2. La Vérité objective mise à mort

Le titre de cette partie constituant la description de l’aboutissement du cheminement vers la Subjectivité rappelle le personnage de l’évêque dans Fanny et Alexander. La présence de l’évêque dans ce film évoque l’ensemble des attributs de la Vérité universelle qui faisait souffrir l’homme bergmanien dans les films de la première période. Et l’évêque lui-même se réclame de la Vérité et de la Justice. Pourtant, il mourra au feu comme la sorcière jetée au bûcher.

À la grande cérémonie funéraire d’Oscar parfaitement mise en scène, l’évêque apparaît pour la première fois à côté de la mère d’Alexander. Olof Henrik Edvard Vergerus, homme d’église donne nettement, dès le début de son entrée en scène, l’image de quelqu’un de bien établi jouissant d’une certaine autorité. C’est quelqu’un qui n’émet aucun doute concernant sa foi. Nous ne trouvons chez lui aucune trace de scepticisme concernant Dieu. Il s’agit d’un homme de vérité. C’est le retour du Père imposant, incarnation de la Vérité universelle de la première période. Et il va régner sur le monde de Fanny et d’Alexander. Il y a donc les deux Pères. Tandis que le vrai meurt en laissant son amour en héritage, le faux, autoritaire, gouverne le petit monde d’Alexander.

L’évêque entre dans le monde d’Alexander en compagnie de la question de la vérité. En quittant le théâtre pour se marier avec l’évêque, Émilie, la mère d’Alexander, donne raison aux gens de théâtre: « ‘Avec vous je passe ma vie dans un monde de faux-semblants et d’illusion... Ce que je suis réellement, je n’en sais rien parce que je ne me suis jamais souciée de savoir la vérité en ce qui me concerne... ni de la réalité.’ » Plus tard, elle dira à Helena qu’elle a épousé l’évêque pour vivre « ‘à l’ombre de Dieu, dans la vérité’ ». « ‘Ce mot de vérité, ajoute-t-elle, a vaincu mes réticences. J’avais soif de vérité, j’avais vécu trop loin d’elle’ 329. » Ils s’installent ainsi à l’évêché austère et, selon l’expression de l’évêque, dans une atmosphère de sévère pureté.

Mais la réalité de cette sévère pureté ne tardera pas à être dévoilée. La séquence de « ‘l’installation à l’évêché’ » se termine par le plan demi-ensemble de Fanny et d’Alexander assis devant une fenêtre à barreaux. Alexander soulevant le rideau pour montrer les barreaux, dit à Fanny: ‘« Il y a des barreaux aux fenêtres. Et elles ne s’ouvrent pas. ’» Cette image reviendra à plusieurs reprises évoquant l’idée d’enfermement. Le conflit entre l’évêque et la famille d’Ekdahl va se jouer autour de la libération des enfants. Il coûtera finalement la vie à l’évêque.

Enfermés, les enfants sont impuissants même si la haine d’Alexander envers son beau-père semble forte et effective à la fin. Ils ne peuvent pas échapper à l’autorité de leur beau-père qui s’impose à son entourage à la manière d’une loi sacrée. C’est uniquement par l’intervention d’un vieux juif que cette évasion sera réalisée.

Le vieux juif entre en scène après un autre plan demi-ensemble des enfants assis devant la fenêtre condamnée. Succède un plan de large perspective où le point de fuite se trouve au milieu. Du fond de plan, un chariot avance tout droit à toute vitesse, c’est l’oncle Isaak accompagné de ses hommes. Il vient proposer à l’évêque d’acheter un grand coffre qui se trouve au rez-de-chaussée. Pendant que l’évêque compte des billets et signe le papier de vente dans son bureau, Isaak monte dans la chambre d’enfants fermée à clef. Il l’ouvre, fait descendre les enfants et les cache dans le coffre. Pourtant, le coffre paraît vide quand il est ouvert devant les yeux de l’évêque. Cependant, celui-ci soupçonnant la ruse d’Isaak, monte hâtivement dans la chambre d’enfants pour s’assurer de leur présence. Puis succède un gros plan du visage du juif poussant un grand cri. Le champ devient surexposé en fondu-blanc. L’évêque voit que les deux enfants sont bien dans leur chambre. Pourtant la suite des plans laisse comprendre au spectateur que les enfants sont toujours dans le coffre emporté par les hommes de l’oncle Isaak.

Cette intervention soudaine du juif dans ce conflit nous semble très intéressante. Le Judaïsme, qui est la racine du Christianisme, sort pour délivrer les enfants. Une telle interprétation nous permet d’anticiper sur la rencontre entre Alexander et Ismaël, qui est le point capital de notre examen. Les enfants trouvent refuge chez Isaak. La mort de l’évêque sur laquelle notre intérêt se porte commence déjà, à notre avis, par la rencontre entre Alexander et entre Ismaël. Étant donné que le personnage d’Ismaël joue un rôle décisif dans la mort du pasteur, il nous paraît nécessaire d’examiner ce personnage de plus près. Ismaël est un malade, disait Isaak. Il doit être enfermé parce qu’il est dangereux. Et il est, en effet, toujours enfermé au fond de la boutique d’Isaak.

« ‘Il sera comme un âne sauvage: sa main sera contre tous et la main de tous sera contre lui. ’», récite Ismaël à Alexander en se présentant. Il est évident que le personnage d’Ismaël doit être examiné dans son contexte biblique. Selon St. Paul, Ismaël est le fils de la chair contrairement à Isaak qui est le fils de la Foi. Mais il ne s’agit nullement d’établir une généalogie biblique qui serait sans fondement. Ce qui nous importe est qu'Ismaël est, bibliquement parlant, un exclu dans l’alliance contractée avec Dieu. Mais n’incarne-t-il pas aussi la nature ou la partie rejetée en chaque homme? Ou bien encore ne représente-t-il pas ‘« l’inconscient honteusement enfermé dans un placard, et que l’on ne montre pas’ 330? » Tout reste ambigu. Cette ambiguïté rend d’ailleurs notre analyse difficile. Il nous est néanmoins possible de penser que le personnage d’Ismaël incarne la part de révolte profonde et refoulée au fond de l’être, contre toute Vérité universelle, imposée.

Dès le premier contact, Ismaël pressent qu'Alexander porte en lui la mort d’une autre personne, puis comprend clairement qu’il s’agit de l’évêque. Il matérialise, selon ses propres termes, l’objet de la haine d’Alexander, qui s’était traduite par le déclenchement d'un incendie à l’évêché. La séquence est composée de manière alternative avec des plans où Ismaël parle avec une voix hypnotisante et avec des plans représentant la violence de l’incendie.

Dans cette séquence, la manipulation télépathique pratiquée sur la personne d’Elsa Bergius, la tante malade, n’est pas explicitement montrée. Le récit d’Ismaël occupe l’essentiel de la séquence, créant un climat d’ambiguïté. Suit un gros plan dont la moitié est occupée par le visage de face d’Ismaël et l’autre moitié par l’occiput d’Alexander. Ismaël commence à parler comme si la pensée d’Alexander sortait par sa bouche. Il continue à parler mais le plan change. Ainsi accompagné par la musique douce et la voix chuchotante qui dit: ‘« C’est toi qui parle’ », on voit la tante renverser la lampe à pétrole. Elle se rend immédiatement compte de ce qu’elle vient de faire, mais la flamme se propage déjà. Ensuite, succède un plan serré d’Ismaël et d’Alexander. Ismaël continue à dévoiler la pensée d’Alexander. Il n’a qu’un seul chemin à suivre, dira Ismaël. Il s’agit seulement de ne pas hésiter au dernier moment. Ismaël dit que lui-même entre en Alexander.

La séquence laisse comprendre que c’est la haine d’Alexander qui provoque l’incendie par l’intermédiaire d’Ismaël qui matérialise la partie refoulée au fond de l’être, selon notre analyse. N’est-ce pas finalement une sorte de règlement de compte vis-à-vis de la Vérité abstraite qui avait causé tant de souffrance dans l’univers bergmanien? La scène de l’incendie est particulièrement violente et tragique.

Par la suite, on voit un plan d’ensemble de la chambre complètement enflammée. Les portes s’ouvrent, la tante devenue une grande torche vivante, en sort. Elle quitte le champ par la droite. Le plan représente uniquement la chambre en feu. Et l’air doux de flûte devient soudainement, tragiquement solennel en dépit du timbre assez aigu de l’instrument. Chaque son retentit tristement dans l’espace consumé. Nous nous rappelons que l’évêque était joueur de flûte. C’est comme s’il jouait sa propre musique funéraire parce que nous savons déjà qu’Edvard dort profondément à cause du somnifère qu’il avait absorbé et que la torche vivante sortant du champ symbolisait la mort de l’évêque. Les deux portes de la chambre se ferment lentement, le plan devient noir et la musique se termine. La fin lente contrastée par l’image de l’incendie vive annonce solennellement la fin définitive de la Vérité abstraite personnifiée par l’évêque.

Il nous semble très significatif que ce soit la tante, Elsa Bergius qui déclenche involontairement l’incendie, cause de la mort de l’évêque. Elle était malade, toujours alitée. Son obésité est importante à tel point qu’elle n’arrive même pas à manger toute seule. ‘« Elle est répugnante, elle pourrit, c’est un parasite, un monstre. Son rôle sera bientôt terminé, cela ne vaut pas la peine de gaspiller sa pitié sur un pain aussi raté de la grande fournée universelle’ 331. » précise le réalisateur dans son scénario. La présence de la tante à l’intérieur de l’évêché dépouillé et austère est marquante. Ne représenterait-elle pas une partie du monde intérieur en voie de décomposition de l’évêque? Selon le propre terme de l’évêque, son monde était composé d’impérissable beauté, de sévère pureté. Pourtant, derrière cette façade, il se cachait une réalité en voie de décomposition. N’est-il pas naturel que cette présence ait été fatale pour le pasteur? La tante ne représenterait-elle pas l’inconscient impotent et muet de Vegerus, l’artisan de son autodestruction, plus que la haine télépathique d’Alexander332?

Quoi qu’il en soit, nous nous rappelons Le Septième Sceau dans lequel l’Église a jeté une sorcière au bûcher. L’évêque qui périt également par le feu, ne symbolise-t-il pas la revanche de celui qui menait une lutte permanente contre la Vérité imposée?

Notes
329.

Joseph MARTY, op.cit. p. 190. Toutefois ce passage est supprimé dans le film monté en 3 heures auquel nous nous référons.

330.

Michel SINEUX, « Fanny et Alexander "le petit théâtre d’Ingmar BERGMAN » in Études cinématographiques, n° 131/134, op.cit. p. 147

331.

Ingmar BERGMAN, Fanny et Alexander, Éditions Gallimard, 1983, Paris, p. 208.

332.

Michel SINEUX, op.cit. p. 147