démons.

Sur le plan serré de Johan regardant le bas, on entend en voix-off le commentaire: « Tamino demande ... » Succède le très gros plan d’Alma regardant le bas et on entend toujours en voix-off: « Pamina vit-elle encore? Le choeur invisible répond: Pamina vit encore. » Johan qui regarde fixement vers l’avant (probablement l’orateur) apparaît en gros plan, et l’on entend en voix-off: « Notez l’étrange façon de détacher les syllabes: Pami-na. » Suit un gros plan d’Alma. À la voix de l’orateur qui prononce Pamina, elle dresse le regard comme si c’était elle qu’il avait appelée et elle est saisie d’effroi. Dans le très gros plan, la châtelaine tourne la tête lentement vers Alma tandis qu’on entend en voix-off: « Ce n’est plus le nom d’une jeune femme. » Suit un très gros plan de la vieille dame qui tourne aussi la tête vers Alma en entendant la voix-off: « C’est une formule magique. » Très gros plan d’Alma et on entend: « Une incantation »

Nous avons examiné que l’amour était le seul moyen d’échapper à la mort chez Bergman, même s’il était difficile d’y parvenir. L’amour était même la seule preuve de l’existence de Dieu254. Mais ici, c’est le démon qui en parle, ou plutôt qui commente le spectacle. Et au moment où il prononce le nom de Pamina, Alma réagit et l’épouvante se dessine sur son visage.

La Honte nous montre une autre forme d’offense du sacré: la vérité. Jan et Eva sont interviewés, filmés par les soldats arrivés par surprise. Il s’agit d’un simple entretien au cours duquel Eva dit seulement son nom et sa situation. Plus tard, ils seront accusés de collaboration par les soldats d’opposition et l’enquêteur leur fait visionner le film comme preuve. Et l’on découvre que la voix d’Eva a été falsifiée, qu’elle exprime son contentement à propos de la révolution.

Au milieu de la confusion totale, la notion de la vérité est absente. Le vrai et le faux s’emmêlent. Même leurs propres voix sont déformées, leurs paroles deviennent auto-accusation. « ‘Parfois tout semble comme un rêve. Pas mon rêve, celui d’un autre. Mais j’y participe. Quand cet autre s’éveillera, aura-t-il honte?’ » disait Eva à Jan en attendant l’interrogatoire. La réalité devient irréelle par sa démesure, et le rêve cesse d’être la propriété du sujet.

Le sacré religieux ou artistique n’est pas exempt de cette agression. À travers le rapport entre le juge d’instruction et les trois acteurs, le cinéaste essaie dans Le Rite, nous semble-t-il, de décortiquer en quelque sorte la signification du Mystère.

Sebastian dit qu’il est son propre Dieu avec ses anges et ses démons, mais il met le feu autour de lui dans sa chambre d’hôtel, comme « ‘un bonze décidant de s’immoler’ 255 ». L’immolation devient ainsi presque parodique bien que les flammes envahissent tout le champ parce qu’il ne s’agit pas d’un sacrifice quelconque mais de l’expression d’un « ‘instinct de destruction’ 256 ». « ‘Vogler (dans Le Visage) avait conservé une vitalité et une force spirituelle, tandis qu’ici il est au bord de la ruine’ 257 », disait le cinéaste.

Mais l’offense envers le sacré est surtout décrite à travers l’attitude du juge qui mène l’interrogatoire, qui cherche à arbitrer l’art. En parlant du juge, Marty parle d’une dissection du Mystère, mais son propos s’appliquerait également à l’art. « ‘Mystère que veut cerner le juge. Mais il découvrira qu’un mystère ne se dissèque pas. On y entre, en prenant le risque d’errer dans les labyrinthes du sacré, de l’érotisme et du mal. A vouloir le scruter à la loupe, comme l’oeil du juge enlaidi par un très gros plan, c’est le voyeurisme qui s’installe’ 258. »

La dernière séquence consiste en la représentation de la pièce théâtrale en question devant le juge. Et à travers la représentation, on découvre finalement que c’est le sacré, le religieux qui est ridiculisé. Il s’agit d’un rituel religieux emprunté, selon le cinéaste, au culte de Dionysos. « Tout l’attirail sophistiqué de la cérémonie ne parvient pas à en dissimuler le ridicule 259. » Même si Bergman précise que le titre « Le Rite » ne désigne pas ce rituel, il nous semble que par cette parodie le rituel religieux est outragé.

Et puis, à travers Une Passion, Bergman crée un personnage qui contrevient à l’une des valeurs essentielles apparues dans ses films. Saisir la valeur intrinsèque d’un être était l’une des ses préoccupations majeures. Mais dans le film, Elis est un maniaque de la photographie. Ce dernier emmène Andreas à son moulin. En plan demi-ensemble, le panoramique horizontal du haut en bas montre les étagères remplies de boîtes de rangement avec Elis devant. La présence d’Elis, par la différence de taille, accentue la dimension de la grande collection. « Rien que des gens. » Il présente sa collection. Un gros plan sur les boîtes sur lesquelles sont inscrits des lettres et des chiffres apparaît. Elis explique le contenu: « ‘Ici, des gens sujets à des émotions violentes.’ »

Rappelons que la conscience du masque, celle du décalage entre l’apparence et l’être, a éveillé le désir de la valeur intrinsèque dans l’univers bergmanien depuis la première période. Elle a causé la souffrance, a provoqué une réaction chez certains personnages. Cette valeur inspirait un égard absolu. C’était sacré. Mais, à travers le personnage d’Elis, obsessionnellement attaché à l’apparence, cette valeur est fondamentalement offensée. « En regardant une photo, on imagine des choses. » ‘« Cette imagination est le mensonge destructeur donnant au paraître et au refus de l’altérité le poids de l’être’ 260. »

Si Bergman en tant que cinéaste offense ce qui est considéré comme sacré au travers des sujets de ses films, , il en va de même pour le dispositif filmique. En tant que véhicule de ses créations cinématographiques, la pellicule est plus qu’un support du jeu d’ombres et de lumières. Elle créé une illusion de la réalité. Et cette illusion est finalement la base du récit filmique, base sacrée pour le cinéaste. Mais la pellicule se dévoile dans Persona.

Dès le début, le film nous affiche son dispositif. La pellicule se déroulant dans les rouages du projecteur apparaît en gros plan. Le bruit du moteur du projecteur se fait entendre. L’écran noir ou blanc et nu, un dessin animé à l’envers se déroulant en accéléré se succèdent. Un tel procédé apparaît à plusieurs reprises au cours du film. En outre, la présence du spectateur est signalée de manière abrupte: le garçon regarde fixement l’objectif (en l’occurrence, nous les spectateurs) et approche une main, et la passe sur l’écran. Et au milieu du film, Elisabet surgit face à nous et, braquant un appareil photographique face à l’objectif, prend une photo.

Et Nick Browne étude261 précisément ce procédé en l’associant aux personnages. Il analyse les statuts du narrateur et du spectateur et le rapport entre les deux. Il est vrai que le récit du film renvoie à ce rapport mais, ce qui nous intéresse particulièrement, c’est la présence même de ce précédé. Les dispositifs cinématographiques se montrent pour mieux mettre en évidence le fait qu’il s’agit non d’une réalité mais de la projection d’un film. « ‘Et lorsque Bergman nous montre la même pellicule s’enflammant au beau milieu de la projection, n’entend-il pas nous rappeler combien est en fin de compte fragile et menacée l’oeuvre de ce démiurge, si puissant que soit son empire sur nos esprits’ 262? »

Malgré tout, la transgression de tout ce qui était considéré comme sacré n’est-elle pas une forme d’exorcisme du mal venant de la Vérité imposée qui faisait tant souffrir l’homme bergmanien? Cela ne signifie pas pour autant que la souffrance est totalement absente de l’univers bergmanien. La souffrance est toujours présente mais le cinéaste la voit autrement.

Notes
252.

Le sens du sacré dans Le dictionnaire de spiritualité, Paris, Bauchesne Éditeur, 1990.

253.

Le démon qui vient remettre un revolver à Johan évoque qu’il s’agit d’un jeu dont Johan est l’objet.

254.

Dans Comme dans un Miroir; nous reviendrons ultérieurement sur le thème de l’amour.

255.

Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p.277

256.

Cinéma selon Bergman, op.cit. p.294

257.

ibid. p. 293

258.

Joseph MARTY, op.cit. p.149

259.

Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p.277

260.

Joseph MARTY, op.cit. p.152

261.

Nick BROWNE, « Persona de Bergman: Dispositif / Inconscient / Spectateur », op.cit.

262.

Christian ZIMMER, « PERSONA- une fugue à deux voix » in Études cinématographiques 131/134, 1983, p. 56