2. « La vieillesse, c’est l’enfer! »

Intimement lié à la mort, le vieillissement procure une angoisse chez certains personnages des films de cette époque. L’apparition du thème du vieillissement dans la troisième période, due probablement à l’âge du cinéaste, souligne une différence essentielle entre les deux univers que nous étudions. Car la mort n’est qu’une transition pour Kierkegaard tandis que pour Bergman elle signifie le néant. Ainsi s’explique la raison pour laquelle la mort est source d’angoisse face à l’existence pour les personnages bergmaniens. Le vieillissement est un signe corporel de l’avancement de l’existence vers le néant. Une détérioration physique de l’existant.

La vieille maison de la mère dans De la Vie des Marionnettes nous offre l’image caractéristique de la vieillesse: ‘« C’est une vieille bâtisse délabrée, et le parc est à l’abandon, lui aussi. Dans une aile, le toit est en si piteux état que l’humidité envahit la maison, à la fonte des neiges. ’»

Il est vrai que cette description nous évoque plutôt l’état d'âme de la mère ou la caducité du monde auquel elle s’attache. Néanmoins elle renvoie clairement à l’image du grand-père dans Face à Face. Représentation de l’état lamentable d’un vieux malade. Le réalisateur lui fait dire: « ‘La vieillesse, c’est l’enfer ’», formule servant de titre au présent chapitre. La sénilité est une souffrance pour cet « ‘éternel remonteur de pendules’ 342 ». Il a peur que la grande pendule s’arrête. Même si l’horloger s’est assuré de son parfait fonctionnement, il craint son interruption et il remonte sans cesse la pendule malgré la réprimande de sa femme. Le grand-père est saisi par l’angoisse de la mort. Le vieillissement constitue la lente avancée vers un point mystérieux et terrible pour le personnage, comme le précise le scénario.

La question de Tim dans De la Vie des Marionnettes révèle un autre aspect du vieillissement. En se regardant dans le miroir, il décrit attentivement la dégradation de son corps due au temps. « ‘Les rides, ce n’est rien. C’est toute cette laideur qui me torture. La peau qui se dessèche, qui devient rugueuse. Ce pli profond autour de la bouche. Les mains sont horribles, les veines, le flétrissement, c’est affreux’. » La laideur physique vieillissante implique, ici, l’état de son âme qui n’arrive pas à suivre le rythme de la dégradation physique. « ‘Je suis pourtant encore un enfant. Je ne comprend rien au temps. Je ferme les yeux et j’ai dix ans, physiquement aussi. Et puis, je les rouvre, je regarde dans la glace et je vois un vieux schnock. Un vieux schnock en culottes courtes’. »

Pour celui dont l’intérieur n’accepte pas le fait de devenir adulte, la vitesse du temps est particulièrement effrayante. Tel est le drame de ce styliste homosexuel ou plutôt des personnages bergmaniens qui sont sensibles à cette question. Le corps va inexorablement vers sa fin et sa décomposition, tandis que l’intérieur demeure comme à l’origine. D’où l’expression d’« ‘enfant grandi trop vite’ », employée par Tomas s’adressant à Jenny dans Face à Face.

L’angoisse causée par le vieillissement domine particulièrement dans Après la Répétition, le dernier film de Bergman. Dans la première partie, l’âge avancé du metteur en scène est présenté comme une richesse artistique reposant sur l’expérience et l’habileté acquise. Cette image bascule avec l’apparition343 d’une ancienne actrice vieillissante. Bergman donne clairement les justifications de son état déplorable: elle est alcoolique, vit dans un hôpital. Mais en réalité l’écoulement du temps en est le véritable responsable.

« ‘Il pleut. Une pluie d’automne’. » Cette réplique d’entrée apporte une certaine morosité dans la pièce. Ensuite, elle essaie vainement de regagner affectivement et professionnellement l’intérêt du metteur en scène. Et elle s’apitoie sur elle-même. ‘« Tu as remarqué que j’ai des fausses dents en haut? Je pourris petit à petit.’ » Elle, effondrée, se regarde dans un miroir qui ne réfléchit même pas son image. Son esprit est brouillé: « ‘Penses-tu que mon instrument soit cassé à tout jamais?’ », demande-t-elle.

Néanmoins, la conscience du vieillissement est ressentie dans la troisième partie du film qui se déroule au présent, après le départ de l’ancienne actrice. Plus exactement, c’est à partir du moment où Anna, jeune actrice, fait des avances à Henrik, le metteur en scène. Il la repousse doucement en lui rappelant son rôle: ‘« Je dois te communiquer mon expérience, te donner identité’. » Mais la vraie raison de son attitude est son l’âge. « ‘Je refuse de jouer dans ton drame de la passion; ce serait ridicule et humiliant. Tu as déjà un père remarquablement compétent. Tu en veux un autre?’ »

« ‘À la veille des répétitions, j’ai perdu une dent du haut. J’en avais des sueurs froides! Vais-je accueillir Anna Egerman avec un trou dans la mâchoire? Elle ne m’écoutera pas tant je la dégoûterai. Un dentiste a eu pitié de moi et a fait un miracle: j’ai retrouvé mon autorité’. » Malgré le respect de soi que le metteur en scène garde soigneusement, l’image de la vieillesse qu’il a n’est pas différente que celle des autres. Une dégradation physique qui fait chavirer toute la dignité de l’existence. ‘« Si j’avais dix ans de moins...’ » Un regret douceâtre s’échappe de cette déclaration.

Dans le plan d’ensemble de la scène, on remarque qu’il ne reste plus que la table de travail, à gauche devant laquelle se tient Henrik, de dos, la tête toujours baissée. Tous les autres éléments du décor ont disparu. Anna est à droite, de profil, les bras croisés sur son sac et son texte. « ‘Tu ne me regardes pas! Regarde-moi!’ » dit la jeune femme.

L’espace est dépouillé de tout, ainsi que leurs pensées. L’imagination a cessé de régner; il n’y a qu’une jeune femme arrivant avec son texte et un vieil homme assis devant son bureau de travail. Entre eux existe une distance infranchissable, et Henrik n’ose pas regarder la jeune femme. Elle se rappelle soudainement la répétition à la radio et Henrik s’assied devant son bureau, de profil, en regardant Anna. Ce qui reste est la réalité de leur existence. ‘« Tu entends les cloches? - Non, je deviens dur d’oreille. ’» La jeune femme s’en va et un plan d’ensemble de la scène représente Henrik seul: « ‘Ce qui me préoccupait le plus, à cet instant, c’était de ne pouvoir entendre les cloches d’église.’ » La passion, les souvenirs, tout est dégagé, et ce qui reste n’est que la réalité de la vieillesse pour Henrik. Une angoisse sourde remplit l’espace défini par le plan d’ensemble.

Le vieillissement n’est pas toujours aussi navrant mais l’angoisse n’en est pas moins pesante. Le personnage de Helena, grand-mère dans Fanny et Alexander en est l’illustration. À la veille de Noël, en attendant l’arrivée de sa famille après la représentation traditionnelle de théâtre, elle veille attentivement aux préparatifs du grand dîner. Elle arrive sur seuil d’une pièce à l’intérieur de laquelle se trouve un grand sapin lourdement chargé de décorations. Les bonnes installent allègrement les cadeaux au pied de l’arbre. En les regardant, Helena devient soudainement mélancolique. Elle se retourne, s’assied sur un fauteuil dans une autre pièce, se sert un verre. Elle soupire, devient songeuse. Les larmes montent brusquement aux yeux, elle sort un mouchoir, le mord.

Au début du film, une bonne a rappelé à Helena que c’était la quarante-cinquième année qu’elles passaient Noël ensemble. Et elle pleure. Plus tard, dans la scène de Helena et d’Isak, nous verrons qu’elle est préoccupée par le vieillissement. Il nous semble que la raison de son sanglot est due à une angoisse subite provoquée par la conscience de l’écoulement du temps. Les décorations joyeuses de la maison contrastent avec son état de conscience.

La fête est finie, tout le monde va se coucher. Au calme, Helena et Isaak, son ancien amant, restent seuls côte à côte sur un canapé. Et elle aborde précisément la question. « ‘L’an dernier, Noël a été une joie pour moi. Cette année, je n’avais qu’une envie, pleurer. C’est probablement que je vieillis. Tu trouves que j’ai vieilli?’ » Isaak lui répond qu’elle a pris de l’âge. « ‘Je m’en doutais. Oui, qu’une envie... pleurer. Bien que ce soit une joie d’avoir mes petits enfants.’ » Ensuite, elle commence à parler de ses enfants et des soucis qu’elle éprouve pour eux.

La seule consolation pour la vieillesse est-elle d’avoir une famille? Pendant qu’elle parle de ses enfants, la tristesse s’est effacée de son visage. Effectivement, la vie pleine de la famille d’Ekdahl fait disparaître cette angoisse chez la vieille dame, bien que le film commence en soulevant la question du vieillissement. Après avoir pleuré dans les bras d’Isaak en se plaignant, elle dit non: « ‘Reprenons-nous. Je vais me laver, me maquiller. La femme éplorée, en manque de tendresse va se transformer en grand-mère sereine. Nous jouons tous un rôle. Certains avec nonchalance, d’autre avec beaucoup de minutie. Je suis de cette race-là. ’» Et elle reprendra même le rôle de l’actrice à la fin du film.

Notes
342.

Joseph MARTY, op.cit. p. 170

343.

Son apparition n’est pas montée comme la suite des événements mais comme un souvenir.