Se connaître soi-même face à la Vérité objective était la préoccupation principale des personnages. En revanche, l’attitude introspective des personnages était rare. Même chez ceux qui faisaient un examen de conscience, l’introspection débouchait sur un constat attristé sur la réalité comme pour David dans Comme dans un Miroir, ou devenait un voyage nostalgique comme celui du vieux docteur dans Les Fraises Sauvages. Dans cette période, Bergman place les personnages dans une situation d’introspection leur permettant de se saisir en tant que sujet. Car devenir le sujet de sa propre existence exige nécessairement une connaissance de soi.
Quand le rempart en verre de la convention est cassé après du départ de son mari avec une autre femme, Marianne suit une thérapie pour surmonter l’abandon et s’occupe exclusivement de sa vie intérieure: « ‘J’apprends à parler’ », dit-elle. Au cours de la première soirée avec son mari après la séparation, elle parle de cette thérapie: « ‘Il faut que j’écrive tout ce qui me passe par la tête en vrac sans aucune mise en forme pour m’habituer à m’écouter moi-même. ’» Celle qui se conduisait comme détentrice de la vérité, se trouve à présent face à elle-même.
Elle commence à lire un passage de ce qu’elle a écrit. Et puis, suit une photo en noir et blanc d’elle lorsqu’elle était enfant, accompagnée par sa voix en off. Au fur et à mesure de la lecture qui retrace chronologiquement sa vie, les photos de l’époque défilent les unes après les autres. Une longue séance d’introspection commence: ‘« À ma grande surprise, j’ai découvert que je ne savais pas qui j’étais. Absolument pas. J’ai toujours fait ce que mon entourage me demandait de faire; j'étais obéissante; ma mère punissait chaque manquement à la convention avec une sévérité exemplaire. J’ai découvert que si je ne disais pas ce que je pensais, je devenais une jeune fille, polie, prévenante que l’on souhaitait. ’» La question récurrente est une nouvelle fois soulevée, à savoir, celle de l’existence face à la convention, comme traduction sociale de la Vérité objective.
La conséquence de cette situation se trouve ainsi formulée: « ‘Je suis entrée dans le cercle vicieux du mensonge, de la dissimulation, de l’échappatoire’. » Enterrer le soi pour s’ajuster aux autres, c’est le problème quasi commun des personnages bergmaniens et Marianne énonce finalement cette réalité: ‘« Je n’ai jamais pensé que Marianne qu’est-ce que tu veux mais toujours Marianne qu’est-ce que les autres ont envie que tu veuilles. ’» À travers cet examen, elle arrive à conclure l’état de son existence: ‘« C’était une lâcheté pernicieuse, et ce qui est beaucoup plus grave est que cela traduisait une méconnaissance totale de moi-même’. »
La reconnaissance des faits exige une réaction de la part de l’existant. La route est longue et rude. Quand Johan quitte l’appartement, Marianne se retrouve toute seule. Suit un très gros plan d’elle, de profil, qui regarde vers le bas. Elle tourne lentement la tête, regarde fixement et longuement l’objectif. Il n’y a que soi-même pour résoudre la question de sa propre existence. D’où un sentiment de solitude effroyable. Le regard reflète une détresse profonde devant la solitude.
Le titre du film Face à Face pose directement la question par sa formulation même. L’explication de Marty322 qui prend la Bible323 comme source de l’inspiration est certainement juste mais, avant tout, cela remet l’existant face à lui-même. ‘« Triple "face à face" avec soi-même, avec l’angoisse, avec la mor’ t 324 ». C’est justement cette aventure que Jenny va vivre. Mais par rapport à Marianne qui comprend le présent après avoir passé de sa vie en revue, Jenny paraît bien impulsive. Sans raison apparente, elle laisse un message à son mari et tente soudainement de se suicider: «‘ Je comprends tout à coup que ce que je me dispose à faire dans un instant est resté enfoui tout au fond de moi pendant des années; il s’est installé une frontière de plus en plus marquée entre mes comportements extérieurs et ma vie intérieure qui s’étiolait. ’» ‘« Un flot insoupçonné monte à la conscience’ 325. »
Elle avait auparavant ressenti de l’émoi, tout en refusant d’y faire face. Après la scène du viol manqué dont elle a été victime, quelque chose s’est déclenché en elle. Au cours du concert musical, elle ferme les yeux, et sent monter en elle l’imminence d’un trouble. Mais par discipline, elle essaie de se tenir pour ne pas tourner son regard vers l’intérieur: « ‘Nous vivons et tout en vivant nous nous étouffons peu à peu jusqu’à en mourir, sans comprendre ce qui nous arrive. Et pour finir, il ne reste plus qu’une marionnette qui réagit à peu près aux exigences et aux excitants du dehors. Mais au-dedans, il n’y a plus qu’une horreur immense’ », dit-elle dans le message laissé à son mari.
L’examen de soi chez Jenny s’opère donc à travers l’expérience de la mort. Quand elle se réveille, elle commence à parler d’elle-même à son ami médecin demeuré à son chevet. Elle reconnaît que ce n’étaient que les principes qui rendaient son état d'esprit apparemment irréprochable: ‘« On joue le jeu. On apprend ses répliques. On pressent ce que les gens veulent nous entendre dire. Pour finir, on ne s’en rend même plus compte.’ » l’impossibilité d’être sujet de sa propre existence est le problème ici soulevé.
Et c’est le gynécologue homosexuel qui lui répond: ‘« Le monde commence et finit en toi’. » Cette réponse est nouvelle dans l’univers bergmanien. Lutter ou fuir, quelle que soit la perception, l’individu demeure en rapport avec le monde, à savoir avec la Vérité objective. L’attitude de Tomas illustre précisément, à notre avis, l’affirmation de la Subjectivité. C’est lui qui veille silencieusement Jenny, il est ‘obstétricien de l’âme’ 326.
Le fait qu’il soit homosexuel témoigne d’un certain affranchissement par rapport à la convention: « ‘Sur notre cruel marché, l’infidélité est totale et la concurrence impitoyable’ », dit-il, en parlant de son couple brisé. Le lien sentimental ne saurait constituer une entrave à la liberté des moeurs. Aucune conception d’engagement ne prévaut. Mais cette liberté résonne amèrement. Néanmoins, en tant qu’homme libre, il incarne l’existence en harmonie avec la Vérité subjective.
Il ne nous semble pas anodin qu’un autre homosexuel soit seul à être conscient du soi. Tel est le cas de Tim dans De la Vie des Marionnettes. Pendant l’interrogatoire, il donne son nom d’artiste, et, à l’enquêteur qui lui demande son nom d’état civil, il refuse et dit qu’il est absolument impossible de le confondre avec quelqu’un d’autre. Sa singularité n’est pas due à son homosexualité mais à sa propriété d’être existant. Dans les scènes d’interrogatoire, il est seul qui ne parle pas face à la caméra mais devant l’enquêteur en personne327.
Dans la séquence précédente, il invite Katarina dans son appartement. Plan moyen de Tim devant la glace. Nous voyons deux Tim, l’un réel et l’autre en tant que reflet dans la glace: « ‘Je plonge le regard dans la glace, et je scrute mon visage que je connais plutôt bien, et je décèle dans ce mélange de sang, de chair, de nerfs et d’os les deux inconciliables. D’un côté, il y a ce rêve d’être proche, de tendresse, de communion, d’abnégation totale. De l’autre, violence, chiennerie, effroi, menace de mort.’ » Il s’adresse à Katarina mais il est évident qu’il s’adresse à lui-même. Quand tout le monde court selon le mécanisme conventionnel, il est le seul qui parle en regardant son propre visage. La connaissance du soi se dessine uniquement à travers lui dans le film.
La contradiction observée par Tim à propos de sa nature est également évoquée par Jenny: « ‘Discipline. Désordre. Orgueil. Humiliation. On est sûr de soi et pas sûr. Sagesse égale sottise et vice versa. Angoisse et vulnérabilité...’ » Ce paradoxe exprime une condition fondamentale de l’existence dans la pensée de Kierkegaard. Selon lui, l’existence unit en elle les points extrêmes de l’opposition venant du sentiment d’une différence absolue entre l’éternel et le devenir, l’infini et le fini. ‘« Pour l’existant, dix mille ans ne sont rien; une seconde enveloppe l’infini; la santé parfaite est la fièvre brûlante et l’ivresse absolue est l’extrême sobriété. L’existant connaît à la fois l’inquiétude et la paix, la terreur infinie et l’infinie confiance: la paix en lui est faite de l’inquiétude même et la terreur de la confiance. C’est ainsi que l’existant atteint le degré le plus haut de l’existence par l’effet de l’extrême tension que produit en lui le paradoxe’ 328. »
Tim est une existence kierkegaardienne ayant la conscience de soi. Le fait que ce soit lui qui fasse se rencontrer Peter et la prostituée semble significatif. Il dit à l’enquêteur: « ‘Je voulais lentement le gagner en le détachant de sa femme. J’étais obsédé par l’idée qu’un jour il se tournerait vers moi, qu’enfin il me découvrirait et comprendrait que je l’aimais en secret.’ » Nous étudierons plus précisément le rapport entre Peter et sa femme dans le chapitre consacré au lien parental, mais sa femme représente pour Peter ce que les parents représentent pour les autres personnages: la Vérité objective. Le détacher de sa femme et le faire venir vers Tim signifierait le faire s’éloigner de l’Objectivité et lui faire acquérir la Subjectivité. Ainsi s’explique la démarche de Tim. ‘« Affectivement, Peter était un moribond comme un homme meurt de faim, de soif, ou exsangue. Je savais que je pouvais le sauver. J’espérais qu’il viendrait à moi qu’il chercherait à m’être proche.’ » Mais Peter était trop fragile pour arriver à Tim.
Joseph MARTY, à l’occasion de l’analyse du film, in Ingmar Bergman, op.cit..
Chapitre 13, verset 12, La première épître de Saint Paul aux Corinthiens.
Michel ESTÈVE, « Note sur une problématique de la mort » in Études cinématographiques, 131/134, op.cit. p. 14
Joseph MARTY, op.cit. p.171
Joseph MARTY, op.cit. p. 171
L’enquêteur apparaît ainsi une seul fois à l’écran.
RÉGIS JOLIVET, op.cit. P. 137