3. L’instant éternel

Il est vrai que notre titre est tautologique au point de vue de la pensée kierkegaardienne dans la mesure où la notion de l’instant contient déjà en elle celle d’éternité. Mais comment cette temporalité est-elle exprimée dans l’univers filmique de Bergman? Nous avons voulu indiquer, à travers le titre, l’importance du sens du terme « ‘l’instant’ »  traduit par l’image et le son. Et il nous apparaît possible de l’interpréter comme tel de deux manières différentes. La première façon consiste en une valorisation de moments précis. Le personnage accomplit un acte dégageant un sens qui évoque le concept d’instant. Dans ce premier cas, l’éternité est suggérée par la profondeur métaphorique du moment de son acte et le cinéaste filme en plan fixe des personnages figés. Le plan apparaît ainsi comme un étirement de l’instant. Le temps semble être souligné pour accentuer ce moment précis.

La seconde manière d’interpréter la temporalité est plus proche de la compréhension de l’aspect littéral de l’instant, naissant de «‘ la jonction du passé et de l’avenir, quand ils sont pris dans leurs profondeurs authentiques’ 312 ». Cette jonction est exprimée dans Après la Répétition où les personnages évoquent le passé et préparent l’avenir. La passion y règne. Elle consiste en une sorte de moteur qui régit l’instant. C’est dans la passion que l’existant peut, en effet, être plus que jamais lui-même et qu’il vit l’instant. « ‘Toute passion idéalisante est, en effet, une anticipation de l’éternel dans l’existence pour celui qui existe vraiment’ 313. »

D’abord, nous allons étudier le premier aspect de l’instant. Dans la séquence de Cris et Chuchotements où Agnes revenante demande un peu de chaleur à ses soeurs, elle ne reçoit en retour que l’expression de la répulsion de ses proches. Anna, la servante dit aux soeurs déconcertées par la peur et le dégoût: « ‘Vous n’avez plus besoin d’avoir peur. Je vais m’occuper d’elle.’ » Elle ferme la porte de la chambre où le corps d’Agnes est posé. Suit un plan d’ensemble du lit mortuaire: Anna à demi-nue est assise et tient Agnes couchée sur ses cuisses. Le plan fixe dure pendant 18 secondes, et se termine par un fondu rouge.

Nous reviendrons ultérieurement sur le personnage d’Anna, incarnant l’Amour. Mais ici, ce qui est intéressant, c’est sa décision délibérée de rester auprès de la défunte, et son acte. Il nous semble que le dernier plan, interprété par les critiques comme une Pietà, est précisément le temps qui rencontre l’éternité. Malgré l’atmosphère intemporelle qui se dégage, le plan affiche profondément l’ancrage dans le concret, désignant la volonté d’Anna, qui s’offre volontairement pour réchauffer et apaiser la morte. Dans le plan fixe, où les personnages sont également immobiles, le mouvement intérieur de la volonté d’Anna est fortement mis en contraste.

L’instant constitue la temporalité même dans Après la Répétition, le dernier film de Bergman. Le film entier décrit une succession d’instants. Ceci résulte, à notre avis, du fait que les personnages sont dépeints en tant qu’existences douées d’une subjectivité propre. Aucune Vérité prétendue n’est désignée pendant toute la durée du film et chacun la cherche selon sa subjectivité. Ces existences déploient leurs passions dans un vieux théâtre.

Le plan en très forte plongée ouvre le film. Par le travelling arrière, la caméra suit le plancher, découvre progressivement un bureau où se trouvent quelques objets et un grand cahier ouvert sur lequel est assoupi, la tête posée sur son bras replié, un homme aux cheveux gris. Suit un plan rapproché de l’homme qui bouge doucement la tête. Il allume et éteint machinalement la lampe de travail. Elle éclaire le grand cahier blanc sur lequel sont griffonnées quelques lignes. Une voix-over sourde se fait entendre: « ‘Après la répétition, j’aime rester un moment sur scène. pour réfléchir tranquillement au travail de la journée.’ » Un plan panoramique vers la gauche remonte du bras jusqu’à la tête de l’homme posée sur le cahier. La voix-over poursuit: ‘« C’est le crépuscule quand le grand théâtre est vide et silencieux’. »

La caméra qui suit exclusivement le plancher nous introduit immédiatement dans l’univers du théâtre. Nous nous apercevons aussitôt que la voix-over n’est autre que la voix intérieure de Henrik. Le plan renvoie simultanément au passé suscité par l’espace d’un vieux théâtre et à l’avenir qui se prépare par la répétition. Et c’est dans la profondeur du présent que le metteur en scène, Henrik, se trouve.

L’actrice qui joue le rôle principal dans la salle de répétition entre en scène pour chercher son bracelet qu’elle dit avoir perdu. Et une discussion s’engage entre eux. À la jeune actrice, le metteur en scène vieillissant explique le monde comme il le perçoit. Il se lève, s’avance vers le milieu du plancher. En regardant autour, il dit: ‘« Écoute le silence de ce plateau. Tant d’énergie intellectuelle, tant de sentiments vrais ou faux, de rires, de rages, de passions. Tout reste enfermé ici éternellement. Tout continue à vivre en secret.’ » Il ne s’agit ni de l’évocation de souvenirs ni de fantômes mais de celle de la passion que les hommes ont vécue au fil du temps dans cet espace. Henrik et la jeune actrice s’assoient dans le canapé côte à côte et Henrik dit: ‘« La poussière tombe sur nos têtes du haut des cintres. ’» Anna prend le relais: ‘« En dessous, un abîme, des machines, des scènes tournantes, des trappes’ » Il enchaîne: « ‘Et nous voilà assis ici! ’»

Par cette passion vécue et qui continue à vivre, le temps cesse d’être une succession qui disparaît à l’infini. C’est l’éternel qui pénètre dans la temporalité. Cela suppose l’importance de la passion pour que le temps soit qualifié d’instant. Et, en dehors de l’évocation implicite relevée plus haut, Bergman décrit plus explicitement l’incertitude, la passion à travers les répliques entre Henrik et Anna. ‘« La passion naît de notre vision de la contradiction entre le fini et l’infini et elle naît de notre incertitude’ 314 ». Anna doute de sa capacité à jouer son rôle et reproche à Henrik de changer sans cesse son jeu. Il parle d’une restructuration de ses potentialités: « ‘Débarrasse-toi de l’actrice privée! Elle vole ses forces à la vraie actrice et freine les pulsions dont tu as besoin pour jouer.’ » Cette remarque tranchante n’offre cependant aucune certitude. Il la lui lance précisément pour déjouer l’évidence qu’elle cherche. Car, la vérité n’advient pas par la certitude mais par le mouvement passionné de l’incertitude. Finalement, dans la conversation entre le metteur en scène et la jeune actrice, c’est l’existence même qui est en jeu. « ‘Objectivement on n’a donc que de l’incertitude, mais c’est justement par là que se tend la passion infinie de l’intériorité, et la vérité consiste précisément dans ce coup d’audace qui choisit l’incertitude objective avec la passion de l’infini’ 315. »

Comme nous l’avons vu, l’existence est chez Kierkegaard la synthèse de l’infini et du fini, la synthèse du temporel et de l’éternel. Et « ‘la vraie temporalité est un mouvement du réel, et, dans ce mouvement, l’existence humaine est le lieu de rencontre du temps et de l’éternité. Ce mouvement, ce passage est l’authentique devenir, celui de la liberté, laquelle n’apparaît qu’avec l’esprit’ 316 ». Vivre l’instant est ainsi l’un des éléments fondamentaux de l’existence puisque « ‘l’histoire ne commence qu’avec l’instant’ 317 ». L’histoire de l’existence ne commence également chez Bergman qu’avec la troisième période.

Notes
312.

Jean WAHL, Les Philosophies de l’Existence, op.cit. p.83

313.

Søren KIERKEGAARD, Post-Scriptum op.cit. p. 209

314.

Jean WAHL, Les Philosophies de l’Existence, op.cit. p. 44

315.

Søren KIERKEGAARD, Post-Scriptum, op.cit p. 134

316.

Jacques Colette, Histoire et absolu, Éditions Desclée, Paris, 1972, p. 106

317.

Søren KIERKEGAARD, Le concept d’angoisse, (traduit par Paul-Henri TISSEAU et Else-Marie JACQUET-TISSEAU), op.cit. p. 188.