Conclusion

En attribuant au Dieu dogmatique la figure de l’araignée, du monstre, le cinéaste marque un changement quasi radical dans son cheminement. Durant cette période, Bergman souligne avec insistance le caractère chimérique de la Vérité objective. Pourtant, malgré les désapprobations de Bergman face à la Vérité objective, son univers cinématographique restait bâti sur les principes de cette Vérité. Elle était l’absolu. Maintenant, elle n’est que le monde de l’autre côté du mur que seule la schizophrène peut atteindre, de même que la femme défunte du pasteur. Elle devient le mensonge dans lequel le personnage s’enferme, et auquel il finit par se rendre.

Cet effondrement du dogme, de l’invincibilité de la Vérité objective est, nous semble-t-il, dû à la prise de conscience de l’existence. C’est donc cette notion d’existence qui est mise en avant à travers les films de cette période et elle fait découvrir le réel. Les personnages vivent ainsi des situations cruciales: le suicide raté pour David, l’angoisse existentielle pour Tomas, la sortie de son narcissisme pour Alma. Cette réalité, représentée par la guerre, forcera même Jan et Eva à quitter leur abri. La Vérité dont certains se servaient comme refuge ne peut plus les abriter. Quelle que soit la situation, la découverte cause une souffrance, mais oblige à réagir.

Par conséquent, la découverte du réel engendre la production d’autres éléments: faire face à sa propre personne, comprendre l’incapacité de communiquer avec autrui. Mais les éléments majeurs résultant de cette découverte sont l’angoisse et la confusion qui seront les préoccupations capitales de cette période.

La Vérité objective, imposée, est remplacée par la liberté. Même si l’homme bergmanien la désapprouvait, la Vérité abstraite constituait la base de son monde. Elle était un point de repère de valeurs. Mais à présent, tout ce qui était évident ne l’est plus. La mesure des valeurs s’estompe, les points de repère s’effacent. Et l’angoisse s'infiltre avec l’idée de possibilité. « ‘L’angoisse est le vertige de la liberté. La liberté est prise au piège d’elle-même; elle est captive d’elle-même’ 288. »

L’innocence apparaît ainsi dans l’univers bergmanien. Elle se trouve face au premier facteur du bien et du mal dans le monde chrétien: la sexualité. Au seuil de ces questions fondamentales, l’angoisse se manifeste chez les personnages représentant l’innocence comme puberté pour l’un, comme terrain à exploiter pour l’autre. « ‘Déjà dans l’innocence il y a une angoisse, un germe d’angoisse: il est latent, et il vient au jour par l’interdiction. Qu’est-ce qui se produit alors? C’est que naît dans l’homme la possibilité et l’angoisse de la possibilité’ 289. » Un pêcheur va se suicider à cause de l’angoisse, le peintre sera hanté par l’idée du néant. Mais, en même temps, les personnages se voient placés devant l’obligation de faire un choix, choix qui sera par la suite à l’origine d’un état de guerre décrit dans les films de cette époque (l’affrontement des parties opposées et leur tension évoquent fondamentalement la situation des personnages face au choix et au possible). Cette dernière illustration met en évidence le conflit et la tension dus au choix que les personnages doivent effectuer. C’est la confusion.

« ‘Attendu avec angoisse dans Comme dans un Miroir, douloureusement perdu dans Les Communiants, encore pesamment absent dans Le Silence, Dieu ou l’idée que les hommes s’en font n’est plus jamais invoqué à partir de ce dernier film. Et puisque Dieu n’existe plus, tout est bien permis! (...) Mais au Dieu-araignée de Karin dans Comme dans un Miroir et du pasteur Ericsson, a succédé un homme-vampire, un homme anthropophage qui non seulement ne vaut pas mieux qu’un Dieu monstrueux ou qu’un Dieu absent, mais tend à assombrir davantage encore le monde que nous vivons’ 290. » C’est dans cette confusion totale que vivent les personnages des films à partir de Persona. L’actrice se plonge dans le mutisme, le peintre va jusqu’au bout de l’autre côté de la ligne de démarcation tracée par l’idéologie religieuse. L’esprit, la Vie, l’Art sont exposés à une humiliation extrême; même le sacré sera transgressé. Il s’agit ici d’une violence particulièrement âpre et leurs identités propres finissent par se confondre dans l’ambiguïté.

Au milieu de ces troubles, il nous semble que l’éloignement de la Vérité objective entraîne une double conséquence: la dimension humaine de l’amour et la dimension personnelle de la Foi. L’amour qui affichait son idéalité durant la première période, était presque inaccessible à l’homme. Il descend, à présent, progressivement sur terre, demeure aux côtés de l’homme, l’accompagne lors de l’épreuve de la violence. Il en va de même pour la Foi. Elle ne renvoyait qu’à la question de la croyance ou de la non-croyance pendant la première période. Elle n’était que l’expression de ce que professait l’Église. Mais pendant cette période, le regard du réalisateur devient plus intérieur, conduit à une autre compréhension.

Pourtant, l’origine de toutes ces violences dans les derniers films de la période n’est-elle pas surtout liée au défaut d’acquisition de l’idée de la Vérité subjective une fois abandonnée la Vérité abstraite, au chaos provoqué par le vide? Cette période ne constituerait-elle pas l’illustration de la sortie de la Vérité objective vers la notion de la Subjectivité?

Aller jusqu’au bout de la négation de ce qui était imposé, annonce un nouveau départ. Comme s’ils « ‘remontaient du fond de l'abîme’ 291 », la plupart des films de cette période se terminent sur l’évocation d’une nouvelle naissance, d’un nouveau départ. L’univers bergmanien va effectivement subir un nouveau changement, entrer dans une nouvelle phase: celle de l’existence en tant que sujet.

Notes
288.

Jean WAHL, Les Philosophies de l’Existence, op.cit. p.166

289.

ibid. p. 165

290.

Guy BRAUCOURT « Conclusion toute provisoire: Détruire, dit-il, ou Le sens du drame », op.cit. p. 129

291.

Søren KIERKEGAARD, Le concept d'angoisse (traduction de TISSEAU), op.cit. p. 254