3. Le dénuement de sentiment

Il est vrai que le thème de l’absence de sentiment était principalement ou secondairement présent dans les films de Bergman depuis le début de sa carrière. Le docteur Borg dans Les Fraises Sauvages en est un exemple typique. Il a fait souffrir son entourage avant de prendre conscience de sa propre personnalité. Mais, dans cette période, cela devient plus général comme s’il s’agissait de la réalité même. Sans parler de la mort en tant que fin physique de l’individu, elle est déjà solidement ancrée chez les hommes à travers l’absence de sentiment. C’est vers les rapports entre les personnes que la question métaphysique bergmanienne s’oriente.

Cette réalité se révèle à travers la remarque d’un homme séparé de sa femme. Marianne rend visite à Johan dans son bureau avec les dossiers de divorce. Ils se disputent, font l’amour. La tension entre eux varie, elle monte et descend alternativement. Après avoir échangé des mots peu agréables, Johan dit: « ‘Dans les domaines des sentiments, nous sommes tous des analphabètes. J’ai fait des études poussées (...) mais nous n’avons absolument rien étudié ni rien appris en ce qui concerne l’âme. Nous sommes d’une ignorance crasse. ’» comme en réponse à cette remarque cruciale, nous voyons le gros plan de Marianne qui bâille. La parole de Johan n’est ainsi qu’une remarque ennuyeuse pour la jeune femme.

Pour que la femme le découvre d’elle-même, il lui faudra s’approcher de la mort physique. Jouée par la même actrice, Liv Ullmann, la psychiatre dit ainsi à son ami après s’être réveillée de sa tentative du suicide: « Crois-tu que nous sommes des millions de pauvres infirmes du sentiment à la dérive et que nous nous interpellons avec des mots que nous ne comprenons pas et qui ne font que nous effrayer encore plus? » Elle se penche en avant et demeure un long moment triste et silencieuse.

Ici le dénuement du sentiment devient plus essentiel. Ainsi que nous l’avons vu, Jenny est la femme qui a réussi apparemment dans tous les domaines de sa vie, y compris au niveau des rapports humains. Mais la réalité intérieure qu’elle vit est tout autre et c’est cela qu’elle vient de comprendre.

Mais le dénuement du sentiment est le caractère même du monde décrit dans De la Vie des Marionnettes. À partir du meurtre d’une prostituée commis par un homme d’affaire respectable, le film consiste en une enquête destinée à percer l’âme du meurtrier. Et c’est un monde où la froideur et la stérilité règnent. De plus, en dehors du contenu thématique, la question influence la forme même du film. Chaque séquence est précédée par un carton301; le film est structuré avec l’objectivité d’un observateur quasi clinique. 011

« Le prologue » est la scène du crime: dans le peep-show où la prostituée travaille, Peter la tue, ensuite la sodomise. Elle s’appelle Ka, diminutif de Katarina, l’homonyme de la femme de Peter. La séquence est réalisée en couleur violente. Et l’éclairage agressif renforce cette violence mais en même temps, rend les visages défraîchis à tel point que ceux-ci évoquent ceux de cadavres, malgré la brutalité des gestes des personnages. À la fin de la scène, la couleur est progressivement délavée, seule reste la couleur verdâtre produite par un fort éclairage. A cette scène violente succède un carton noir sur lequel est écrit en caractères blancs302: « ‘Vingt heures après le crime, Mogens Jensen, Professeur en psychiatrie, parle au chargé d’enquête’ ». 011

Le reste du film à l’exception de l’épilogue est en noir et blanc, et la plupart des compositions des images sont stables et ordonnées. En raison de ce contraste, le reste du film produit un climat froid et l’absence de sentiments n’en est pas moins violent. La structure inquisitoire du film amplifie l’hostilité. Divisé en treize parties, le film évoque successivement l’avant et l’après crime: « Quatorze jours avant le crime », « une semaine après la catastrophe », « cinq jours avant le crime » et ainsi de suite. L’insertion des cartons donne non seulement l’impression d’une discontinuité temporelle du récit mais marque également la rupture entre les séquences. Chaque personnage est uniquement décrit en tant qu’objet de l’instruction au lieu d’être décrit en tant qu’être humain. La distance est constamment tenue et le spectateur est ainsi invité à adopter le point de vue objectif de l’enquêteur. L’identification du spectateur au personnage est fondamentalement empêchée.

Dans le plan moyen représentant Jensen assis en face de la caméra, derrière le bureau sur lequel un magnétophone est en marche, l’enquêteur est censé être hors-champ mais, en fait, il est à la place de la caméra. Le psychiatre parle en regardant à gauche du cadre. Jensen donne l’image de quelqu’un de scientifique, d’objectif. Quand il dit qu’il est profondément choqué, son émotion ne se reflète pourtant pas dans son attitude, c’est un homme qui sait garder son sang froid, demeurer impassible. Son apparence est irréprochable dans la composition du plan stable. Et c’est lui le médecin de l’âme. Sa froideur, sa vision scientifique reflètent les caractéristiques du monde dans lequel se trouvent les protagoniste.

Quatorze jours avant le crime, Peter se rend au cabinet de Jensen. Leur discussion est très révélatrice. Peter raconte l’obsession qui le hante depuis longtemps: celle de vouloir tuer sa femme, Katarina. Pourtant, de l’avis même du psychiatre dans la séquence précédente, il était heureux en ménage. Peter précise que chacun jouit mutuellement de sa liberté sexuelle sans s’occuper du sentiment de l’autre. Il ajoute que la jalousie n’est pas le motif de son obsession. La convention sociale en tant que superstructure qui entravait en quelque sorte la vie des personnages bergmaniens ne représente plus rien, mais le sentiment n’a pas sa place non plus dans la notion de bonheur que décrit Peter.

Le film laisse entendre que Jensen est un excellent psychiatre, censé porter un regard objectif sur les événements. Il montre une certaine lucidité à l’égard de Peter. Au début de la séquence, il dit à Peter qui parle distraitement de ses problèmes: « ‘Tu ne crois pas à tes propres souffrances. Les hommes comme toi ne croient pas à l’existence de l’âme. Tu as pour ton angoisse si peu de respect.’ » Ensuite, après avoir écouté l’obsession de Peter, il décrit la scène de meurtre avec une froideur chirurgicale: « ‘Tu ne t’es jamais dit qu’un homme, c’est aussi une ahurissante masse de sang? Si tu tranches une carotide, le sang gicle sur les murs, et toi, des pieds à la tête, tu es inondé. Ça sent fort, et c’est gluant’. » Bergman dépeint le personnage comme un chirurgien. Chirurgien de l’âme. Et il parle de sa médecine avec flegme: « Si tu veux, je te ferai entrer dans ma clinique. On te fera toutes sorte de piqûres. Tu n’en auras rien à foutre d’être Peter Egermann ou l’empereur de Chine. Ne t’en fais pas, on est imbattable pour abolir l’identité des gens. »

Malgré tout, sa compétence scientifique n’arrivera pas à pénétrer au coeur du problème de Peter. Plus exactement, son intuition lui suggère qu’il y a là de quoi s’inquiéter mais il n’en tient pas compte. C’est un homme de raison et le problème de Peter est d’un tout autre ordre.

Un plan serré de Peter, de profil. Il met en scène le récit de celui-ci à son docteur: « Si souvent, on dit qu’on hait. Ou qu’on voudrait voir l’autre mort. On se bat. On s’humilie, on se provoque, on se menace. On se crache dessus, on s’empoigne, on lutte, on crie. Après, un peu de sang coule. L’un triomphe, l’autre est anéanti et demande pardon devant la porte de la salle de bain. Ça manque désespérément de risques. C’est comme dans une pièce où les répliques, le temps, les éclats sont répétés. Les sorties sont réglées. » Cette description de la nature de leur relation est, nous semble-t-il, l’expression de gestes désespérés quelquefois accomplis pour atteindre l’autre. Dans un rapport de couple où le sentiment n’a pas de place, chacun essaie d’atteindre physiquement l’autre. Peter disait: « Ne traîne-t-il pas cette idée idiote qu’il y a de pauvres fous qui aiment les coups et les humiliations qu’ils s’infligent? Que c’est une forme de contact particulièrement recherchée? »

En fait, tous les personnages du film cherchent maladroitement mais désespérément à atteindre l’autre sans pouvoir y arriver. La mesure de la vie est réglée selon la valeur matérielle et le plaisir. L’affaire de l’âme, y compris l’amour, y est dissoute. Toutefois, il est nécessaire de distinguer notre question de celle du masque derrière lequel l’individu aurait caché son vrai visage. Ou plutôt le masque est parfaitement collé sur le visage du même individu, sans que celui-ci s’en rende compte. Sans savoir la raison de leur échec, les personnages réitèrent constamment leurs efforts. Attitude évoquée par une scène du « ‘défilé au ralenti de mannequins superposés, confondus donc interchangeables, défilé de jolies femmes, à la grâce artificielle et que, seules, les parures distinguent, femmes gracieuses certes mais sans âme, sans tête’ 303 ».

Aucune cachotterie, aucune ambiguïté dans ce monde bien rangé, et organisé. Le magnétophone est présent à chaque interrogatoire sur le bureau de l’enquêteur. Cette machine neutre tourne inexorablement à la manière des camions qui passent constamment sur l’autoroute. Cinq jours avant le crime, Peter demande soudainement l’heure à sa femme parce qu’il entend les camions sur l’autoroute. L’aube arrive avec le bruit des camions. Ensuite, se succèdent les plans de l’autoroute couverte par les innombrables camions. On entend les notes de musique, entrecoupées et chaque note est aiguë mais martelée. Le trafic est fluide et le son est lent et discontinu. Ce contraste crée une certaine tension, une atmosphère menaçante. Le monde est décrit comme étant mécanique et ce mécanisme impersonnel se présente comme une menace.

Il nous paraît même naturel que ces plans d’autoroute soient suivis par les plans des grands immeubles. Le soleil n’est pas encore levé, tout est dans l’obscurité, mais des personnes commencent leur journée. Le jour à qui Bergman accorde tant de valeur naît ici avec le réveil de la société, présentée comme une grande machine. Sur les plans des immeubles, le son des notes aiguës est remplacé par la voix de Peter qui fait dicter une lettre d’affaire interminable.

A travers ces plans décrivant le monde dénué de sentiment dont Peter fait partie, le film nous laisse entrevoir la raison de son acte, bien que le cinéaste ne la précise. Rappelons que, dans les parties précédentes, les personnages de Bergman s’opposaient à la société et à ses conventions opprimantes qui représentaient la Vérité dogmatique. Ici, l’homme se trouve à l’intérieur de cette société. La libre disposition de soi-même est apparemment un fait acquis, mais l’âme a perdu sa place dans un monde fondé sur la valeur matérielle et physique. En dépit d’une différence apparente quasi radicale, ce monde ressemble finalement au peep-show où la prostituée travaillait, où tout est déterminé au profit de l’argent, au détriment des humains.

Une conversation entre Peter et la prostituée juste avant le crime nous évoque précisément ces caractères humains perdus. À Peter qui disait sentir quelque chose, la prostituée répond: « ‘Ça sent toujours. La poussière, la sueur, le parfum, la cigarette... Mais je n’ai plus de nez, je sens plus rien.’ » Bonnes ou mauvaises, les odeurs humaines imprègnent l’espace mais la prostituée ne sens plus rien. Jensen et Katarina ainsi que la mère de Peter ne sentaient rien non plus. Comme la prostituée, les autre personnages ne sont plus capables de sentir la nature humaine malgré leur réussite matérielle et intellectuelle. Peter seul le sent. La fille parle ensuite de l’odeur des saisons dans son souvenir d’enfance. Tout n’est que souvenir. Après avoir écouté, Peter renonce à la fille, veut partir. Mais toutes les portes sont fermées et il s’affole. Tous les chemins sont sans issue, disait-il auparavant à plusieurs reprises. Sa crainte est devenue réelle. Il est condamné à étrangler Ka-Katarina 304.

Notes
301.

Scènes de la Vie Conjugale est aussi divisé par les cartons insérés, mais ils circonscrivent surtout thématiquement les épisodes par rapport à dans De la Vie des Marionnettes dans lequel ils inscrivent le caractère d’instruction.

302.

Les caractères dactylographiques donnent d'autant plus d’effet qu’il s’agit de dossiers d’instruction.

303.

François RAMASSE, « De la vie des marionnettes "Ceux qui ont perdu tout sentiments" » in Études cinématographiques, 131/134, op.cit. p.135

304.

Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p. 354