Dans la plupart des films de cette époque, la mort est toujours présente. Ce qui nous semble caractéristique de cette dernière période, c’est que le cinéaste décrit la mort avec plus de sérénité, plus de force. Bergman met directement en scène les dernières heures de la vie d’une personne. Et cette mort marque métaphoriquement la fin d’une époque. De même, à travers le suicide raté d’une personne, il décrit sous forme de rêve le moment où la personne se trouve entre la mort et la vie. «‘ Bergman est aujourd'hui capable de parler sans masque. Il met à nu. Il a le courage de tenter une explication physique de la mort. Il écoute les hurlements qui vont secouer le silence de la maison. Sans autre artifice que le plan rapproché, ou même le très gros plan. Sans évasion possible. La force et la splendeur de Cris et Chuchotements tiennent à ce parti pris de présence’ 294. »
Dans la première partie de Cris et Chuchotements, le cinéaste nous place ainsi directement devant les tourments de l’agonie d’une malade. Aux plans généraux du parc succèdent les gros plans des horloges. Ces gros plans avec le bruit de tic-tac des aiguilles créent une atmosphère presque irréelle malgré le réalisme avec lequel sont filmés les plans. Et le temps s'écoule inexorablement. Le temps de vie est compté. Il est vrai que, jusqu’à présent, dans les films de Bergman, l’écoulement du temps était souvent représenté soit par le bruit des gouttes d’eau, soit par le tic-tac. Mais ici, c’est le temps lui-même qui est le principal acteur. Tel est effectivement le cas avec le personnage d’Agnes qui vit ses derniers instants.
Par la suite, on voit un gros plan d’Agnes respirant difficilement comme si, par ce plan, nous entrions dans la réalité. Elle, visiblement souffrante, s’assoit devant le bureau, écrit dans son journal intime: « Il est tôt, lundi matin et je souffre. » Sans connaître la situation exacte, nous sentons déjà qu’elle accepte son état avec quiétude. Elle regarde avec un sourire épuisé mais reconnaissant sa soeur endormie sur le canapé.
Agnes vit toute seule dans le manoir avec sa servante depuis la mort de ses parents et elle ne s’est jamais décidée à le quitter. Le film nous laisse comprendre qu’elle est un être pur qui garde la Foi intacte. La rose blanche qui se trouve devant elle symbolise nettement sa virginité. Mais quand on observe en gros plan son visage émacié et qu’on entend « quelqu’un marche là-bas », on comprend aisément qu’elle attend la mort. Elle n’attend que la mort.
Durant la première partie du film, sa maladie se manifeste. Elle vit une crise d’asphyxie, vomit, crie sa douleur. Bergman décrit son agonie avec un réalisme étonnant. Dans la course solitaire contre le temps, elle ne cherche pas à cacher sa solitude. Elle crie de douleur pendant sa crise: « personne ne peut m’aider? » Et, au milieu du film, elle meurt.
Le drame se déroule dans le manoir dont l’intérieur est tapissé en rouge foncé. Bergman précise dans le scénario que le rouge représentait pour lui l’intérieur de l’âme, que tous nos intérieurs ont différentes teintes de rouge. Cette particularité apporte un contenu précis au sens de l’événement. Il ne s’agirait pas seulement de la mort d’une vieille fille mais de quelque chose de l’âme. Et parmi les protagonistes du film, Agnes est un être religieux ayant toutes les qualités dogmatiquement parfaites. La Foi est enfermée dans un territoire bien protégé, isolé du monde. La pureté et la quiétude religieuse meurent rongées par la maladie mortelle. Ou plutôt, c’est le physique qui était malade et meurt, car Agnes recueille tout son intérieur dans le journal intime que sa servante gardera avec elle.
La suicidaire de Face à Face 295 est une psychiatre compétente, mère de famille sans histoire. Tout semble réussir pour elle, ‘« jouissant de ce que l’on appelle "les biens de ce monde"’ »296. Par un beau dimanche matin calme, dans la chambre à coucher, elle prend des cachets pour se suicider sans raison apparente. Le film est entièrement structuré autour de l’avant et de l’après suicide raté.
Son mari est en voyage d’affaire, sa fille est en camp d’été, elle s’installe chez ses grands-parents en attendant que sa nouvelle maison soit prête. Le fait de se trouver toute seule et le contact avec ses grands-parents préparent déjà le terrain pour l’événement qui va la bouleverser.
Lors de la première nuit chez ses grands-parents, elle aperçoit entre rêve et réalité, en face de son lit, une grande femme borgne qui la regarde fixement. Jenny essaie de crier, mais le son ne sort pas. Elle se réveille, marche de long en large dans la chambre en disant « qu’est-ce qui m’arrive? » À l’extérieur, la pluie tombe violemment.
Cette grande femme borgne dont une des orbites est un trou noir et vide est l’un des représentants de la mort. Au long du film, Jenny la rencontrera dans ses hallucinations provoquées par sa tentative de suicide mais aussi dans le réel après avoir repris sa vie quotidienne. Juste avant le suicide, elle la voit encore au milieu du salon ensoleillé. Par la suite, après avoir laissé un message, elle avale les cachets, plonge dans l’autre monde. Et le cinéaste décrit ce chemin comme des hallucinations ou des rêves.
Tout d’abord, la mort est décrite au moyen d’une métaphore. Au bout d’un couloir sale qui n’en finit pas, des portes se présentent devant Jenny. Elle veut ouvrir une petite porte, son compagnon de voyage le lui déconseille sans savoir ce qu’il y a derrière cette porte, parce que « les horreurs inconnues sont pires. » Elle finit par l’ouvrir. C’est l’appartement de ses grands-parents. La grande femme borgne lui prête son paletot noir, la prend dans ses bras et Jenny la laisse faire. Au moment où le paletot noir la recouvre complètement, quelqu’un la secoue en criant son nom. Elle se réveille. Nous nous souvenons du manteau de la Mort dans Le Septième Sceau, qui envahissait tout l’écran. La mort est toujours noire chez Bergman.
Elle se réveille mais, très faible, elle replonge aussitôt dans un état second, chaque fois qu’elle ferme les yeux. Elle vit donc dans l’alternance du réel et du rêve ou de l’hallucination. Toutefois, la destination n’est plus la mort mais le fond d’elle-même. Toujours en longue robe rouge foncé, elle parcourt le monde refoulé en elle. Si nous tenons compte du commentaire du cinéaste à l’occasion de Cris et Chuchotements, la signification de la couleur de sa robe devient évidente: cette couleur représente l’âme.
Dans un rêve, elle revoit la mort de ses parents lorsqu’elle était enfant et revoit l’état de sa conscience qui avait refoulé les limites de la médecine. Elle essaie vainement de se défendre devant les situations inquisitoires qui défilent dans son rêve. Parmi les scènes de rêve, l’une nous semble particulièrement significative. Elle se trouve devant ses camarades d’hôpital. C’est une commission d’enquête. Jenny leur avoue que l’amour de ses parents lui a fait défaut et qu’elle ne sait pas ce que signifie aimer. Et, en raison de ce défaut de compréhension, elle prend conscience de son impuissance en tant que psychiatre, en dépit de sa compétence médicale. Elle bougonne finalement: « Je suis certaine qu’il existe quelque chose qu’on appelle l’amour. »
En sortant de cet état second, elle commence à être saisie par la vie. Elle fait tout ce qu’elle peut pour ne pas passer de l’« autre côté ». Malgré ses efforts, elle y replonge. Quand elle se réveille encore, elle se plaint: « Je voudrais ne serait-ce qu’une fois trouver la parole juste. » Et c’est un autre docteur qui lui répond: « Tes malades sont là, assis dans les ténèbres attendant la parole juste. Mais ce doit être leur parole, leur sentiment, pas ta parole et ton sentiment. » La plainte de Jenny reflète une attitude familière chez les personnages bergmaniens mais la réponse, où l’accent est mis sur le sentiment propre et la parole propre à soi, est inhabituelle.
La parole juste que cherche Jenny n’est-elle pas synonyme du mot Vérité? C’est ce qu’elle cherchait dans sa vie en fin de compte: la Vérité objective. En enterrant sa propre parole au fond d’elle-même, elle voulait s’approprier la parole universelle. Et, en tant que médecin, l’objectivité a une importance particulièrement grande chez elle qui doit agir devant les patients. Elle appliquait aux patients ce qu’elle avait objectivement appris.
Ensuite, Tomas quitte la pièce et Jenny replonge dans le rêve. Elle se retrouve enfermée dans un cercueil au milieu de la cérémonie de ses propres funérailles. Elle est toujours habillée en rouge. C’est finalement en mettant le feu à son propre cercueil qu’elle se réveille définitivement.011
Quand elle retourne chez ses grands-parents, elle regarde sa grand-mère comme si elle la voyait pour la première fois. Ce qu’elle voit n’est plus une vieille femme qui doit s’occuper son mari paralysé, mais l’amour. Le film se termine sur une nouvelle rencontre qui, cette fois-ci, a lieu dans le réel avec la grande femme borgne dont une des orbites est un trou noir et vide. Dans la rue, sur un passage clouté, elle voit une grande femme aveugle. Jenny s’approche d’elle: « Je peux vous aider à traverser? » Elle la prend par le bras, traverse lentement la rue avec elle.
Même si Alexander, le petit garçon de Fanny et Alexander, n’ose pas s’approcher car l’agonie de son père lui fait peur, la mort n’est plus chez Bergman la peur qui ronge l’être. Comme la femme aveugle, une des représentations de la mort, la mort est toujours présente mais, au lieu de la fuir, le personnage bergmanien la tient par le bras, traverse ensemble la rue qui s’appelle la vie. En la saisissant la mort par-devant, le personnage reconnaît la valeur de sa propre existence. Il peut alors renaître.
Jean COLLET, « Cris et Chuchotements » in Études n° 339, décembre. 1973 Paris
N’ayant malheureusement pas pu visionner le film, notre analyse est exclusivement basée sur le scénario.
Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p.321