1. À l’amour

Dans la période où l’angoisse et la violence jouent un rôle essentiel, un élément dont la signification demeurait abstraite devient réalité et accompagne l’homme bergmanien: l’amour. Cela ne veut pas dire que l’homme soit toujours conscient de sa présence ou de son sens. Mais quelles que soient les circonstances, l’homme n’est plus seul, il est accompagné.

La période évoquée commence sur un hymne à l’amour, dans Comme dans un Miroir. Pendant la discussion avec son gendre, David fait le récit de son suicide manqué. Et nous avons vu qu’à travers cet acte, il avait découvert le sens de sa propre existence. Il dit n’avoir plus aucun masque, aucune façade à protéger. « De mon inanité est né quelque chose que je n’ose pas toucher ni même nommer. Un amour », dira David par la suite. Cette confession indique déjà une différence par rapport au statut de l’amour de la première période qui était idéalisé, donc difficilement accessible.

Mais l’amour ne perd pas son idéalité pour autant. À la fin du film, David dira à son fils que son inanité et son désespoir reposent sur la conscience de l’amour. « Je ne sais pas si l’amour est une preuve de l’existence de Dieu, ou si Dieu lui-même est amour. Mais l’inanité se transforme soudain en richesse, et le désespoir en vie. C’est comme être gracié de la peine de mort. » Il précise qu’il s’agit de toutes les sortes d’amour. Rappelons que, pendant la première période, l’amour était distinct de la passion, du désir charnel. Ceci montre à quel point le changement dans l’univers du cinéaste est fondamental.

« Tes paroles sont d’une terrible irréalité, papa. » remarque Minus. Comme nous l’avons vu précédemment, le fils est un nouvel élément dans l’univers bergmanien qui introduit la notion d’angoisse. Même si le souvenir du monde ancien subsiste chez le cinéaste à travers David, le regard d’un nouveau personnage représentant l’innocence ne se trompe pas. Et c’est ce qui va arriver à travers le personnage de Märta dans le film suivant: Les Communiants.

Märta, qui était pendant deux ans la maîtresse de Tomas le pasteur est institutrice. Maintenant, il la repousse, mais elle « ‘l’agrippe solidement’ 265 ». Elle a été élevée dans une famille qui n’était pas chrétienne, et se dit athée: « Le silence de Dieu! Dieu n’a jamais parlé, parce qu’Il n’existe pas. C’est si simple. » Son athéisme est le pendant de la Foi de la femme défunte du pasteur. Le film nous laisse comprendre la Foi fervente de la femme qui comblait le vide chez Tomas provoqué par l’idée de Dieu abstrait. Mais cette dernière est morte à présent ainsi que l’idée de ce Dieu préservé de la réalité. En attribuant l’athéisme à Märta, le cinéaste rend son amour plus concret. A Tomas qui se tourmente entre l’idée de Dieu spéculatif et la réalité, Märta offre l’amour réel et concret dégagé toute idéalité contrairement à la femme défunte du pasteur. Mais il ne s’agit pas de l’athéisme proprement dit, mais d’une nouvelle notion de Dieu. Bergman précise clairement à ce propos: « ‘C’est elle (Märta) qui porte en elle-même le germe d’une nouvelle notion de Dieu’ 266 »

Au pied de l’autel, c’est Märta qui prend dans les bras Tomas désespéré après avoir rencontré Jonas. « ‘Elle le noie de baisers’ 267. » Il pleure dans ses bras. Et, malgré toutes les paroles cruelles que Tomas déverse, elle l’accompagne jusque dans l’autre église. « ‘Elle ne l’abandonne pas, elle croit pouvoir le sauver. Märta est la seule chance qu’a le pasteur de conserver une forme quelconque de vie’ 268. » C’est justement cette réalité de l’amour, source de salut, que représente le personnage de Märta.

Ensuite, dans la partie finale du film, le cinéaste rejette la conception de l’amour de David dans Comme dans un Miroir. Dans la pénombre de l’église, l’organiste parle à Märta de l’époque où la femme du pasteur était vivante. Selon lui, sa femme était insensible et fermée. Pourtant, Tomas ne voyait le monde qu’à travers sa femme. Son amour aveugle empêchait le pasteur de voir le véritable caractère de sa femme. Et puis, l’organiste se moque des paroles d’amour que le pasteur prêchait quand sa femme vivait, les mêmes paroles que David a dites à Minus laissant entendre que l’amour constituerait la preuve de l’existence de Dieu. Il conseille ensuite à Märta de partir: « Il n’y a que nuit et pourriture dans ce trou. »

C’est justement au milieu de cette nuit que la femme va apporter la lumière, sa fureur d’amour. « ‘C’est elle qui possède en elle-même des possibilités vitales et qui, petit à petit, communique ses possibilités vitales à Tomas’ 269. » Märta incarne l’amour réel et la négation de son idéalité. Cela est montré explicitement dans la dernière séquence où la génuflexion de la femme est enchaînée par le relèvement de l’homme.

Märta, qui redresse soudainement la tête, comme si elle venait d’avoir une prise de conscience est filmé en plan poitrine. Suit un plan demi-ensemble de l’intérieur de l’église. Au milieu des bancs, apparaît Märta seule, de profil, et assise. Au fond, se trouve la fenêtre par laquelle la lumière entre. Märta tombe à genou. Suit un raccord dans l’axe, et un gros plan d’elle, s’appuyant le front et la main sur le dossier du banc de devant: « Si nous osions témoigner notre affection, si nous pouvions croire. » Puis, apparaît Tomas, en gros plan, de profil. Derrière une petite lampe, on entend la voix de Märta en off: « Si nous pouvions... » Tomas se lève lentement. « Alors, nous commençons le service? » demandera le sacristain. Avant que le pasteur débute le culte, la femme, en plan moyen, regarde fixement, fermement devant. Le zoom avance lentement jusqu’au gros plan.

Dans cette séquence, l’amour de Märta est décisif pour la conduite de Tomas. Par le montage, la parole de la femme semble s’adresser au pasteur. Même si celui-ci n’accepte pas Märta, l’amour concret de celle-ci soutient intimement la décision de Tomas.

À travers le personnage de Märta, l’amour devient réel, trouve sa place aux côtés du personnage bergmanien. Il sera naturellement accompagné dans les films de la seconde période. La présence constante d’Alma à côté de son mari, bien que demeurant impuissante face à l’effondrement de celui-ci, dans L'Heure du Loup en constitue l’un des meilleurs exemples.

Pendant toute la nuit d’angoisse de Johan, elle l’accompagne en partageant sa peur. Et, après avoir lu le journal intime de son mari, et avoir ainsi découvert les événements étranges de sa vie, elle fait des efforts pour faire revenir Johan à la réalité en lui détaillant le compte minutieux de leur bourse.

À la soirée du château où les personnages sont des démons environnés d’un climat malsain, le personnage d’Alma se distingue encore plus nettement. Tous les personnages sont vêtus de couleurs foncées sauf elle. Pendant le dîner, son voisin de table prend son châle, couvre le dossier noir de sa chaise, et accentue encore la clarté d’Alma tandis que tous les autres éléments filmés contribuent au renforcement de l’atmosphère ténébreuse. Suit un gros plan d’Alma qui sourit timidement, mais chaleureusement en regardant vers la gauche. Le raccord sur le regard laisse voir que son sourire est adressé à son mari. Son sourire souligne le contraste entre les démons et elle. Johan se trouve justement au milieu.

Sur le chemin du retour, à l’aube, nous assistons à la déclaration solennelle d’amour d’Alma. Suit un plan demi-ensemble d’une pente balayé par le vent qui souffle. Johan et Alma se trouvent au milieu. Elle commence à parler à Johan: ‘« J’ai lu ton journal et j’ai peur ... Il se produit une chose terrible, indéfinissable ... Mais ne crois pas que je vais te laisser. Je ne te laisserai pas malgré ma peur. Ils veulent nous détruire. Ils te veulent, toi. Si je suis près de toi, ce sera plus dur. Ils ne me forceront pas à te laisser. Je resterai avec toi aussi longtemps que ...’ » Un gros plan d’Alma devant Johan en amorce apparaît ensuite. Puis, le regard d’Alma est subitement saisi d’un grand effroi à cause de l’indifférence de son mari. L’état de son mari est irrémédiable, le don d’amour ne signifie plus rien. Johan descend la côte en laissant Alma, et l’appel de la femme qui pleure retentit désespérément dans tout l’espace de la scène.

Ensuite, par le fondu enchaîné, le plan d’ensemble de la chaumière immergée dans le noir est suivi par le plan moyen, en légère plongée, du couple vu de dos, à travers la fenêtre. Deux silhouettes apparaissent noyées dans l’obscurité. À présent, tout ce que la femme peut faire pour son mari est de l’accompagner durant sa traversée de la nuit. C’est seulement après avoir tiré sur Alma, que Johan franchira définitivement la frontière pour rejoindre son ancien maîtresse, Veronique. Mais la femme n’est pas morte et elle part aussitôt pour retrouver son mari. Devant les yeux d’Alma, qui appelle désespérément son mari, ce dernier sera tué cruellement par les personnages du château. « ‘Qu’est-ce qui ne change jamais quand tout se transforme? L’amour’ 270. »

le monologue d’Alma, ressemblant à un témoignage, clôture le récit comme il l’avait commencé. Quelle que soient les circonstances, l’amour seul garde sa consistance et c’est dans cette force que l’homme puise contre toute espérance: Alma est enceinte.

Dégagé de toute la dimension de l’idéalité, l’amour perd également son pouvoir omnipotent qui aurait sauvé l’homme en toutes circonstances. Alma, malgré son amour pour son mari, ne réussit pas à le sauver. Pourtant, l’amour reste primordial pour l’existence dans l’univers bergmanien. Sa présence aux côtés de son mari porte un fruit malgré son impuissance apparente. Le fait qu’Alma soit enceinte indique explicitement l’amour en tant que source de l’espoir pour l’homme bergmanien.

Le couple dans La Honte affiche un amour encore plus concret. Au début du film, malgré quelques détails qui suscitent l’angoisse, Jan et Eva vivent leur vie quotidienne: faire leur toilette, nourrir les bêtes, arroser les plantes, livrer des airelles. Ils échangent les petites tendresses de chaque jour, savourent leurs petits bonheurs. C’est la banalité même de la vie quotidienne. La différence de caractères et d’opinions apparaît nettement au cours de leurs discussions mais ils parviennent à composer avec elle. Au milieu de la confusion totale née de la guerre, ils restent unis en partageant leur peine et leur peur.

La guerre est finie. Un plan demi-ensemble du champ où Jan et Eva ramassent des pommes de terre apparaît. La tension entre eux est très sensible. Ils se lancent des paroles l’un à l’autre: « Pendant la guerre au moins on s’entendait », dit Jan. La dispute éclate. Eva parle avec une voix coléreuse: « La paix revenue, on se séparera. Quel bonheur ce sera de ne plus entendre tes idioties. ... Cesse de te prendre pour le centre du monde » et elle s'écroule par terre, en pleurant. Jan, vexé, s’assied sur la charrette à côté d’elle en lui demandant pardon. Elle se lève, regarde son mari. Il dit: « Ne pouvons-nous être amis? » Elle s’approche de lui, s’effondre sur lui. Ils s’enlacent, pleurent.

Ce plan nous montre clairement un changement dans la notion même d’amour dans l’univers filmique de Bergman: son refus de croire en l’amour idéalisé, en l’harmonie parfaite. L’amour prend toute sa dimension humaine. Cela ne veut pas dire que l’amour a perdu sa profondeur. À la fin du film, quand la Vie se trouve dans la désespérance totale au milieu de l’océan infini, ils sont au moins ensemble. « L’Amour, plus grand bien de la vie. L’Amour, sens le plus profond de l’existence », dira Bergman dans son autobiographie. Et, dans la troisième période de sa carrière cinématographique, cet amour deviendra l’un des éléments dans lesquels la religiosité se localisera.

Notes
265.

Ingmar BERGMAN, Images, op.cit. p.253

266.

Vilgot SJÖMAN, « Journal des Communiants II »op.cit.

267.

Cinéma selon Bergman, op.cit. p. 214

268.

Ibid.

269.

Vilgot SJÖMAN « Journal des Communiants II » op.cit.

270.

Repris dans Kierkegaard Penseur le singulier d’André CLAIR, op.cit. p. 53