1. Assumer son existence

Nous avons examiné la présence de l’angoisse due à diverses causes dans les films des périodes précédentes. La subjectivité de l’individu n’était pas encore conquise mais l’angoisse indiquait le début de sa possession. L’un des thèmes principaux abordés était celui de la liberté. Elle entraînait l’abaissement des barrières élevées par la Vérité dogmatique et les personnages perdaient tout point de repère concernant les valeurs. L’angoisse naissait de la considération des possibles.

Dans la troisième période qui fait apparaître le concept d’existence dans l’univers bergmanien, il est possible de définir l’angoisse comme sentiment fondamental 336, comme si elle était le prix à payer pour être libre. « ‘Nous sommes libres et déterminés, nous sommes innocents et coupables. On n’est pas encore coupable, et pourtant on peut dire qu’on a déjà perdu l’innocence; c’est que l’angoisse s’est alors emparée de l’homme, ou plutôt l’homme s’est livré à l’angoisse’ 337 ».

C’est ce que les deux soeurs vivent dans Cris et Chuchotements. Parallèlement à l’évocation des souvenirs de la mourante, Bergman décrit l’intériorité psychologique des autres personnages. Les séquences présentent les épisodes du passé que les personnages gardent dans leur mémoire.

La séquence de Maria débute avec l’échec de sa tentative de séduction du docteur, son ancien amant, venu ausculter Agnes. Un plan taille représente Maria troublée en regardant le docteur qui s’en va. Son visage reflète une gêne, une déception et surtout une perturbation profonde. La scène s’achève par un fondu en rouge338. Succède en fondu un gros plan du visage de Maria, les yeux fermés. Elle ouvre les yeux, regarde fixement l’objectif. On entend des chuchotements, des bruits faibles et une sonnerie. Le plan se termine une nouvelle fois en fondu.

Devant l’échec de sa tentative de séduire le docteur, Maria se trouve dans un moment décisif. Un moment où son existence construite sur la superficialité et la séduction est anéantie. C’est alors qu’intervient le fondu qui ouvre et ferme le gros plan sur elle. Nous avons précédemment signalé que la couleur rouge, pour Bergman, désigne l’intériorité psychologique. Nous assistons donc à une pénétration dans son intériorité. L’anéantissement de valeurs qui étaient capitales pour elle réveille son angoisse. Le visage de Maria reflète une angoisse et le chuchotement et des bruits inintelligibles mais persistants nous en témoignent.

Une narration extra-diégétique nous explique la situation dans la séquence suivante. Maria et son mari Joakim habitaient dans le manoir plusieurs années auparavant. Pendant l’absence de son mari, la fillette d’Anna est tombée malade et Maria a appelé son médecin qui exerçait dans la ville voisine. Ce dernier termine l’auscultation de la malade et Maria l’invite à dîner. À table, elle est vêtue d’une robe rouge avec un décolleté généreux. Elle essaie de séduire David qui fait semblant de s’en désintéresser. Elle lui propose de passer la nuit au manoir en raison du mauvais temps. Proposition qu’il accepte.

D’abord, la séquence est, nous semble-t-il, une illustration concrète des caractéristiques de l’existence de Maria. Son jeu de séduction, sa coquetterie. Dans le film où le rouge porte un sens particulier, son habillement rouge ne paraît pas gratuit. Il signale qu’il ne s’agit pas d’une simple scène de séduction, mais d’un acte plus essentiel: celui de la mise en scène de sa propre existence.

Maria entre toujours en robe rouge dans la chambre d’ami où David s’installe pour passer la nuit. Il l’emmène devant le miroir, évoque la femme qu’elle était dans le passé, la compare à celle qu’elle est aujourd’hui. Suit un très gros plan du visage de Maria qui regarde fixement l’objectif. « ‘Tu jettes maintenant des coups d’oeil en coin, vifs, calculateurs. Autrefois, tu avais le regard droit ouvert sans dissimulation. Ta bouche a pris un pli de mécontentement et de faim. Elle, si douce, avant. Ton teint est pâle, tu te maquilles. Ton large front, si pur est griffé au-dessus des sourcils. Ces griffures viennent de l’indifférence. Et cette ligne fine de l’oreille au menton, elle n’est plus si parfaite. C’est la marque de ton indolence. Regarde à la base de ton nez. Pourquoi te moques-tu si souvent? Sous tes yeux, les rides acérées presque imperceptibles, de l’ennui et de l’impatience’. »

Bien que le temps soit l’acteur principal de ce changement, le vieillissement n’est pas ici uniquement incriminé comme chez les autres personnages âgés que nous allons analyser ultérieurement. C’est l’évolution de l’existence de Marie que David évoque. Plus précisément, la décadence d’une existence fondée sur la superficialité. Elle se moque de cette remarque. Tandis que David la dévisage, un sourire forcé apparaît sur le visage de Maria, en très gros plan, exprimant un profond mépris. « ‘Tu plaisantes’ », répond-t-elle.

Son indifférence se révélera ensuite à son mari qui tente de se suicider. Le lendemain, Joakim rentre, soupçonne l’adultère de sa femme. Maria le trouve dans le bureau tenant un coupe-papier qu’il tente d’enfoncer dans son ventre. Le coupe-papier tombe, ses mains sont pleines de sang. Il sanglote et suffoque. Devant son mari qui la supplie de l’aider, qui gémit, Maria un peu épouvantée recule, secoue la tête. L’expression d’un fort désintérêt se lit sur son visage. La séquence finit en fondu par Maria qui se retourne en le regardant.

Même si elle n’accepte pas l’observation de David, l’indifférence totale à autrui et la superficialité marquent essentiellement l’existence de Maria. Ce sont justement ces seuls fondements de son existence qui s'écroulent lorsque David refuse de succomber à son charme charnel, bien qu’il soit son ancien amant. Suit un gros plan de Maria par le fondu. Elle paraît un peu désarmée, son regard est vide. On entend des chuchotements. L’angoisse l’habite impitoyablement.

Dans le film, il y a un autre personnage saisi par l’angoisse. Il s’agit de Karin gagnée par l’angoisse du néant. Un plan demi-ensemble d’une pièce, Karin assise dans un fauteuil lit un livre. La pièce est à peine éclairée par une lampe à pétrole. Anna apparaît. Karin se lève et s’approche de la caméra. Suit un gros plan de son visage: « ‘Tu entends’? » Mais Anna n’entend que le vent et le tic-tac des pendules. ‘« Non, c’est autre chose’. » Elle a soudainement froid, et quitte la pièce.

Cette petite scène illustre l’angoisse sourde du néant éprouvée par Karin. Rappelons la venue de la Mort dans Le Septième Sceau ou la nuit interminable de L'Heure du Loup. Au milieu de la nuit figurant le néant, Karin croit entendre quelque chose tandis qu’Anna n’entend rien que le vent et le son des pendules. C’est comme si elle se sentait épiée par la mort. Plus tard, nous apprendrons qu’elle ‘« est incapable de concilier son mépris d’elle-même avec sa soif dévorante de contacts humains’ 339 ». L’abîme entre les deux est intimement présent chez elle.

La séquence de Karin se situe après la mort d’Agnes. La cérémonie solennelle est finie, tout le monde quitte la pièce. Karin reste seule un instant au pied du lit d’Agnes, puis sort et ferme les deux battants de la porte. Au moment où elle sort, on entend des chuchotements. Succède un gros plan de Karin en fondu. Elle ouvre la bouche comme pour pousser un cri. On entend des chuchotements, des gémissements, une sonnerie. Elle ferme les yeux. Le plan se ferme en fondu rouge.

Si l’échec de sa séduction fait émerger l’angoisse chez Maria, celle de Karin est provoquée par la mort. « ‘Car ces possibles tentateurs intermédiaires entre l’être et le néant flottent devant nous, et nous donnent le vertige’ 340. » Elle n’arrive même pas à pousser un cri et ce qu’elle entend est un gémissement sans fin.

La séquence qui s’ouvre et se ferme par le gros plan de Karin nous conduit dans l’intériorité psychologique du personnage comme dans celui de Maria. La séquence commence par une narration extra-diégétique. Auparavant, Karin et son mari habitaient quelques mois au manoir. Un plan d’ensemble de la salle à manger. Ils sont à table, dînent l’un en face de l’autre. L’atmosphère est tendue et presque haineuse. La femme casse un verre de vin par maladresse. Après le repas, le mari quitte la table: « ‘Couchons-nous.’ » Karin, figée, songeuse reste seule à table. Elle prend un éclat de verre. « ‘Ce n’est qu’un tissu de mensonges!... tout!’ » Gros plan de la main de Karin laissant tomber l’éclat de verre dans un petit plateau. Elle est dans le boudoir avec Anna. Elle enlève tous les bijoux qu’elle portait, commence à se déshabiller à l’aide de la servante: elle dégrafe sa robe, ensuite ses jupons et son corset, enfin sa chemise de corps glisse aux pieds de Karin nue.

Une fois libéré des brides et du poids des vêtements, on dirait que ce corps grandit et prend de l’ampleur, précise le scénario. L’éclat de verre qui brille et le corps nu créent un sentiment d’épouvante, d’attente de l’horreur qui va se produire. Si nous comparons cette scène avec celle de Maria, rappelons la robe rouge qu’elle portait pour séduire David. Nous l’avons interprété comme l’état essentiel de son existence. Ici, nous voyons la nudité de Karin. N'aurait-elle pas également un sens métaphorique? C’est l’état nu de son existence.

Anna la quitte, Karin à présent vêtue en chemise de nuit blanche s’assoit sur un fauteuil avec le morceau de verre. Elle l’introduit entre ses jambes en poussant un cri étouffé. Elle entre dans la chambre à coucher où son mari l’attend, se met sur le lit. Sous le regard dégoûté de son mari, elle se barbouille le visage de sang. Un étrange sourire se dessine sur son visage. La séquence s’achève en fondu.

La raison de cet acte semble claire: il était destiné à empêcher le rapport sexuel avec son mari. Pourtant, une signification plus essentielle ne peut manquer d’être évoquée. Il s’agit de la mutilation de ce qui est plus essentiel, la vie. La fécondité inévitablement liée à la sexualité. Le geste de Karin révèle la réalité de sa vie meurtrie par la répulsion. Son existence se trouve proche de la mort. Un gros plan, en fondu, de Karin, les yeux fermés. Elle les ouvre. On entend une sonnerie, des chuchotements mais aussi des cris. Cris qu’elle ne parvient pas à pousser.

Pour des raisons presque opposées, les soeurs vivent quasi obligatoirement l’angoisse car être sujet, cela nécessite naturellement d’assumer sa propre existence. Et ‘« naître homme, c'est être mis en position de combat pour toute la vie, installé dans un état de tension douloureuse, voué au sérieux et à la souffrance’ 341 ». L’angoisse est la souffrance nécessaire pour l’existence kierkegaardienne. Jenny, dans Face à Face, se trouve devant une patiente. De la bouche de la patiente, elle tire un ruban sur lequel est écrit « ‘aidez-moi. ils ont coupé dans ma tête, ils ont opéré mon angoisse, mais quand ils l'ont recousu, ils ont oublié la peur de chaque jour.’ » La peur de chaque jour, n’est-ce pas ce qui inspire l’angoisse existentielle?

Notes
336.

Jean WAHL, Les Philosophies de l’Existence, op.cit. p. 102

337.

ibid. p. 166

338.

Toutes les opérations du fondu sont en rouge.

339.

Peter COWIE, Ingmar Bergman, op.cit. p.297

340.

Jean WAHL, Les Philosophies de l’Existence, op.cit. p. 103

341.

Régis JOLIVET, op.cit, p. 153