1. D’exister comme seule réalité

Au bout d’un long chemin de lutte contre la Vérité objective, Bergman dessine les personnages qui se sont appropriés le concept de l’existence ou le cherchent. Cela ne veut certainement pas dire que tous les problèmes qu’ils connaissaient précédemment aient disparus. Mais ils ont déposé le fardeau de l’idée de la Vérité objective, et se sont affranchis de la convention. Ce qui compte pour eux est le fait d’exister. ‘« Pour l’existant, d’exister est le suprême intérêt, et l’intérêt à l’existence est la réalité’ 305. »

Au début de Face à Face, les répliques d’Elisabet abordent fondamentalement cette question: « ‘Je sais que les sentiments, les sensations que j’éprouve sont mes sentiments et mes sensations, puisque rien ne s’interpose entre eux et moi.’ » Ce qui s’interpose entre le soi et ses propres sensations, ne serait-ce pas la conscience de la convention, à savoir la Vérité dogmatique? Celle qui faisait repousser la réalité des sensations au profit de ce qui était objectivement imposé? Elisabet vit effectivement en dehors de la convention: elle est l’épouse d’un psychologue mais organise une réception pour introduire son nouveau jeune amant homosexuel, âgé de trente-six ans de moins qu’elle.

Le parcours de Johan dans Scènes de la Vie Conjugale évoque justement une démarche pour se débarrasser du poids de la convention, pour avoir ses propres sensations. Au moment où il annonce à sa femme qu’il la quitte pour une autre femme, il montre clairement que la vraie raison est ailleurs: ‘« Je veux me volatiliser. Ce qui m’importe est de fuir ma vie actuelle!’ » crie-t-il à sa femme. Pourtant, la définition qu’il donnait de lui-même au cours de l’entretien avec une journaliste, au début du film, était celle d’un homme parfait, bienheureux: ‘« Je suis intelligent, jeune, parfaitement équilibré, belle situation, sexy, avec un avis politique précis, spirituel, brillant, cultivé, extrêmement sociable, bon copain avec tout le monde, sportif, excellent père de famille, fils modèle, amant extraordinaire.’ » Il nous semble clair que Johan était un être façonné selon la formule de la convention. L’image d’un être parfait.

Une autre femme est entrée dans sa vie. Elle est très franche, même insupportablement parfois, selon lui. Elle n’apparaît jamais à l’écran, mais son nom, Paula, revient ainsi sans cesse dans la conversation entre Johan et Marianne. C’est en tombant amoureux de cette femme que Johan concrétise en quelque sorte son envie de saisir sa propre personne: « ‘Toi et moi, nous avons vécu dans des cotons, nous sommes enfermés dans un monde douillet et feutré. Nous avons tout fait pour nous protéger, seulement voilà, nous somme morts étouffés.’ » Le départ avec Paula est finalement une évasion pour Johan. Au travers des scènes banales de la vie quotidienne, Bergman dépeint la question essentielle. Johan dit à sa femme: « ‘Ce que je ne peux plus à avoir supporté chaque jour, c’est ces discussions merdiques sur ce que nous allons faire ou même mieux, ce que nous devons faire pour être comme il faut.’ » C’est ce « comme il faut » qu’il veut quitter.

Pourtant, la femme signale: « ‘Tu n’as pas l’air très heureux’. » Il le reconnaît. Le chemin est ardu pour lui qui renonce à ce qui était forgé et doit commencer à vivre sa propre vie. Mais le chemin est engagé, il part le lendemain au petit matin.

Et il lui faudra encore traverser une vallée de larmes306 avant de reprendre la liaison avec Marianne. S’approprier le concept de l’existence ou le vouloir ne suffit pas, il faut exister, devenir réel. C’est ce que Tomas confie à Jenny, suicidaire revenue, dans Face à Face: « ‘Je souhaite que quelqu’un ou quelque chose me touche assez fort pour que je devienne réel. Je n’arrête pas de me répéter: pourvu qu’un jour je sois réellement; être réellement, ce serait pour moi qu’une joie soit une joie et surtout qu’une douleur ait le droit d’être une douleur.’ » Cet aveu exprime nettement le concept de l’existence opposé à l’idée du système hégélien. Rappelons que Hegel conçoit l’homme comme partie du mouvement continuel de l’Idée. Sortir de cette unité de la pensée et de l’être, constitue le moment où « ‘une douleur a le droit d’être une douleur’ », c'est-à-dire, d’exister. Puisque « ‘l’idée du système est le sujet-objet, l’unité de la pensée et de l’être; l’existence par contre est justement la séparation. Il ne suit de là en aucune façon que l’existence est dépourvue de pensée, mais elle a éloigné et éloigne le sujet de l’objet, la pensée de l’être’ 307 ».

Ce vouloir exister est décrit par un geste dans De la Vie des Marionnettes. Après des répliques qui ressemblent à un long monologue, Tim va vers Katarina: « ‘Katarina, regarde-moi. Prends ma main, pose-la contre ta joue.’ » Elle le fait. La scène est composée seulement par les gros plans. « ‘Sens-tu ma main?’ » Elle hoche faiblement la tête. Il demande encore: « ‘Sens-tu que c’est moi? Que c’est moi?’ » Elle le regarde fixement, gravement. Au bout d’un moment, elle fait un signe quasi imperceptible de la tête: « ‘non’ »

Cette scène crée une émotion par la densité de sentiment dépeint par les visages en gros plans et aussi par la profondeur du contenu. Il est vrai que la léthargie de Katarina en ce qui concerne sa perception de l’âme est révélée clairement par le fait qu’elle est incapable de connaître autrui. Mais notre intérêt se porte sur le désir de Tim qui veut affirmer son être. C’est le même désir que celui de Tomas: « ‘Toucher des lèvres et savoir au même millième de seconde que ce sont bien des lèvres’ », disait-il à Jenny.

C’est dans Fanny et Alexander que cette question prend une dimension concrète. C’est comme si Bergman concluait en quelque sorte ses réflexions. Tout au long du film, le cinéaste souligne le contraste quasi radical entre la famille d’Ekdahl et de l’évêque. Le monde de la famille d’Ekdahl est pleinement animé par la vie. Dans un climat assez hédoniste, chaque membre vit comme il l’entend avec sa peine et son amour, même s’il ne cherche pas consciemment à exister. « ‘Ce moi-même n’est pas tourné vers ce qui est reconnaissable par tous. L’existant, c’est celui que Kierkegaard appelle l’unique ou le penseur subjectif. Il est toujours en rapport avec lui-même, et dans un souci infini de lui-même’ 308. » Une plénitude profonde l’habite. Dans son opposition au monde austère et lugubre de l’évêque, le monde d’Ekdahl renvoie au sens du mot « exister ».

À la fin du film, au milieu des festivités, Gustav fait un long discours au travers duquel nous reconnaissons la voix de Bergman qui répond à l’une des grandes questions posées dans son univers. « ‘Nous, les Ekdahl, ne sommes pas sur terre pour percer son mystère; laissons de côté les grandes interrogations. Vivons à une échelle plus petite dans notre petit monde. Contentons-nous-en, cultivons-le, tirons-en le meilleur parti possible; soyez tous des êtres bien tangibles, sinon, on n’osera plus aimer les gens, ni dire du mal d’eux. Il faut que le monde, la réalité soient tangibles pour pouvoir avec bonne conscience se plaindre de la monotonie.’ »

« ‘Le monde tangible’ » conserve des significations multiples, mais il nous semble clair qu’il représente, avant tout, le monde opposé au monde dominé par la Vérité objective, qui est celui de l’évêque. Il s’agit de vivre concrètement. Il refuse d’être accablé par le Dogme que l’homme ne peut jamais atteindre.

Après le discours, il va au berceau, prend le bébé dans ses bras: ‘« Je tiens une petite impératrice dans mes bras. C’est tangible, mais c’est un prodige. Un jour, elle prouvera que tout ce que j’ai dit est faux. ’» Quand le bébé vivra sa vie, il sera dans sa propre subjectivité, même si son opinion est bien différente du discours tenu sur lui aujourd’hui. Cette petite réplique de Gustav témoigne, nous semble-t-il, d’un aboutissement du long cheminement de Bergman. ‘« Elle régnera non seulement sur notre petit monde mais sur tout!’ » Il embrasse tendrement, longuement le ventre du bébé. Le cheminement a atteint son but, et un nouveau commencement peut avoir lieu.

Notes
305.

Søren KIERKEGAARD, Post-Scriptum, op.cit. p. 210

306.

Le titre d’un des cartons insérés.

307.

Søren KIERKEGAARD, Post-Scriptum, op.cit. p. 82

308.

Jean WAHL, Les Philosophies de l’Existence, op.cit. p. 44