2. Une autre mesure de la Foi

Même si le cinéaste exprime à maintes reprises le rejet du « ‘Salut extraterrestre’ 271 » durant la seconde période, il nous semble difficile d’en conclure à son athéisme. Une nouvelle conception de la Foi semble plutôt se dégager. La Foi aveuglée, exigée de la première période est rejetée, pour s’intégrer en quelque sorte à l’intérieur des personnages. La perception du réalisateur se concentre, à présent, essentiellement sur l’individu, et la question de la Foi s’y trouve également ramenée. C’est ‘« la croyance en une forme de sainteté qui est inhérente à l’être humain’ 272 ».

Dans Les Communiants, Bergman qualifie de «‘ pierre tombale posée sur un douloureux conflit qui a parcouru toute la vie consciente ’ 273». Dans la première partie du film, la Foi du pasteur est mise en doute. Il est devenu pasteur parce que ses parents l’avaient voulu et il aimait Dieu, Le comprenait à travers sa femme défunte. En fait, sa propre Foi n’existait pas, il vivait dans l’illusion. Une remarque de Märta empreinte de perspicacité révèle cette nature: « Ton étrange indifférence à l’égard des Évangiles et de Jésus-Christ.»

Mais, dans la deuxième église où se rend le pasteur, il vit un changement profond par l’intermédiaire du sacristain. La présence de celui-ci joue ainsi un rôle essentiel et modifie le climat spirituel du film. C’est ‘« une ouverture’ 274 » sur la Foi qu’il apporte à l’univers bergmanien.

Devant la sacristie, Algot dit: « Je vais laisser l’église à la pénombre, je pense que l’électricité gâte tout. » L’homme bergmanien jusqu’ici ne cherchait-il pas justement une clarté complète concernant Dieu? La différence est fondamentale si nous comparons l’attitude d’Algot avec celle du Chevalier du Septième Sceau, qui souffrait de ne pas connaître Dieu avec ses sens.

Le sacristain est infirme, mais vit dans la sérénité malgré sa pauvreté matérielle et sa difformité. Après avoir lu la passion du Christ, le sacristain discute avec le pasteur. Bien que le christianisme constitue le fond de l’univers bergmanien, il nous semble que son identité chrétienne proprement dite est ici montrée concrètement et précisément pour la première fois en parlant de l’Évangile. Pendant deux minutes et quarante-trois secondes, les personnages vivent un moment intense de Foi et nous allons examiner la séquence plus près

Assis à côté du pasteur, le sacristain commence à parler de la passion du Christ: « J’ai cru voir, derrière cette souffrance physique, une souffrance bien plus grande. » Suit un plan poitrine de Tomas peiné dont le regard demeure absent. Algot continue à parler en voix-off. « Pendant trois ans, le Christ avait parlé à ses disciples ... ils n’avaient pas compris ce qu’il voulait dire. Ils l’abandonnèrent tous. Et il resta seul. »

Un plan panoramique orienté vers la droite encadre en plan poitrine Algot qui exprime la compassion. Il est plongé dans sa pensée. Un zoom-avant léger le recadre en gros plan. En tournant la tête vers Tomas, il dit « comme il a dû souffrir! Savoir qu’on ne vous comprend pas. » Il se plonge à nouveau dans sa réflexion: « Être délaissé quand on aurait tant besoin de soutien. Quelle affreuse douleur! »

Il regarde à nouveau devant lui, et son regard demeure absent. Son visage exprime une désolation profonde. « Et ce n’était pas le pire. Quand il fut cloué sur la croix, près de mourir, il cria: Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? » Un nouveau plan panoramique orienté nouveau vers la gauche encadre Tomas toujours peiné, le regard absent. Le sacristain continue à parler en voix-off: « Il fut rempli de doute au moment de mourir. Ce fut sûrement le plus dur. Ce silence de Dieu. » En écoutant cette dernière phrase, Tomas relève légèrement le regard comme s’il prenait soudainement conscience de quelque chose.

« ‘Cela Algot Frövik l’a compris, et dans ce bref instant Tomas saisit, lui aussi, l’énigmatique communion dans la souffrance’ 275. » Si Algot partage la souffrance du Christ par sa Foi en tant que chrétien, Tomas, qui se sent abandonné devant l’atrocité de la réalité, face à Dieu qui garde le silence y participe par sa propre expérience. Sa souffrance est celle dans laquelle vivent la plupart des personnages bergmaniens. Silence de Dieu qui laisse même conclure à la non-existence de Dieu. Et après s’en être finalement débarrassé, le sentiment de vide ne lui fait-il pas crier la même parole que le Christ sur la croix: « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné »? Pourtant, cette même parole résonne évidemment différemment.

Le cri de Tomas face à la Vérité objective devient communion dans la Foi d’Algot. Contrairement à celle du pasteur, la Foi du sacristain n’est pas marquée par l’empreinte du Dieu dogmatique. On ne trouve pas chez le sacristain, l’image idéalisée des chrétiens comme des gens de l’autre côté du mur que Karin voyait dans Comme dans un Miroir, ni la crainte exaspérée comme dans Le Septième Sceau. C’est la Foi qui accompagne la vie physiquement douloureuse, qui fait voir l’au-delà des signes concrets, qui permet de communier avec l’autre. C’est justement cette Foi qui conduit le pasteur à une nouvelle compréhension de Dieu, à la communion de la souffrance. Le dernier plan du pasteur qui lève le regard comme s’il venait d’avoir une prise de conscience, ce petit geste presque imperceptible ne témoignait-il pourtant pas de l’opération d’un grand changement? « ‘Peut-être Tomas reconnaît-il que lui aussi a passé bien des années sans comprendre son Dieu’ 276. » Puis, il ouvre le culte.

L’acte du pasteur qui ouvre le culte est toujours le même tout en revêtant une signification nouvelle, de même que l’église vide où se trouvent seulement Algot et Märta. Nous avons interprété le personnage de Märta comme symbole de l’amour réel. Finalement, ce sont les deux personnages représentant la Foi proprement dite et l’amour réel selon notre examen qui conservent leur place au sein de l’église dans laquelle Tomas prend un nouveau départ. ‘« Au moment où Thomas prononce les paroles rituelles "Saint, Saint, Saint est le Seigneur tout-puissant", c’est très vraisemblablement "la quête efficace de la foi authentique dans l’union de l’angoisse et de l’espérance"277 ’».

Notes
271.

Cinéma selon Bergman, op.cit. p. 200

272.

Ibid.

273.

note dans Images d’Ingmar BERGMAN, op.cit. p. 32

274.

ibid. p. 258

275.

Ingmar BERGMAN, Images, op.cit. p. 258

276.

Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p.226

277.

Henri AGEL, Cinéma et nouvelle naissance, Paris, Édition Albin Michel, 1981, p. 20