3. À l’égard du lien parental

Comme nous l’avons vu au début de notre travail, en tant que fils d’un pasteur luthérien puritain, l’éducation familiale de Bergman a été décisive pour les orientations ultérieures de sa carrière cinématographique. Il conçoit Dieu-père dans le monde bourgeois conservateur, contre lequel il finira par se révolter. Le lien avec ses parents, en particulier avec son père, garde ainsi une double signification: celle de père physique et de Dieu-père. La rébellion contre son père physique est plus facile que contre le Dieu-père. Tandis que l’image du Dieu-père subsiste dans ses nombreux films, la séparation avec son père est consommée avant même qu’il ne devienne cinéaste, selon ses biographes. Même si l’image de son père est présente dans de nombreux personnages de son cinéma, le thème du rapport entre parents et enfants est rarement abordé. C’est dans la troisième période que le réalisateur s’attache à cette question. Bergman décrit concrètement le rapport entre les parents et leurs enfants.

Dans Scènes de la Vie Conjugale, le rapport avec les parents constitue le premier signe d’un malaise éprouvé par les personnages installés dans la convention sociale. Dès la première séquence, Marianne répond au journaliste que leur couple est en bons termes avec leurs parents: « ‘On se voit souvent et nous ignorons les conflits’. » Pourtant, plus tard, ce sujet l’empêche de dormir. ‘« Je suis furieuse d’avoir accepté de déjeuner chez mes parents’ », dit Marianne à son mari au lever du jour. Le désintérêt de Johan accroît le fossé qui les sépare: ‘« Il n’y a pas de quoi être furieuse puisque l’on y va rituellement. Nous le faisons pour eux’. » À sa femme qui propose d’annuler ce rendez-vous en invoquant le prétexte qu’elle veut rester pour une fois avec son mari et ses enfants, il répond en lisant son journal: « ‘D’accord, si tu arrives à leur faire avaler ça’. » Et ils n’arriveront pas à décommander le rendez-vous.

Cet incident montre la superficialité de leur relation, de leur vie même pétrie de conformisme. Dans la séquence suivante, Johan reçoit l’appel téléphonique de sa mère au travail. À la fin en raccrochant le poste, il lance son mécontentement: «‘ Quelle emmerdeuse! ’»

L’ordre des conventions familiales sera brisé par la séparation du couple. Mais la cause de cet échec est attribuée à la nature de leurs rapports avec les parents, à l’incapacité de prendre leur propre existence en main. Marianne écrit dans son journal: « ‘À mon avis, notre faute est de n’avoir pas su rompre avec nos familles, ni couper le cordon ombilical afin de créer une cellule bien à nous qui soit la base de nos vies communes, le garant de la réussite de notre couple.’ » Cette idée renvoie, selon nous, à l’idée de « ‘devenir le sujet de sa propre existence’ ». 

Mais, Peter dans De la Vie des Marionnettes est également un personnage dont le cordon ombilical n’est pas coupé, et Bergman suggère que c'est une des raisons de son acte meurtrier. Selon la description du fils donnée par la mère, il était un enfant bien aimé, protégé, et fragile. Leur relation ne connaissait aucune difficulté. Le personnage de Peter paraît se couler dans le moule des conventions tout comme Johan ou Marianne. Il ne se révolte pas et leur rapport paraît sain. La mère dit qu’il lui a rendu visite quelques jours auparavant. Des plans les représentant tous deux enlacés, affectueux, riants apparaissent pendant le témoignage de la mère. Malgré tout, la superficialité du rapport ne semble pas moins réelle. Le problème entre eux n’est que déplacé. Et c’est sur la personne de Katarina que Peter le transfère.

La mère dit que ce dernier est tombé follement amoureux de Katarina. Elle avait une grande influence sur lui, c’était elle qui décidait. Ce que les parents de Peter disaient ou pensaient n’avait pas la moindre importance. Katarina dit pour sa part au docteur que son mari fait partie d’elle. Elle l’a en elle: ‘« Nous avons la même circulation. Le même influx parcourt nos nerfs à un point inquiétant. Si Peter se sent mal, moi, c’est pareil. ’» La mère dira pareillement plus tard.

Il est évident que nous ne pouvons pas penser la relation du couple en des termes identiques à ceux qui servent à définir la relation des parents et de l’enfant. Seulement, il nous semble que le personnage de Katarina incarne pour Peter ce que ses parents représentaient à ses yeux: la Vérité objective. Ainsi, leur rapport devient-il plus complexe. Au milieu d’une dispute, il se jette sur sa femme couchée par terre, et crie: « ‘Dans le silence, on entend la vérité. Enfin, la vérité de Katarina. Moi, je n’en ai pas. Parce que c’est elle qui a un contrat à vie avec la Vérité objective, garantie pure!’ » Le conflit opposant Peter à Katarina recouvre donc celui qui l’oppose à la Vérité objective.

Katarina dira à son médecin: ‘« J’ai envie de courir à la maison, de retenir Peter et de lui dire: ça y est maintenant, je comprends tout ce que tu dis, tout ce que tu penses, tout ce que tu sens. Je veux le retenir jusqu’à ce qu’il me découvre’. » Un gros plan rend visible Peter dans l’ombre. La voix en off est sincère et émotive tandis que le regard de Peter est fixe, enragé. L’abîme d’incommunication qui les sépare suscite désespoir et amertume car vécu comme un processus de déshumanisation. « ‘Comment peut-on ne pas se voir alors qu’on est si proches et qu’on sait tout l’un de l’autre!.’ » dit-elle.

Quelque temps plus tard, après que Peter a tué la prostituée et l’a sodomisé dans le peep-show où elle travaillait, sa femme rend visite à sa belle-mère. La mère parle uniquement d’elle-même tandis que la femme de Peter commence à réfléchir à ce que son mari avait ressenti et pleure pour lui. Katarina fait cette remarque à la mère: ‘« Depuis une demi-heure, vous m’avez déballé vos sentiments, vos difficultés, votre culpabilité, vote honte.’ » Tout ce que la mère éprouve n’est que sentiment conventionnel, et elle n’arrive pas à aller voir son fils à l’hôpital psychiatrique. La relation entre la mère et le fils était toute conventionnelle. La mère ne pouvait accepter son fils une fois cette convention transgressée par l’acte criminel de celui-ci. Elle dit pourtant: ‘« Je suis sa mère. C’est moi qui suis la plus proche de lui. Je l’ai mis au monde, élevé. C’est une part de ma vie.’ » Malgré la sincérité qui se lit sur son visage, cette parole paraît vide et vaine. La relation conventionnelle n’a plus de sens.

Cette logique d’enfermement sur soi est abolie dans Sonate d'Automne. Eva ouvre la boîte dissimulée au fond d’elle-même devant sa mère. Mais en même temps, au cours de la violente discussion qui naît entre elles, le cinéaste décrit l’autre visage de la mère. Le moment de vérité sonne pour l’une comme pour l’autre.

À la suite d’un cauchemar, Charlotte, la mère se réveille au milieu de la nuit, descend dans le salon. Eva, sa fille qui a entendu le cri de sa mère, descend aussi. Charlotte demande soudainement à sa fille si elle l’aime. Au lieu de lui répondre, la fille dit simplement: « ‘Tu es ma mère’. » Et la discussion commence. La fille avoue d’abord, l’amour d’enfant qu’elle éprouvait envers sa mère: « ‘Je t’aimais, c’était vital pour moi; je suis devenue d’une coquetterie maniaque, de peur de te déplaire’. » L’amour maladif envers sa mère, la célèbre pianiste qui s’enfermait dans la musique, étouffe la fille. Dans une crise violente, Eva s’emporte: « ‘Je savais très bien que tout de ce qui était vraiment moi ne pouvait être aimé ou même accepté. J’étais ton obsession. Et moi, j’étais de plus en plus paniquée, anéantie. Je disais ce que tu voulais; je n’osais plus être moi-même, même seule, parce que je me rejetais totalement.’ »

Dissimuler sa propre personnalité pour s’ajuster à celle de l’autre. La douleur existentielle du personnage bergmanien est mise à nu. Charlotte incarnait effectivement la Vérité dogmatique pour l’enfant Eva qui ne parvenait pas à l’atteindre: « ‘Puisque tu étais parfaite, il fallait que je le sois. ... mais je me trouvais repoussante’ », dit encore Eva à sa mère. Le rapport entre Charlotte et Eva relève la question fondamentale dans l’univers bergmanien: le poids de la Vérité objective écrasant l’être. En l’avouant, l’être tente de se libérer de ce fardeau.

Dans Face à Face, à l’issue de sa tentative de suicide, Jenny rêve de ses parents morts quand elle était petite: elle les frappe mais tout en essayant de les embrasser. Finalement, c’est un mélange d’amour et de haine que le cinéaste décrit à travers les personnages. « ‘Tout ce qui est en moi crie la contradiction. De quelle manière suis-je devenu coupable? Ou suis-je non coupable? Pourquoi suis-je donc appelé ainsi dans toutes les langues? Quelle lamentable invention que le langage humain disant une chose quand il en pense un autre’ ! 333 » Le rapport avec les parents constitue l’un des chapitres révélant la nature la plus essentielle de l’existence.

Pourtant, dans Sonate d'Automne, on voit une mère désemparée, accablée devant son enfant qui révèle la terrible vérité. Au début du film, après avoir vu son autre fille malade, elle était très tourmentée parce qu’elle ne supportait pas ce spectacle. Comme si elle n’arrivait pas à se calmer, elle tournait en rond dans la chambre en fumant, en évoquant ce qu’elle venait de voir. Suit un plan poitrine de Charlotte qui s’arrête un instant comme si un sentiment nouveau venait de surgir en elle. Elle dit avec affliction: « ‘C’est ma Lena!’ » Elle tourne vite la tête: ‘« Surtout ne pas pleurer maintenant. ’» Même avant la discussion avec Eva, Charlotte n’était plus tout à fait la personne solide dont sa fille avait gardé le souvenir.

Charlotte raconte à son tour son rapport avec ses parents qui avaient été distants, et froids: « ‘Parfois, j’essaie de me souvenir du visage de ma mère, mais je ne le vois pas. ’» Charlotte disait qu’elle avait oublié jusqu’à son propre visage. Finalement, Charlotte n’était que le fruit du rapport qu’elle entretenait avec sa propre mère: « ‘Malgré mon âge, mes souvenirs, expériences, je ne suis jamais née’ », avoue la mère. Elle est mais elle n’existe pas. Elle ne peut pas donner ce qu’elle n’a pas ou qu’elle n’est pas. « ‘J’avais envie que tu t’occupes de moi. Que tu me serres fort et que tu me consoles. Je voulais que tu me saches aussi démunie que toi.’ »

Même si elle découvre le nouveau visage de sa mère, elle reste ferme: « ‘Tu veux toujours un régime de faveur. Tu attends de la vie des remises gracieuses mais un jour, il faudra que ce soit donnant donnant. Tu devras assumer ta faute comme les autres’. » C’est la fille qui aide sa mère à naître. Devenir sujet de son être, tel est le sens de l’existence selon Kierkegaard.

Charlotte commence à prendre conscience de la réalité: ‘« Ta haine est intolérable. Je ne me suis pas rendue compte. J’ai été égoïste, puérile.’ » Elle demande pardon à sa fille: «‘ Ne peux-tu pas me pardonner? Je vais essayer de me changer. Aide-moi. ’» Au moment où elle prononce le dernier mot, Helena, l’autre fille gravement malade, paralysée, se traîne jusqu’aux escaliers, crie: « ‘Maman, viens ». « Aide-moi »’ et ‘« maman, viens’ » se répètent deux fois « ‘comme une incantation dans un poignant oratorio’ 334 ». Eva regarde fixement sa mère, et la séquence s’achève par le plan du visage de Helena, couchée sur le ventre dans le noir. Malgré la distance séparant les parents et l’enfant, distance que Bergman n’arrive pas à franchir, il décrit le visage plus humain de la mère. L’infaillibilité de la mère aux yeux de l’enfant cesse d’être tenue pour vraie.

La mère quitte précipitamment le presbytère, et leur relation semble s'arrêter. Mais le réalisateur les rapproche par le montage alterné. Jean Collet analyse la séquence avec justesse, même si l’angle d’attaque est différent du nôtre. « ‘Elles se sont quittées, mais le montage les rapproche. Les scènes d’Eva et Charlotte sont imbriquées, nouées. L’écriture du film prend le relais de la relation physique’ 335. » La fille écrira à la mère qu’elle ne la laissera plus sortir de sa vie.

C’est face à la mort que la fille revoit plus objectivement le visage de la mère. C’est le cas d’Agnes dans Cris et Chuchotements. ‘« Mère occupe mes pensées de chaque jour bien qu’elle soit morte depuis vingt ans. ’» Le plan demi-ensemble de la mère vêtue de blanc a suivi en fondu enchaîné le gros plan d’une rose blanche qu’Agnes dépose sur la table. On entend la voix d’Agnes en off. ‘« Elle recherchait souvent la solitude et la sérénité, dans le parc. ’» Sur le fond du plan général de la mère qui marche dans le parc, on entend: «‘ Je la suivais alors à distance, et je l’espionnais, comme à mon insu puisque je l’aimais infiniment et jalousement. ’» Par le contenu de la parole, la caméra semble être subjective. Toujours dans le cadre du plan général de la mère dans le parc, Agnes décrit le caractère de sa mère: « Et, avec le recul, je la comprends beaucoup mieux. » Suit un plan taille de la mère assise dans le fauteuil du parc.

Au début de la séquence, la distance infranchissable séparant la mère de la fille est représentée par l’allure inaccessible de la mère dégageant une certaine magnificence. Cette distance entre elles diminue paradoxalement par le recul que sait prendre la fille. Ce recul ne signifie pas que son amour infini envers sa mère soit réduit; il lui permet au contraire de pouvoir assumer son amour et de voir concrètement sa mère en tant qu’être réel. Le plan général devient le plan taille au moment où la fille parle de la compréhension qu’elle a de sa mère.

Agnes rapporte un autre souvenir de sa mère. La mère en robe blanche se trouve dans le salon rouge symbolisant l’âme: « ‘Il y avait dans son regard une telle détresse que je faillis pleurer. J’appuyais ma main contre sa joue. Cette fois-là, nous fûmes très proches. ’» La séquence s’achève en fondu rouge. La fille pénètre momentanément dans l’univers de sa mère. Et elle s’en souvient maintenant aux dernières heures de sa propre vie en raison de la maladie. « ‘J’aimerais tant la revoir, et lui dire ce que j’ai compris de son ennui, de son impatience et de son attente, de sa solitude.’ » La magnificence de sa mère montrée au début de la séquence n’y est plus. La fille comprend à présent sa mère en tant qu’être réel. A travers la compréhension, le rapport entre mère-fille devient ainsi concret.

Dans Les Fraises Sauvages, film de la première période, le mot d’affection était étranger aux trois générations de la famille du Docteur Borg. L’indifférence régnait. Le fils du docteur refusait même de devenir père afin de mettre un terme à la continuité des générations. À la deuxième période, les parents, en particulier le père s’identifiait à Dieu et avait l’aspect d’un souverain. Minus émerveillé dit: ‘« Papa m’a parlé ’», à la fin de Comme dans un Miroir. De même Anna dans Le Silence évoque-t-elle le souvenir du père dominant, autoritaire.

Mais, dans la troisième période, Bergman décrit véritablement les rapports entre enfants et parents. Cela témoigne d’un recul pris vis-à-vis des sentiments qu’il éprouvait à l’égard de ses parents mais aussi de Dieu-père? Ce recul n’explique-t-il pas le fait qu’il arrive à s’assumer en tant qu’existence, à couper le cordon ombilical selon l’expression de Marianne dans Scène de la vie conjugale? L’hostilité pour sa mère qu’Anna exprime à Henrik dans Après la Répétition, le dernier film du cinéaste, illustre cette indépendance, malgré la remarque de Henrik qui lui rappelle qu’elle ressemble à sa mère. Le lien généalogique est perçu autrement que comme une entrave enchaînant chacun des membres d’une génération.

Notes
333.

Søren KIERKEGAARD, La Reprise, op.cit. p. 747

334.

Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p.344

335.

Jean COLLET, « Sonate d’automne » in Études décembre 1978, Paris