2. Foi et doute

Dans l’univers bergmanien, l’idée de Dieu dogmatique était l’objet à combattre pour acquérir le concept d’existence. Et en admettant la nature chimérique de cette idée, une autre compréhension du dogme y est apparue. Le fait d’avoir saisi le sens du concept d’existence n’implique pourtant pas la disparition définitive de l’idée du Dieu dogmatique. Après avoir vécu une période de transition, cette idée est, en effet, récurrente dans les films de Bergman. Celui-ci dépeint les personnages qui vivent dans l’idée du Dieu abstrait, y compris l’évêque dans Fanny et Alexander, sur lequel nous reviendrons.

La caractéristique principale de ces personnages est la présence du doute en eux. Cependant, ce n’est pas le doute qui perturbe l’existence et donne mauvaise conscience aux personnages, mais il fait partie de la réalité à assumer dans leur propre existence. C’est ce qui les différencie des personnages précédents. Le cinéaste rejetait l’idée du Dieu dogmatique en remettant en question l’existence même de Dieu. Dans les films de cette période, le doute est inhérent à la Foi selon la conception de Kierkegaard, luthérien authentique. Car la foi, selon le penseur danois (et selon Luther), est ‘préparée par le doute, lequel marque la défaite de la raison, et c’est pourquoi le doute et l’angoisse sont inséparables de la foi’ 309 ».

Pour cette raison, il nous paraît que l’évêque dans Fanny et Alexander est un personnage à part. C’est un être qui croit vivre pleinement dans la Vérité objective. Il ne manifeste aucune trace de doute. Les traits de ce personnage correspondent justement à ceux du Dieu dogmatique, lui-même, dans l’univers bergmanien. Mais les autres personnages, en particulier les personnages religieux, manifestent leur doute concernant Dieu abstrait qui abandonne la réalité de l’homme.

Tout d’abord, il y a le pasteur dans Cris et Chuchotements. Le lendemain de la mort d’Agnes, la cérémonie solennelle a lieu. Et, au cours de cette cérémonie, le pasteur récite d’abord la prière officielle. Ensuite il s’approche de la défunte, puis s’agenouille. Dans un plan épaule, à travers sa prière personnelle, le pasteur aborde les grandes questions bergmaniennes: « ‘S’il est ainsi que tu aies recueilli notre souffrance dans ton pauvre corps, s’il est ainsi que tu l’aies emportée dans la mort, s’il est ainsi que tu rencontres Dieu là-bas dans l’autre pays, s’il est ainsi qu’il tourne Son visage vers toi, s’il est ainsi qu’alors tu puisses parler la langue que ce Dieu comprend, s’il est ainsi que tu puisses parler à ce Dieu, s’il est ainsi prie pour nous. Agnes, prie pour nous qui restons sur cette terre sombre et sale sous un ciel vide et cruel. Dépose ton fardeau de souffrances aux pieds de Dieu et implore pour nous Son pardon. Demande-Lui de nous libérer de nos angoisses, de nos lassitudes et de notre doute profond. Demande-Lui un sens à notre vie. Agnes, toi dont la souffrance dépasse notre entendement tu dois être digne de plaider notre cause’. »

Le pasteur admirablement incarné par l’acteur Anders Ek donne du poids à chaque mot de sa prière. D’abord, son visage manifeste un léger scepticisme, ensuite au fur et à mesure une sorte de rage l’envahit. Il reflète alors sourdement le désespoir, la souffrance et la tristesse profonde. Après avoir dit sa prière d’une seule haleine, le pasteur semble avoir du mal à assumer ses sentiments. Cette conduite est l’indice du changement fondamental en ce qui concerne la Foi dans l’univers bergmanien.

Depuis le début de l’interrogation du cinéaste sur l’existence de l’homme à travers ses films, la misère et la souffrance avaient une importance capitale. Elles suscitaient un sentiment d’abandon et de doute concernant le Salut et le silence de Dieu aboutissant à la conclusion de la non-existence de Dieu chez certains. Ces souffrances et ces misères sont ici toujours présentes, ainsi que le doute. Rien ne semble avoir changé. Mais, si nous comparons ce pasteur avec l’autre pasteur Tomas dans Les Communiants, nous pouvons remarquer une différence.

Rappelons-nous que Tomas avait vécu dans son propre monde muré par l’idéalité et l’amour inspirés par la Foi. Il se tenait accroché au souvenir de sa femme défunte et était tourmenté par la réalité. Son désespoir était si vif que la célébration du culte à la fin du film signifiait pour lui un authentique bouleversement spirituel. Dans sa Foi, il n’y avait eu aucune place pour la souffrance ou le doute, et c’est justement cette double absence qui s’est heurtée au mur de la réalité.

Ce n’est pas le cas du pasteur dans Cris et Chuchotements. Il est conscient de cette réalité. Il ne renie ni son doute ni son angoisse. Pourtant il est loin d’être accablé. Il avoue même que la Foi de la défunte était plus forte310 que la sienne. Nous pouvons observer l’attitude encore plus modeste d'un pasteur dans le monde pessimiste de L’Oeuf du Serpent 311.

Manuela se rend à l’église pour chercher un peu de réconfort auprès d’un prêtre américain. Elle commence à parler d’elle-même, mais le prêtre semble être occupé à la préparation d’une autre cérémonie. Il marque son impatience. Quand il se rend compte qu’il s’agit du suicide de son mari, le prêtre s’asseoit en face d’elle, devient plus attentif. Elle avoue son sentiment de culpabilité: « ‘N’y a-t-il pas de pardon’? » demande-t-elle. Mais le prêtre ne lui donne pas de réponse claire: ‘« Pour celui qui a la foi, il y a le pardon. Je peux, si vous le voulez, prier pour vous. ’»

Le monde diégétique est entièrement plongé dans un violent désespoir, sans issue possible. Et, à quelqu’un qui vient chercher une consolation, l’homme de Dieu ne peut pas la lui donner. La réponse n’est pas obligatoirement détenue par lui, en tant qu’homme vivant aussi dans le monde des vivants. Tout ce qu’il peut lui offrir est la prière.

Il tombe à genoux, Manuela fait comme lui: « ‘Nous vivons loin de Dieu, si loin de Dieu qu’il ne nous entendrait sûrement pas, si nous lui demandions secours. C’est pour cela que nous devons nous aider les uns les autres. Il faut nous donner, l’un à l’autre, le pardon qu’un Dieu trop loin de nous, nous refuse. Je te dis que tu es pardonnée de la mort de ton mari et que désormais tu es sans faute. Je te demande pardon de ma paresse et de mon indifférence. Me pardonnes-tu?’ »

À l’idée d’un Dieu indifférent au monde s’ajoute finalement une autre désolation à ce monde désespéré, celle de l’abandon. Malgré tout, l’idée de la non-existence de Dieu est exclue de sa prière. Bergman décrit l’homme de Dieu qui essaie de reharmoniser les enseignements de la Vérité dogmatique avec les besoins réels de l’homme: pardonner et être pardonné. Au milieu de la réalité du désespoir, il embrasse humblement sa Foi désespérée en demandant pardon à la femme qui était venue chercher du réconfort auprès de lui.

C’est dans Sonate d'Automne que la désolation du monde parvient à être dissoute dans la Foi. Dans le quotidien, dans la grisaille de la vie, le pasteur offre l’amour à son épouse qui est sentimentalement handicapée. « Le peu de foi que j’ai vit par elle », dit-il. Tomas dans Les Communiants vivait aussi sa Foi à travers sa femme. Mais la situation est quasi opposée. La vie menée par Tomas avec sa femme a été évoquée comme une idéalité et Tomas vivait à travers cette idéalité de l’amour. Lorsque sa femme meurt, la Foi de Tomas meurt également. Quant à Viktor, c’est l’amour qui embrasse la réalité de l’existence de sa femme. C’est précisément à travers cet amour réel qu’il vit sa Foi. Nous reviendrons ultérieurement sur le personnage de Viktor.

Quelle que soit la situation que vivent les hommes de Dieu dans les films bergmaniens, ils entretiennent leur Foi à travers la conscience de leur propre existence. Dans l’univers bergmanien, la souffrance du monde est toujours présente et le doute semble inévitable pour certains. Mais pour Kierkegaard aussi, le doute est inséparable de la Foi.

Notes
309.

Régis JOLIVET, op.cit. p. 80

310.

Le pasteur dit aux soeurs que sa Foi était plus forte que la sienne.

311.

N’ayant malheureusement pas pu nous procurer le film, notre analyse reste exclusivement basée sur le scénario.