3. Un nouveau départ

Après s'être perdu dans les labyrinthes, l’homme bergmanien aboutit à une prise de conscience. Celle-ci provoque une profonde transformation chez lui, mise en scène à la fin de la plupart des films de cette deuxième période. Ce changement permet lui-même d'entrer dans une nouvelle phase, d'adopter une nouvelle définition de la Vérité.

Avant d'examiner plus en détail les conséquences de ce changement, nous commencerons par définir les signes qui le préfigurent chez les personnages. Les comportements des personnages présentent à cet égard deux variantes: ceux qui cherchent à tout prix la continuité et ceux dont le parcours marque une rupture. Tandis que la situation des premiers est indépendante de leur volonté, en raison de ce qu’ils ont vécu pendant la durée du film, l’action des autres est volontaire et consciente. Mais, pour l’un comme pour l’autre, il s'agit d'un nouveau départ quasi radical.

La structure narrative des Communiants soulève explicitement le thème de la transformation: ‘le voyage entre deux églises - deux concepts de Dieu’ 278. Dans la structure parfaitement linéaire du film, le pasteur arrive dans sa deuxième église. « Les cierges sont nouveaux, ils sont difficiles à allumer », dira déjà le sacristain au pasteur dès son arrivée. Il est vrai que ce qui déclenche finalement le bouleversement chez Tomas est, à notre avis, la discussion avec le sacristain, ainsi que nous l’avons vu. Ce qui nous semble intéressant ici, c’est l’attitude du pasteur qui décide de célébrer le culte bien qu’il n'y ait personne dans l’église.

Un plan d’ensemble représente ensuite l’intérieur de l’église. Dans le plan normal279, les bancs inoccupés qui se trouvent au premier plan accentuent le vide de l’église. Au fond, Algot sort de la sacristie, suivi par le pasteur. Le sacristain se dépêche de s’asseoir au milieu des bancs, le pasteur va vers l’autel. Succède un plan moyen de Märta, de profil, qui regarde fixement vers l'avant. Par la suite, le pasteur, devant l’autel, se tourne, commence le culte en prononçant « ‘Saint, saint, saint est le Seigneur. Dieu tout-puissant. Toute la terre est remplie de sa gloire’ »

Les paroles et les gestes liturgiques sont toujours les mêmes pour le pasteur qui célèbre le culte. Ils peuvent être, en soi, mécaniques comme le disait Aristarco280. Pourtant la circonstance donne une qualité singulière à l’acte de Tomas. Il ouvre la liturgie bien qu’il puisse très bien en être dispensé puisqu'il n'y a personne dans l'église. Justement, ce n’est plus un geste ordinaire mais un acte intentionnel. ‘Pour la première fois de sa vie, le pasteur Ericsson prend une décision qui lui est propre’, dira le cinéaste281. Engagement dans une autre phase de la foi.

La transformation est illustrée plus explicitement dans Le Silence. Johan part avec sa mère tandis qu'Ester reste à l’hôtel. Auparavant, nous assistons à une scène dans laquelle Ester essaie de comprendre la langue du pays. Ce qui semble aller de soi dans la mesure où elle est traductrice, mais son acte revêt un effort de communication. ‘« Cet instinct subit d’essayer de comprendre quelques mots d’une langue étrangère,... c’est la dernière chose qui nous reste, la seule chose positive’ 282. » Plus tard, Johan demande à Ester de lui écrire ces mots. Johan tient également à comprendre la langue inconnue.

Vers la fin du film, Ester, dans son lit, demande un crayon et une feuille de papier au maître d’hôtel. « Pour Johan », commence-t-elle à écrire. Suit un plan serré, en légère plongée d’Ester couchée. Elle laisse tomber ses notes, reste immobile, comme morte. Le bruit de la trotteuse d’une montre, seul résonne. Succède un plan moyen du maître d’hôtel qui remonte sa montre. Le bruit d’aiguille continue à se faire entendre.

La vitesse à laquelle s’écoule le temps est effrayante, elle s’efforce d’écrire pour Johan. Cette scène nous rappelle le dernier effort d’une agonisante. Peu après, elle ajoutera: « Je me sens beaucoup mieux maintenant ... l’état dans le quel je me trouve? L’euphorie, c’est ce qui précède immédiatement l’agonie. » Ensuite, une crise d’angoisse s’empare d’elle. Elle est saisie par la peur de la mort et couvre son visage avec le drap, que soulèvera Johan avant de partir. Ester donne ce papier au garçon en expliquant: « ‘C’est important. Tu dois lire attentivement. C’est tout ce que... C’est tout ce qui... tu comprendras’ 283. »

Nos analyses précédentes ont montré qu’Ester représentait l’âme et le petit Johan l’Innocence. L’intérêt porté par Ester pour ses notes leur donne une importance particulière. Elle n’arrive pas à finir sa phrase, mais cette phrase inachevée nous laisse entrevoir l’intensité du propos. Le film s’achève sur un gros plan de Johan qui lit ce qu’elle lui a écrit: âme. Ce mot représente tout ce qui s’est cristallisé en Ester malade, comme le réalisateur l’a expliqué: « ‘De toute misère et de tout conflit, et des pénibles conditions de l’homme, il se cristallise une petite goutte claire de quelque chose d’autre’ 284. » Le mot légué par Ester au garçon symbolise précisément cette petite goutte claire. La continuité réside à travers la note transmise au garçon par la femme. Et le garçon part avec la note alors que Ester reste. C’est un nouveau départ.

Le changement n’est pas toujours aussi visiblement dépeint. Quant à Persona, c’est seulement à travers le retour des deux femmes que notre question est évoquée. La construction du récit qui ne distingue pas nettement entre l’imaginaire et le réel rend plus ambigu le sens de cette même question. Néanmoins, après la séquence où Elisabet arrive à prononcer « rien » à l’aide d’Alma, on voit qu’Elisabet fait sa valise tout comme Alma. Plus tard, une scène représente un plateau de tournage où se trouve Elisabet, actrice, allongée sur un divan. Ce qui nous permet de conclure qu'Elisabet est sortie du mutisme et que les deux femmes sont retournées à la société.

Nous avons interprété comme un renoncement à la Vérité abstraite le seul mot prononcé par Elisabet à la fin du film: « rien ». Après avoir accepté cette réalité, elle retourne à la société, redémarre son activité en tant qu’actrice. C’est justement ce « rien » qui explique le changement profond intervenu en elle. Même si le geste de l’actrice ne dénote pas précisément‘ l’espoir d’un devenir’ 285 comme chez Johan, ni l’engagement nouveau chez Tomas, il marque un changement radical, le franchissement d’une nouvelle étape.

Quant à Alma, après avoir connu le trouble concernant son identité, elle retrouve Elisabet en tant qu’infirmière, à la fin du film. Elle range les affaires du villa avant de la quitter. Elle se regarde dans une glace et le plan se superpose un instant sur le plan serré de deux femmes dans lequel Elisabet caresse la mèche d’Alma. Même si Alma retourne à la vie qui était la sienne, l’expérience qu’elle vient de vivre restera-t-elle gravée en sa mémoire.

En dehors de ces personnages qui reconnaissent la réalité et à l’intérieur de laquelle ils se meuvent, il y a les autres qui vivent le changement principalement comme conséquence de ce qui leur arrive. Il ne résulte donc pas d’une décision quelconque. C’est surtout la fin d’une période qui est soulignée. Les protagonistes parviennent à la fin de leur parcours. Fin elle-même inspiratrice d’un nouveau départ.

Par sa structure narrative, L'Heure du Loup nous renseigne d’abord sur le thème du nouveau départ au début du film à travers le témoignage d’Alma. Plan poitrine d’Alma. Devant la chaumière, elle dit en regardant l’objectif: « Le bébé va naître dans un mois. » Dans cette phrase, le nouveau commencement, au sens large du terme, est incontestablement inscrit. Et le reste du film est entièrement constitué par le flash-back, c'est-à-dire, la chute progressive de Johan dans les ténèbres. En apprenant que la descente de Johan vers les ténèbres est irrémédiable, le sens de cette naissance prend toute son importance.

Comme le titre du film l’indique, l’action a lieu à l’heure du loup. Johan se trouvait dans la nuit profonde avant la lueur du nouveau jour. L’enfoncement de Johan dans les ténèbres était au contraire le signe d’un rapprochement de l’aube. Si sa descente était inéluctable, l’arrivée du nouveau jour était également inéluctable. À cause de la petite phrase annoncée au début « le bébé va naître », le film s’affranchit de toute connotation négative malgré l’atmosphère ténébreuse dominant le récit. Avec la mort de Johan, l’heure du loup est finie. Et le film ne peut que finir par l’aube: la naissance du bébé.

Nous avons antérieurement étudié la nature de l’amour qu’Alma portait à son mari. À travers cet amour, tout repartait à nouveau. Pourtant, cet événement ne dépendait pas d’Alma, elle le portait comme l’amour qu’elle portait à son mari.

Dans Une Passion, la question est abordée de manière similaire. Cependant, l’aspect du film est réaliste et la pente vers la faillite n’est pas aussi spectaculaire. Tout se dissout dans le quotidien. La question du nouveau départ n’est pas particulièrement abordée, mais le film laisse entendre une suite par la défaite totale, métaphoriquement décrite, du protagoniste à la film du film.

À travers la violence qui règne dans l’île, Andreas atteint sa limite psychique: plan d’ensemble de la lande désertique. La voiture s’éloigne et disparaît. Andreas marche dans la direction prise par la voiture, puis rebrousse chemin. Il repart en direction de la voiture, revient sur ses pas, comme s’il était ‘« emprisonné dans le cadre de l’image’ 286 ».

L’image devient progressivement surexposée et le zoom s’avance lentement. Andreas finit par se coucher à terre. « Il se désagrège », commente le cinéaste. ‘« Il s’allonge par terre, avant la désagrégation totale et définitive de l’image’ 287. » Et la voix-off annonce: « cette fois-ci, on l’appela Andreas Winkelmann. » De même que Johan touche le fond de la pente et y meurt, Andreas se décompose. C’est justement à ce moment-là qu’il pourra s’appeler par son nom. Il faut que la nuit finisse pour que le jour commence.

Notes
278.

Vilgot SJÖMAN, « Journal des Communiants I » op.cit.

279.

La caméra est à la hauteur de l’épaule.

280.

Guido ARISTARCO, « Bergman et Kierkegaard » in Études cinématographiques 46/47, op.cit. p. 21

281.

Ingmar BERGMAN, Images, op.cit. p. 258

282.

Le cinéma selon Bergman, op.cit. p.229

283.

Dans le film, tout le texte n’est pas audible, nous marquons d’après le scénario où le texte est plus explicite.

284.

Le cinéma selon Bergman, op.cit. p.229

285.

Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p. 232

286.

Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p.281

287.

Cinéma selon Bergman, op.cit. p. 316