2. L’ambiguïté de la frontière

Le cinéaste a avoué sa peur maladive de la mort et le fait que la personnification de la mort dans Le Septième Sceau était le premier pas dans le combat engagé contre elle297. Sa peur était surtout liée à l’idée qu’en mourant, il ne serait plus. Aussi ne pouvait-elle être ni contrôlée, ni raisonnée. Dans les films de cette dernière période, Bergman aborde cette mort ou plutôt l’agonie avec réalisme. Cela ne signifie évidemment pas qu’il ait trouvé une réponse concernant la question à laquelle d’ailleurs aucun homme ne saura répondre. Mais la mort n’est plus effroyable au point d’être une des causes principales de la souffrance de l’homme. De même, la rupture entre la vie et la mort est abolie chez certains personnages.

Cris et Chuchotements est construit autour de l’agonie d’Agnes et de son retour. Car elle revient ensuite solliciter la tendresse de ses soeurs. À travers les phases d’avant et d’après, la mort offre l’occasion de dévoiler les vrais visages des personnages.

Après la mort d’Agnes, Anna entend les pleurs d’un enfant. Elle va vers ses soeurs mais celles-ci restent immobiles et parlent sans que leurs voix ne soient audibles. Anna va finalement voir Agnes. Dans un plan américain d’Anna debout devant la porte, on entend la voix d’Agnes en off: « Je suis morte, vois-tu. Seulement je ne peux pas m’endormir. Je ne peux pas vous quitter. Je suis si fatiguée. Personne ne peut-il m’aider? » À Anna qui lui répond que ce n’est qu’un rêve, la morte exprime: « Non, ce n’est pas un rêve. Pour vous, c’est peut-être un rêve mais pas pour moi. Je veux que Karin vienne ici. »

Les deux soeurs vont affronter ainsi Agnes revenante. Karin la repousse avec force: « Je vis et je ne veux rien avoir à faire avec la mort. Peut-être, si je t’aimais... mais je ne t’aime pas. Ce que tu me demandes est répugnant. » Maria est hésitante et effrayée, mais elle n’ose pas refuser aussi catégoriquement: « Tu es ma soeur et je ne veux pas te laisser seule. J’ai tellement pitié de toi. » Mais quand Agnes l’attire violemment vers elle et l’embrasse, Maria ne peut plus cacher un sentiment d’épouvante et de dégoût. Elle se libère en hurlant, puis s’enfuit totalement affolée.

Pendant les dernières heures, les deux soeurs ont pris soin d’Agnes et se sont relayées pour la veiller. Elles ont manifesté de la tendresse et de l’attention. L’incident fait pourtant découvrir la vérité. Karin dit qu’elle ne l’aime pas et les paroles aimables de Maria sont superficielles.

Le film est segmenté par des séquences évoquant le passé qui hante la conscience de chaque personnage. L’ouverture et la fermeture de chaque séquence sont marquées par un gros plan du personnage concerné avec le fondu enchaîné en rouge. En raison de cette structure, le film même semble être une suite de descriptions de l’état des protagonistes plutôt qu’un simple déroulement des événements. Également, la séquence d’Agnes revenante débute et se termine sur un gros plan d’Anna dont la fille est morte en bas âge. Ce qui suggère, à notre avis, qu’il s’agit de l’évocation de la conscience d’Anna, qui, contrairement à ses soeurs, embrasse la mort, lui offre sa chaleur.

Au début du film, nous assistons à la prière quotidienne d’Anna devant une photo jaunie où elle se trouve en compagnie de sa fille: « Aujourd’hui encore, et tous les jours, daigne que Tes anges protègent ma petite fille que, dans Ta sagesse, Tu a rappelée au ciel ». L’expérience de la mort vécue à travers celle de sa fille et son amour pour elle libèrent Anna de la crainte de la mort et lui permettent de partager la souffrance de l’agonie, d’offrir son amour maternel. C’est finalement à travers l’amour que l’opposition de la vie et de la mort est abolie. Cela devient plus évident pour Eva et Erik, son fils mort dans Sonate d'Automne.

Dans la chambre de son fils, Eva raconte à sa mère: « Quand il est mort, j’ai montré mon chagrin, extérieurement. Mais intérieurement je sentais Erik vivant. Nous vivions tout près l’un de l’autre. Je n’ai qu’à rentrer en moi, et il est là. Parfois, au moment de m’endormir, je sens sa respiration sur mon visage, et sa main qui me touche. Il vit dans son monde, mais nous sommes très proches. Il n’y a pas de frontière, pas de mur. Je me demande comment est la réalité, où vit mon petit garçon. Mais je sais aussi qu’on ne peut pas la décrire puisque c’est un monde d’émotions libérées. »

Plus tard, son mari explique plus objectivement la nature de l’amour d’Eva pour son fils: « ‘Elle a été transformée par sa grossesse. Elle est devenue gaie, douce épanouie. (...) Quand il s’est noyé, pour Eva, son amour reste vivant, inchangé. Du moins, en apparence. Si elle sent son fils auprès d’elle, il en est peut-être ainsi. Je ne doute pas que ce soit vrai. Je la crois’. » L’amour de sa femme pour son fils défunt est le seul lien entre les deux mondes.

Grâce à l’amour, la vie et la mort ne marquent plus une rupture radicale, tout comme le réel et le rêve dans l’univers bergmanien. La limite fondamentale pour l’homme n’est plus aussi imposante, la peur créée par la mort ne le fait plus autant souffrir. Cela signifierait que l’amour ou l’esprit l'emportent sur la limite physique de l’homme. Rappelons-nous que l’amour a pu échapper à la mort dans Le Septième Sceau. Mais, cette fois-ci, il ne s’agit pas d’escapade mais de triomphe, en quelque sorte. La mort n’a pas à être gérée par l’homme, Bergman la surmonte par l’amour.

D’où l’élargissement naturel de la vision du monde pour les personnages. Ainsi, dans le plan moyen représentant Eva et Charlotte, Eva dit d’une seule haleine: «‘ Pour moi, l’homme est une création immense, une pensée inconcevable. Tout est dans l’homme: du plus élevé ou plus bas. L’homme est à l’image de Dieu. Et Dieu est dans tout. (...) De même, il est certain qu’il existe une infinité de réalités. Il n’y a pas que la réalité qui est perçue par nos pauvres sens. Il y a un grouillement de réalités qui tournent sans cesse, et s’enchevêtrent. C’est la peur et la logique qui fabriquent les limites. Il n’y a pas de limites ni aux pensées, ni aux émotions. C’est la crainte qui crée des frontières. ’»

Tout l’accent est porté sur l’homme. En décrivant la grandeur de l’homme, Eva dit la grandeur de Dieu qui rend la réalité infinie. À travers l’idée de l’amour qui surmonte la mort, le cinéaste donne une autre dimension à l’homme. Sonate d'Automne nous offre un autre concept de l’amour, celui du mari, qui est aussi important que celui d’Eva pour son fils défunt, à travers lequel elle conçoit différemment la vie. C’est un sujet sur lequel nous reviendrons ultérieurement.

Le film s’achève avec le monologue d’Eva au cimetière: « C’est ta main sur ma joue? Toi qui murmures à mon oreille? Toi qui es près de moi? Nous ne nous quitterons jamais, toi et moi. » Le monologue d’Eva ou le dialogue entre elle et son fils, cette réalité devient plus évidente dans Fanny et Alexander . Nous assistons encore à une scène où la mère parle à son fils défunt mais, cette fois-ci, le fils est bien présent devant elle.

Dans le plan demi-ensemble du salon vaste et lumineux, la grand-mère se trouve au milieu, en robe blanche, dormant sur le canapé. Oscar défunt également en blanc s’asseoit sur une chaise devant sa mère, la regarde silencieusement. La plénitude remplit l’espace. Elle se réveille, reçoit son fils revenant comme si la chose allait de soi. Ils partagent leurs souvenirs, surtout la grand-mère qui parle de ses souvenirs à son fils qui l’écoute attentivement: « J’ai eu beaucoup de chagrin, quand tu es mort. C’était un rôle étrange où les émotions étaient viscérales et, bien que je puisse les maîtriser, elles ont cassé la réalité. Depuis, la réalité est restée brisée. » Les phrases sont différemment formulées, mais un sentiment identique à celui d’Eva dans Sonate d'Automne prédomine: le sentiment d’une mère dont le fils bien aimé est mort: « Et curieusement, je sens que c’est préférable ainsi. Alors, je n’essaie pas de recoller les morceaux. S’ils ne tiennent plus, cela m’est égal. » Essayer de recoller les morceaux n’évoquerait-il pas la recherche d’une réponse cohérente à une certaine réalité? La mort du fils donne à la vieille dame une autre perception de la réalité, tout comme à Eva. Mais, contrairement à Eva, la grand-mère ne cherche même pas à en avoir une idée précise. Cependant, pour le petit Alexander, l’apparition d’Oscar défunt relève plutôt de l’enchevêtrement de la réalité avec l’imagination ou le rêve.

Tout d’abord, il nous semble important de signaler que Fanny et Alexander, l’un des derniers films du cinéaste, est un peu à part dans l’univers bergmanien. « ‘Récapitulation à peu près intégrale de l’oeuvre antérieure, Fanny et Alexander est un film autobiographique dans la mesure où "tout est dans tout"298 ’ », tandis que la démarche chez Bergman «  ‘a toujours été fondée sur la réitération de quelques thèmes obsessionnels explorés jusqu’à l’épuisement’ 299 ». Conçu pour la télévision, le film dont version courte dure trois heures300, est surtout une succession d’événements autour d’Alexander.

Pour Alexander Ekdahl, la vie bascule au moment de la mort de son père. Durant son agonie, Oscar dit à sa femme: « Rien ne me sépare plus de vous, ni maintenant, ni plus tard. Je le sais, je le vois très clairement. Je crois que je serai plus proche de vous, maintenant que quand j’étais vivant. » Il réapparaît sous les yeux des enfants au moment du repas après ses propres funérailles. Plan demi-ensemble du salon de la maison où Oscar vêtu de blanc se trouve au fond, devant le clavecin. Il joue quelques notes. Suit un gros plan d’Alexander et Fanny. Puis le plan rapproché du père qui joue puis s’arrête comme s’il se rendait compte de la présence de ses enfants. Il les regarde, continue à jouer. Suivent le gros plan d’Alexander et le gros plan du père qui le regarde.

Le son de quelques notes de clavecin crée une atmosphère fantomatique, de même qu’Oscar vêtu tout en blanc au milieu du salon chargé de décorations. C’était en répétant le rôle du Spectre dans Hamlet qu’Oscar s’était écroulé, et dans l’agonie, il avait dit à sa femme qu’il pourrait enfin parfaitement bien le jouer. Il est effectivement le spectre dans le film.

Après la mort d’Oscar, Alexander voit le revenant d’Oscar à chaque fois que l’évêque est chez Ekdahl. La présence d’Oscar défunt et de l’évêque vivant nous laisse apercevoir qu’il s’agit d’un refus du garçon face à l’évêque qui va prendre la place du père. En réalité, il nous paraît difficile de tirer une conclusion thématique sur la vision du garçon. Tout devient normal. La vie comme la mort, le réel comme le rêve ou l’imagination, tout s’emmêle naturellement, devient perceptible, réel.

Ensuite, l’évêque meurt dans un incendie, et c’est son fantôme que voit Alexander. Dans le couloir de la maison d’Ekdahl, le défunt bouscule le garçon par derrière, et continue son chemin. Avant de disparaître derrière le rideau, il regarde Alexander tombé par terre avec un regard perçant, et dit: « Tu ne m’échapperas pas. » La haine s’oppose ici à l’amour, et, elle aussi, permet à l’homme de dépasser ses limites.

Pourtant, cette attitude ne semble pas signifier un éloignement quelconque de la réalité. Au contraire, il s’agit de mise en valeur de l’instant au lieu de la recherche d’une logique qui lierait tout. En acceptant la mort et la vie comme elles se présentent, le cinéaste laisse de côté les questions essentielles auxquelles il s’acharnait à répondre durant toute sa carrière.

Si Fanny et Alexander est le final des questions sur sa propre existence, Après la Répétition résume le sens de son activité artistique. Il est évident que les deux films nous indiquent une sorte de conclusion du cheminement existentialiste de Bergman. Rappelons que celui-ci avait plus de soixante ans quand il a réalisé ces deux films. Et le metteur en scène, ayant un certain âge, tient un monologue sur les planches du vieux théâtre dans Après la Répétition.

Henrik parle à Anna, jeune actrice, mais il se plonge dans ses pensées, et ses répliques s’apparentent à un monologue. Suit un gros plan de Henrik: « À mon âge, quand on se penche, il arrive qu’on bascule dans une autre réalité. Les morts ne sont pas morts. Les vivants semblent être des fantômes. Ce qui était évident il y a un instant devient brusquement étrange, incompréhensible. » Il est clair que ce propos n’est pas l’expression d’une sorte de mysticisme mais met en lumière les ambiguïtés de l’évidence à un tel point que s’efface la certitude de la frontière entre la vie et la mort. La Vérité englobante n’a plus sa place dans le monde où il vit.

Notes
297.

Ingmar Bergman, Images, op.cit. p. 228

298.

Michel SINEUX, « Fanny et Alexander "le petit théâtre" d’Ingmar BERGMAN » in Études cinématographiques n°131/134, op.cit. p. 143

299.

ibid.

300.

Le film en version intégrale dure cinq heures.