5. L’identité confuse

Dans l’état intermédiaire entre la Vérité objective et subjective, la fragilité de la normalité émerge de telle sorte qu’une confusion d’identité est provoquée chez l’homme bergmanien. Le trouble chez l’infirmière apparemment bien intégrée dans le monde, bien prévenante dans Persona en est un exemple caractéristique. Il est vrai que la thématique du film offre une large diversité d’interprétations concernant les relations qu’entretiennent entre eux les personnages. Mais, la fragilité d’identité n’est pas moins visible.

La structure même du film repose entièrement sur le rapport entre les deux pôles: Elisabet tombée dans le mutisme et Alma, l’infirmière qui la soigne. L’antagonisme qui était déjà fortement présent dans les films de la première période joue ici un rôle fondamental. Et les deux personnages se rapprochent, se heurtent, puis fusionnent. Le silence de la muette devient une provocation, une sorte d’envoûtement pour l’infirmière et le rapport de force entre les deux personnages devient ambigu. Dès lors, il devient difficile de savoir qui réagit, qui est la plus forte ou même qui est qui.

Si le mutisme d’Elisabet constitue une forme de refus délibéré, l’attitude d’Alma trahit la précarité de son identité. Nous apercevons son trouble tout au long du film. Plus précisément, ce sont les fondements de sa normalité qui sont perturbés. Le masque (persona) s’écroule devant le silence total d’Elisabet.

Pourtant l’entrée du personnage d’Alma dans le récit montre sa conformité irréfutable. Dans le plan sémi-général d’une porte située au milieu du mur blanc et nu, entre une jeune infirmière. « Vous m’avez appelée, docteur? » La mise-en-cadre est symétrique, sa tenue est bien rangée, l’expression du visage est sérieuse, raide et nette. Quand elle entre dans la chambre d’Elisabet, la porte est étrangement ressemblante à celle du premier plan. En se présentant, Alma recule légèrement. Ce mouvement la restitue dans le cadre formé par la porte.

Il nous semble que la porte dans le film est particulièrement significative. Chacune de ses apparitions dans le récit a un rapport avec Alma, souligne sa personnalité solide, intégrée, sans ambiguïté. La composition de ces deux plans où Alma est parfaitement encadrée par la porte nous renvoie précisément à l’image d’un personnage parfaitement intégré. Néanmoins, la précarité de la norme chez Alma commence à se manifester dès sa rencontre avec Elisabet. Ce qui est déjà visible lors de sa première réaction. Alma pense, en effet, qu’elle devrait renoncer à prendre soin de sa patiente. Elle croit que la personne qui doit s’occuper d’Elisabet a besoin d’une grande force d’âme. Il s’agit ainsi d’un premier recul devant la fermeté d’Elisabet.

Alma se met à réfléchir. Elle se dit: « C’est étrange. On peut aller presque où l’on veut, on peut faire n’importe quoi ou presque. » Ce qui est normal lui paraît soudainement étrange. Comme Alma le disait dans le monologue, sa vie était déterminée, décidée au point qu’elle n’avait même pas besoin de se demander comment cela se passerait: « Quel énorme sentiment de sécurité! » Tout remonte maintenant à la surface de son esprit, sous la forme d’un grand sentiment de sécurité. Une évidence affaiblie.

L’agitation d’Alma se manifestera progressivement à l’occasion de son séjour avec Elisabet dans une île. Elle commence à se confier à la malade. Suit un plan moyen des deux femmes vêtues tout en noir, assises côte à côte et fumant. Alma parle: « Il était marié ... puis il en a eu assez. Mais, moi, j’étais terriblement amoureuse ».

La dominante soudaine du noir accentue la ressemblance mais surtout nous donne l’impression que l’une est gagnée par l’autre. Cette impression vient également du changement d’atmosphère. Jusqu’à présent, Elisabet était censée être souffrante et Alma l’aidait mais, dans cette séquence, c’est Alma qui commence à parler de sa souffrance. Tout à coup Alma, qui avait l’air solide, s’effondre.

Après une longue séquence où Alma se confie à Elisabet, son admiration envers cette dernière atteint son paroxysme. Par la suite, arrive la première mise en scène de la fusion des deux personnages.

Suit un plan sémi-général de la chambre, plongée dans une obscurité floconneuse. En premier plan, apparaît Alma couchée sur le lit; en arrière plan à droite, on voit une pièce surexposée à travers un rideau transparent. Alma se redresse sur le lit, va vers la gauche du champ, pousse une autre porte, sort en direction de la pièce surexposée derrière cette porte, puis revient, se recouche en laissant la porte ouverte derrière elle. On voit maintenant deux portes jumelles ouvertes. Et, derrière le rideau à droite apparaît la silhouette (presque éthérée) d’Elisabet. Elle entre, marche vers le lit d’Alma et tourne la tête vers l’autre porte, laissée ouverte par Alma. (la caméra suit le mouvement d’Elisabet, puis reste figée.) Elle s’y dirige, puis revient très lentement vers le centre de la pièce tandis qu’au premier plan, Alma se lève et se dirige vers Elisabet. La séquence s’achève par un plan serré des deux femmes debout, l’une contre l’autre. Et le geste d’Elisabet qui caresse le visage et la mèche d’Alma nous montre une ressemblance frappante entre les deux femmes.

Au début, on voit seulement une porte ouverte. Maintenant, on voit Alma ouvrir l’autre porte et la laisser ouverte. C’est un espace fermé par une porte, matière concrète, solide qui nous empêche de voir ce qui se passe derrière. Alma découvre cette porte qui s’ouvre vers l’extérieur. Nous pouvons imaginer que cette porte représente également Alma qui s’ouvre et se confie à Elisabet dans la séquence précédente. Cet espace n’est-il pas une spatialisation des personnages? Le rapport entre les deux femmes est décrit à travers les espaces. Or, cette représentation ne figure-t-elle pas la pénétration d’Elisabet dans le monde intérieur d’Alma? Et le dernier plan serré ne symbolise-t-il pas l’espace de la fusion de deux êtres?

Pourtant, dans la séquence suivante, on voit Elisabet secouer la tête en réponse à la question d'Alma qui voulait savoir si elle était venue dans sa chambre cette nuit. Question renvoyant au domaine du rêve ou de l’imagination d’Alma en raison de son admiration envers Elisabet.

Par la suite, en lisant une lettre d’Elisabet adressée au docteur, Alma découvre qu’elle n’était que « l’objet à étudier » pour Elisabet bien qu’elle l’eût considérée comme une amie et cela provoque une dispute violente entre elles. Il nous semble que cette crise émotionnelle d’Alma accélère le processus de la confusion. À partir de la séquence suivante, la question d’identité se pose sérieusement. Il est pratiquement impossible d'expliquer les événements et de les situer dans l'ordre du récit. L’une prend la place de l’autre, plus précisément, c'est le personnage d’Elisabet qui prend toute la place. Et celui d'Alma s'affaiblit ou disparaît pour se confondre avec celui d’Elisabet.

Comme nous l’avons vu dans la partie précédente, Alma s’identifie à Elisabet, en recevant le mari. Elle fait maintenant partie d’Elisabet, « agit » à sa place. La séquence suivante est à ce propos révélatrice. (Un plan poitrine d’Elisabet, de face, près d’Alma située au premier plan, de dos, en amorce.) « Raconte-moi, Elisabet ... Je vais le faire. » Et Alma commence à raconter l’histoire d’Elisabet. Il nous semble ici important de préciser que cette séquence est par la suite reprise, mot pour mot, mais en contre-champ.

C’est le dédoublement du sujet à travers la scène-miroir. « ‘Leur explication est un monologue qui se dédouble. Le monologue arrive pour ainsi dire des deux côtés, d’abord d’Elisabet Vogler, puis d’Alma’ 263. » C’est toujours Alma qui agit, Elisabet est. Alma raconte, Elisabet écoute. Mais si Alma est l’image spéculaire d’Elisabet, qui donc Alma est-elle?

À la fin de la séquence, le gros plan d’Alma est étrangement ressemblant à l’autre. Tout à coup Alma a l’air perturbé. « Non, je ne suis pas comme toi. » Et les moitiés des deux visages ne forment plus qu’un seul visage. Le moi d’Alma surgit. Sa propre identité se révolte, mais en vain. la moitié de visage d’Alma est envahie par la moitié de celui d’Elisabet. L’infirmière perd finalement sa logique de pensée, et de parole. Elle dit des mots dépourvus de sens dans la séquence suivante. Un mot succède à l’autre. Ce sont « ‘ses pensées qui sont hachées’ 264 ».

Pour sortir de cette crise, il lui faudra s’adonner à un rituel vampirique: Alma se griffe volontairement le bras et Elisabet en aspire le sang. Après quoi chacune reprend sa place: Alma comme infirmière et Elisabet comme malade. Et l’infirmière réussit à faire sortir la malade de la prison de silence.

Quant à L'Heure du Loup, il s’agit de la dernière étape à franchir pour Johan avant de rejoindre sa maîtresse. Animé par cette obsession, il parcourt les différentes étapes qui le séparent d’elle dans un château ténébreux. Puis, « pour être présentable », un démon le maquille en femme et lui fait porter un peignoir en satin qui le féminise davantage.

Ainsi que nous l’avons étudié, le voyage de Johan constitue une « descente dans les ténèbres ». La dernière étape de son parcours, avant d’atteindre le fond, consiste en la confusion de son identité sexuelle.

Il est vrai que le petit Johan dans Le Silence avait été également vêtu de robe quand il jouait avec les nains dans la chambre d’hôtel. Cependant il nous semble difficile d’interpréter cette scène comme étant le signe d’une confusion d’identité. Rappelons que nous avons interprété Johan comme l’innocence. La question d’identité n’est pas encore posée chez lui, la scène évoque plutôt l’immaturité de l’être.011Plus rien n’est évident. Dans la période où tout devient ambigu, l’homme bergmanien prend conscience de la fragilité de sa propre identité. Du même coup apparaît la précarité de la normalité, c'est-à-dire, de ce qui est établi selon la mesure de la convention sociale.

Notes
263.

Ingmar BERGMAN, Images, op.cit. p62

264.

Le cinéma selon Bergman, op.cit. p250