4. « Nous jouons tous un rôle »

Nous avons constaté que la question du masque était l’une des préoccupations fondamentales chez Bergman. Pendant les périodes précédentes, les personnages souffraient de ne pas avoir leurs propres visages, et luttaient pour en avoir un. Mais quand ils parviennent à enlever leurs masques collés à la peau, que reste-t-il? Le cinéaste l’a peint comme une scène d’horreur à laquelle Johan a dû assister avant d’atteindre l’objet de son désir dans L'Heure du Loup.

À la troisième période, Bergman met encore le personnage dans la même situation. L’épouvante éprouvée est identique mais cette fois-ci, la protagoniste la vit dans un état second provoqué par les cachets avalés pour se suicider. La scène est vécue comme une crainte que le personnage enfouit au fond de lui-même. C’est le cas de Jenny dans Face à Face.

Jenny, psychiatre, en robe rouge, est dans son bureau de consultation. Parmi la foule qui l’attend pour être examinée, un homme lève timidement la main. Elle va vers lui, demande comment il va. Au lieu de lui répondre, il tire sur la peau de son visage qui se détache. On découvre qu’il porte un masque mais, dessous, son visage est défiguré par des blessures sanguinolentes et des pustules. Il regarde Jenny d’un air suppliant. Elle a de la peine à cacher sa répulsion.

À travers l’analyse précédente du vécu des états seconds, nous avons appris la double réalité dans laquelle Jenny vivait. Elle a voulu mettre un terme à l’isolement de plus en plus grand à cause du décalage existant entre le soi et le monde extérieur. Même si l’envie de se suicider a été soudaine, et qu’elle-même n’était pas consciente des motifs de son acte, les rêves qu’elle a traversés par la suite nous laissent comprendre qu’il s’agit d’un geste désespéré de la part de celle qui avait été dépossédée de son propre visage. Ses rêves étaient la conséquence du refoulement de son inconscient de ce qui était enterré au fond d’elle-même.

Mais quand le masque tombe, le visage défiguré provoque le dégoût. Le sentiment de masque qui était un ferment de discorde dans l’univers bergmanien se transforme à présent en peur. Une peur que Jenny devra surmonter. À elle revenue à la vie, Tomas dit, en effet: « ‘Tu dois essayer. Rien n’est plus important’. » Jenny refuse en pleurant, mais Tomas dit qu’elle ne peut pas se défiler.

Il faut maintenant pouvoir enlever le masque au risque de voir la répugnance de son propre être. L’aveu de l’évêque à la fin de Fanny et Alexander soulève tout particulièrement cette question. Après l’évasion des enfants d’Emilie, Edvard extrêmement consterné dit à sa femme: « ‘Moi, je n’ai qu’un seul masque. Mais il est collé à ma peau et si j’essaie de l’arracher...’ » Il n’arrive pas à finir ses phrases mais nous savons qu’une scène identique à celle que Jenny a vécue se produirait. Il se croyait intègre. Seulement après avoir vécu les événements avec la famille d’Ekdahl, l’évêque se rend compte de la réalité: son intégrité n’était qu’illusion. Et il évoque le masque. Un seul masque collé à la peau. N’est-il pas la cause de sa rigidité? Il rappelle à Emilie qu’elle disait changer continuellement de masque en tant que comédienne.

La remarque du mari témoigne d’un changement fondamental chez Bergman à propos de cette question. Jusqu’ici, en s’identifiant à l’apparence d’un être, le masque était un agent qui rappelait la différence entre son identité et ce qu’il laissait voir à l’extérieur. Pour ceux qui luttaient pour reconnaître leur propre identité, le masque était l’une des sources principales de la souffrance qu’ils éprouvaient. Car, il était collé à la peau comme disait l’évêque et comme le disait aussi Marie dans Jeux d'été. À présent, ce masque peut être changé. Cela témoigne d’une acquisition concrète du concept d’existence, parce que pouvoir changer le masque nécessite une administration de soi.

D’ailleurs, le changement du statut des artistes dans ce film ne semble pas gratuit. Bien qu’ils soient aussi souvent présents, les artistes étaient presque toujours humiliés, méprisés dans les films des périodes précédentes. Durant la troisième période, l’artiste apparaît moins318 fréquemment mais également moins humilié. Et dans le conflit avec l’homme de Vérité (l’évêque) le cinéaste donne en quelque sorte raison à la famille du théâtre. Le masque n’est plus qu’une fausse barbe que le comédien met pour jouer son rôle.

Après la représentation traditionnelle de Noël, Oscar fait un discours à sa troupe en enlevant la fausse barbe qu’il a mise pour la pièce. Il ne nous semble pas nécessairement que le geste d’Oscar signifie le fait ‘« de vouloir mettre à nu la vulnérabilité de l’individu sous le masque’ 319 ». Au plan demi-ensemble qui le représente enlevant son déguisement succède le gros plan de son visage nu. Et il dit avec émotion: « ‘Mon seul talent, c’est l’amour que je porte à ce petit monde vivant à l’abri des murs épais de notre maison.’ » Il met surtout à nu ses sentiments, sa sincérité. Et sa troupe le comprend.

Même si la vie est une pièce jouée par des comédiens avec leurs fausses barbes, elle n’est pas moins vraie. Il s’agit surtout du changement de la conception de la vie. Si la question du masque causait autant de souffrances à l’homme bergmanien, c’est parce que sa propre identité était écrasée par le masque et son apparence soigneusement adaptée à la convention. Mais une fois qu’il a pris possession de sa subjectivité, il est lui-même, quel que soit le masque qu’il porte.

Le masque n’est plus qu’un masque, il n’est plus à la place de soi, ni une représentation de soi. Dans l’analyse de La Flûte Enchantée, Yann Tobin relève avec justesse le texte du masque devenu « ‘le jeu tout simple de la vérité: La mégère, perdant son faux nez, devient une adorable créature (Papagena), les solennels gardiens de la grotte, retirant leurs austères casques à visière, nous gratifient d’un sourire bon enfant. La mère éplorée devient monstre grimaçant (la Reine), les joyeuse initiatrices finissent par animer des têtes de morts (les trois Dames) et Monostatos, le nègre d’opérette, meurt de ne pouvoir essuyer son maquillage’ 320 ». Néanmoins dans le récit, chaque masque joue un rôle aussi important que le vrai visage, et même il s’avère indispensable.

En fin de compte, la vie est-elle une succession des rôles? Bergman y répond par la bouche de Helena, la grand-mère. Au milieu du salon spacieux bien ensoleillé, Helena discute avec son fils défunt. Une plénitude presque irréelle règne. Suit un plan serré de Helena paisible. Soudainement, avec un grand sourire, elle dit qu’elle avait aimé être maman. Une allégresse émerge sur son visage. ‘« J’aimais aussi être comédienne, mais davantage être maman. Ça me plaisait d’avoir un gros ventre. À ce moment-là, je me fichais bien du théâtre.’ » Ensuite, elle dit plus calmement: «‘ Dans la vie, tout est rôle. Certains sont amusants, d’autre moins. J’ai joué la maman. J’ai joué Juliette, Marguerite. Et puis, soudain, la veuve. Ou la grand-mère. Les rôles se succèdent. Il ne faut pas se dérober.’ »

La quête de la vérité objective paraît absente dans cette succession des rôles différents. L’existence n’est plus la question qui préoccupe les personnages. Seulement, l’homme bergmanien joue le rôle qu’il a à remplir à chaque moment, et c’est ce qui expliquerait probablement mieux l’existence que Bergman conçoit. Rien n’est invariable, rien n’est concret mais, en même temps, rien n’est plus constant, rien n’est plus réel. Car il s’agit d’exister.

L’aparté cinématographiquement monté dans Après la Répétition dépeint clairement les différents visages de l’existence que conçoit Bergman. À plusieurs reprises, la voix de Henrik devient faible, presque inaudible et sa voix intérieure la remplace. Le spectateur entend donc simultanément les deux voix de Henrik. Auparavant, résigné ou révolté contre ce qui lui était imposé, l’homme bergmanien cherchait à n’avoir qu’une seule identité. Les artistes, en particulier les acteurs, étaient humiliés dans l’univers bergmanien puisqu’ils avaient justement plusieurs identités. À présent, Bergman décrit la complexité du concept d’existence à travers les deux voix différentes et simultanées. Mais cela est loin d’évoquer une hypocrisie. « ‘L’existence n’est pas définissable, c’est qu’elle n’est pas connaissable objectivement. Elle n’est rien qui puisse devenir objet, elle n’est rien sur quoi je puisse m’expliquer’ 321. » « Seuls les critiques croient à la vérité objective, tout en feignant de croire le contraire », ajoute Henrik.

Notes
318.

Les artistes apparaissent seulement dans les trois films: Sonate d'Automne, Fanny et Alexander, et Après la Répétition.

319.

Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p. 360

320.

Yann TOBIN, « Sur La Flûte Enchantée d’Ingmar Bergman » in Études cinématographiques, 131/134, op.cit. p.81

321.

Jean WAHL, Les Philosophies de l’Existence, op.cit. p. 44